… et des « déficiences » professionnelles

Autant que nous avons pu le vérifier dans les discours récoltés, la critique des honoraires s’accompagne très souvent d’une critique acerbe des compétences professionnelles. Certains porteurs de parts disent avoir été témoins et/ou victimes de négligences techniques et morales de la part des praticiens. Si Anthony Giddens insiste sur le fait que les « défauts de conception » et les « erreurs humaines » sont inhérents aux systèmes abstraits et experts modernes, qu’elles conduisent à des dysfonctionnements quasi inéluctables 562 , les porteurs de parts-clients ne l’entendent pas forcément de cette oreille. Les manquements d’un praticien à son devoir de transparence et d’information sur l’évolution des environnements économiques, juridiques et fiscaux ou sur les contraintes d’une situation donnée, peuvent provoquer une déception, facteur potentiel de défection. La déception peut parfois atteindre son paroxysme si le praticien est un proche ou une personne qui jouit d’une forte image socio-symbolique 563 .

Présentons deux épisodes où la déception entraîne prise de parole et défection et deux autres où elle affleure sans être suivie d’une défection.

  1. Lorsqu’en 1997 Richard et ses associés acquièrent en SCI un terrain situé à Charbonnières pour la construction d’un bâtiment industriel, ils ne sont pas au bout de leur peine. En effet, tout démarre pour le mieux. Ils réussissent à obtenir un prix très alléchant en comparaison des prix pratiqués sur le marché. Cette aubaine attire la curiosité de la DDE qui croit détecter une malversation et une connivence répréhensible entre la mairie et la direction de l’entreprise. Subséquemment, pour éviter toute incursion publique indue, le prix du mètre carré est augmenté, sans que Richard et ses associés soient perdants dans l’histoire. Ceux-ci sont d’ailleurs touchés par l’attitude de la mairie qui les soutient sans réserve dans leurs démarches administratives. Pourtant, dès la signature du compromis de vente, les relations commencent à se dégrader en raison, selon Richard, d’une malveillance des autorités locales relayée par le notaire local. Sans avoir été consultés apriori, les associés découvrent dans le compromis et dans le règlement de copropriété des servitudes qui ne figuraient pas dans l’avant-projet. Entre-temps, la mairie avait en effet, à leur insu, décidé de s’arroger un morceau de terrain du lotissement industriel pour une modification à venir de la voirie. Très en colère, l’équipe dirigeante de l’entreprise vitupère contre une manœuvre conjointe de la mairie et du notaire. De surcroît, Richard se plaint de n’avoir jamais reçu du notaire le double des actes originaux signés et enregistrés. Dénonçant des compromissions, des défaillances caractérisées, et ayant fait en vain le siège de la mairie et de l’étude, Richard obtient gain de cause en justice deux ans plus tard. Nonobstant cette victoire, la confiance est cassée. Lui et ses associés quittent sans regret Charbonnières en 1999 pour s’installer à Ecully, dans un nouveau bâtiment plus grand, tenu par une SCI montée cette fois-ci par un expert-comptable actionnaire de leur SANous sommes ici en présence d’une forme de boycott, au sens où le définit Albert O. HIRSCHMAN, à savoir comme un mixte entre de prise de parole et de défection. Cf.Défection et prise de parole, op. cit., p. 137. La déception ressentie par Richard et ses associés suscite une réévaluation de leurs préférences et un passage à l’acte..
  2. Sylvain, dont nous avons déjà constaté la méfiance, rompu aux confrontations avec les notaires, met l’accent sur une « malfaçon » qui a souvent coûté cher à ses amis et clients. A rebours des notaires, lorsqu’il crée une SCI, il s’attache à bien définir le rôle du gérant. Il lui donne la possibilité statutaire de contracter des emprunts bancaires en cas de besoin. Par expérience, il a souvent vu des gérants revenir bredouilles d’un rendez-vous avec un conseiller bancaire parce que cette prérogative n’était pas rédigée ou était trop évasive. Lui, la souligne plutôt deux fois qu’une. De son point de vue, les notaires agiraient moins par méconnaissance que par cupidité, la mise à jour des statuts étant soumise à une assemblée générale dont le procès-verbal est doublement facturé, par le notaire pour la rédaction et par le Greffe du Tribunal de Commerce pour le dépôt. Plus ou moins directement, il incite ses clients – dont il alimente la déception – à réclamer des comptes au notaire, à s’en détourner et à mobiliser ses compétences moins chères et tout aussi valables.
  3. Mais la déception n’induit pas toujours de telles sanctions. Lorsque Serge hérite des services d’un nouveau notaire, il imagine qu’il sera aussi professionnel que son prédécesseur. Il déchante un peu quand il ne lui propose pas le montage d’une SCI pour la gestion et la location défiscalisée de son chalet dans les Alpes. Il y passe seulement quelques semaines par an et paye une agence immobilière pour qu’elle prospecte, le reste du temps, des locataires. Il perd de l’argent. Toutefois, ses griefs ne l’empêchent pas de faire du notaire le conseiller patrimonial par excellence. Il juge cette carence exceptionnelle – un défaut de communication – qui n’entame en rien son image de l’officier ministériel. Il continuera, par loyauté, à lui demander des avis, en étant cette fois-ci plus prolixe.
  4. Amid aussi a une image idéale du notaire jusqu’au jour où, en 1991, il rachète les parts d’une SCI détenant un immeuble de Caluire. Ce notaire lui avait amicalement conseillé cette opération, lui prétextant une bonne affaire. Mais devant les difficultés qu’il éprouve actuellement pour revendre les parts et devant la crainte d’une forte imposition sur les plus-values immobilières – rappelons qu’il s’agit d’un écueil pour des SCI à petit capital comme la sienne, puisque l’impôt est calculé sur la différence entre la valeur nominale des parts et la valeur réelle du bien (cf.supra, chapitre 6, § 6.2) – le ressort de la confiance s’abîme. Le praticien aurait dû l’alerter sur ce double inconvénient. La méconnaissance ou l’étourderie manifestée n’est pas impardonnable mais s’avère des plus imprévuesCitons derechef Anthony GIDDENS : « La connaissance par les profanes des environnements à risque modernes conduit à la prise de conscience des limites de la compétence spécialisée, et constitue l’un des problèmes de « relations publiques » auxquels sont confrontés ceux qui cherchent à entretenir la confiance des profanes vis-à-vis des systèmes experts. La foi étayant la confiance dans les systèmes experts implique une obstruction de l’ignorance du profane lorsqu’il est confronté au besoin d’un savoir spécialisé ; mais la prise de conscience des zones d’ignorance auxquelles sont confrontés les experts en tant que praticiens individuels, et au niveau des pans entiers de la connaissance, peut affaiblir ou saper la foi des gens ordinaires. Les spécialistes prennent souvent des risques « au nom » de leurs clients profanes en dissimulant ou en éludant la vraie nature de ces risques, ou même leur existence. Il est une chose plus grave que la découverte par le profane de ce type de dissimulation : la prise de conscience du fait que le spécialiste ne s’aperçoit pas de l’importance d’un ensemble de dangers, et des risques associés. Dans ce cas en effet, il ne s’agit plus des limites ou des « blancs » du savoir des spécialistes, mais d’une insuffisance compromettant l’idée même de spécialité ». Cf.Les conséquences de la modernité, op. cit., p. 137-138.. Sa déception ne le conduit pourtant pas à se séparer du notaire dans la mesure où il lui a promis un heureux dénouement. Par sa réponse, le notaire en appelle implicitement à l’indulgence d’Amid, celui-ci ayant réussi à se faire en entendre, à le « remettre sur les rails », et lui laissant une dernière chance.
Notes
562.

Cf. Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, op. cit., p. 157 sq. A l’inverse des défauts de conception, il pense que les erreurs humaines sont inévitables. Il ajoute qu’une bonne conception et que de la rigueur peuvent réduire ce risque.

563.

C’est le cas du notaire. Jean-Paul POISSON note que « la déception et la fureur sont très grandes quand la défaillance intellectuelle et morale du notaire entache ou ruine ces fondements, même symboliquement ». Cf. Etudes notariales, op. cit., p. 9.