Réduire la distance avec les spécialistes institués

Prendre ses distances, aussitôt ou au fur et à mesure, tel est donc le mot d’ordre de ces porteurs de parts insatisfaits, voire déçus. Car la déception vis-à-vis autrui confine souvent à une déception vis-à-vis de soi-même 566 . Par-delà les déficiences constatées et condamnées, ils s’en veulent de s’être laissé prendre au piège ou d’avoir manqué de discernement.

Pour autant, la majorité des porteurs des parts voyage rarement seule. Quel que soit son niveau d’intervention, le praticien, armé de son autorité, ne se trouve jamais très loin. Il conseille, il assiste, il socialise, il recolle les morceaux le cas échéant. De ce fait, lorsqu’ils ne peuvent pas tout à fait prendre leurs distances, d’aucuns essayent de réduire la distance sociale qui les isole des ces experts peu ou prou réputés et détenteurs d’un précieux savoir. L’autorité peut susciter des frustrations ou un complexe d’infériorité qui mettent à mal un certain culte de la liberté individuelle. Pour déjouer d’éventuelles afflictions, rester lucide, il est des porteurs de parts qui bousculent les compétences des praticiens, manient la provocation et/ou acquièrent des connaissances « encyclopédiques » sur la SCI.

« Certains en savent parfois plus que nous » déclare même un avocat d’affaires [PRAT 13], conscient que parmi ses clients existent des personnes très calées dans un domaine que les médias n’ont cessé de vulgariser depuis plus d’une décennie. Il remarque que leur timidité et le respect qu’ils leur vouaient auparavant s’amenuisent ; il n’en observe pas moins la présence d’« échelles d’ouverture et d’instruction », tous les clients n’étant pas, loin s’en faut, égaux devant la diffusion et l’absorption des flots d’informations juridico-économiques. Cet avocat met ainsi en lumière, de façon attentive et synthétique, un processus fondamental, résonance de l’hypothèse centrale de notre travail : la proto-professionnalisation 567 des clients. Les plus avisés, les plus informés passent du statut de profane à celui d’amateur éclairé, sachant que quelques uns sont de véritables « collectionneurs » de SCI.

Etienne est de ceux-là. En dépit de l’interférence de plusieurs vecteurs socialisateurs (contacts humains, lectures, participation à des colloques), il se présente comme un autodidacte qui, lors de ses rencontres avec des praticiens chevronnés, se plaît à faire étalage de ses connaissances théoriques. Il se targue de connaître la SCI « jusqu’au bout des doigts ». Chaque rendez-vous avec son notaire lui donne l’occasion de comparer son savoir. Précisément, il pense en apprendre plus au notaire qu’il en apprend lui-même en retour. Arrogance d’un client sans bagage scolaire ou indice de la quête néo-identitaire d’un ancien patron devenu rentier ? La question reste posée. Sa soif d’apprendre se caractérise par l’abonnement à des magasines financiers, juridiques et patrimoniaux dont il tient régulièrement une revue de presse ; elle le conduit ainsi à tester la soi-disant compétence de son notaire, sa supposée attention aux évolutions du droit et de la fiscalité. Il aspire à être reconnu comme un expert par un expert officiel.

Pour Solange et Rémi, respectivement gérant de 3 et de 7 SCI, cette réduction de la distance se traduit par l’emploi de statuts-types :

‘« C’est en voyant qu’il me ressortait toujours les même trucs que je me suis dit : « Je peux faire la même chose et pour moins cher ». Donc j’ai tout simplement pompé ce qu’il faisait. Je ne sais pas s’il a des droits d’auteur mais enfin, vu que chaque fois je lui montre, il doit bien voir que c’est les statuts qu’il m’a sortis (rires). D’ailleurs, il me dit qu’ils sont toujours très bien faits […] »
[Rémi, PDP 21]’ ‘Q – Les statuts que vous utilisez, ce sont des statuts-types je suppose ?
« Oui, mais je les ai améliorés. J’ai rajouté des trucs parce que, ici, les notaires avait fait des statuts mais il fallait voir ce que c’était ! Je les blinde, au cas où ça se passe mal. Bon si ça se passe avec mes enfants, je prends des statuts ordinaires. Il n’y a pas besoin d’en mettre des pages et des pages »
R – Oui mais on entend les juristes dire qu’il y a des risques à monter des statuts sous seing privé ?
« Mais c’est fait par des juristes les statuts ! Moi j’ai vu ce qu’avaient mis des notaires… ou plutôt ce qu’ils n’avaient pas mis. Il y a des choses qu'ils omettent […] Ça justifie leurs honoraires. Les hommes de droit, je les connais très bien. Je les pratique depuis longtemps et j’ai mon idée là-dessus (rires) »
[Solange, PDP 32]’

L’un comme l’autre, cum grano salis, s’interrogent sur la propriété intellectuelle des statuts de SCI. La ré-appropriation, le remodelage, l’amélioration de l’écrit notarial incarnent la proto-professionnalisation décrite. Ils leur permettent également de distinguer ce que, à la suite d’Alfred Schütz, nous pouvons nommer une « connaissance par présentation » et une « connaissance sur » 568 . En faisant l’expérience de la SCI, ils s’imaginent bien la connaître tandis que le notaire s’en tiendrait à une doctrine juridique réifiée. Curieuse permutation des rôles 569 ! Eux seuls seraient pragmatiques. Si Rémi est devenu rédacteur, c’est en partie à cause du « rabâchage » rédactionnel du praticien. D’ailleurs, il ironise sur le fait que le notaire valide sans s’en apercevoir le plagiat des statuts qu’il a lui-même rédigés en son temps. Cette indifférence, ou cette « amnésie », conforte donc son choix et alimente la disqualification. Solange, elle, ne voit pas pourquoi elle se priverait de statuts-types, surtout qu’elle fréquente depuis longtemps les notaires et qu’elle a déjà eu à pâtir d’omissions, de défauts de conception rédactionnels. Son inventivité ne fléchit pas pour autant. En quelques années, pour ses patrons, des amis et elle-même, elle a monté près d’une vingtaine de SCI, en prenant bien soin de remplir les blancs des statuts après avoir exploré les projets et situations de chacun. Elle a souvent indexé sa pratique au contenu d’ouvrages spécialisés, la faisant devenir une spécialiste complète des montages, rédigeant les statuts, effectuant les démarches administratives, organisant les assemblées et établissant les bilans, très sollicitée par son entourage.

En fin de compte, nous pouvons dire que les tensions vécues aux points d’accès ébranlent la confiance et la fiabilité mais paraissent formatrices. La familiarisation est séquentielle. Des honoraires jugés prohibitifs, une réputation galvaudée, des lacunes rédactionnelles récurrentes, etc., conduisent à une auto-responsabilisation. Celle-ci réussit d’autant mieux que les proto-professionnels de la SCI tirent profit, comme Robert, d’un parcours professionnel et scolaire riche :

‘« […] Autant la première SCI je n’ai rien vu, la deuxième j’ai commencé à comprendre et la troisième j’ai tout compris. Je suis ingénieur de formation avec une école de commerce derrière, donc je ne suis pas tout à fait idiot au point de vue finances. Tous les gens que j’ai rencontrés, que ça soit des notaires, des banquiers, des conseils juridiques, des conseillers fiscaux, ils ne voient tous que leur petit profit. Votre problème à vous, ils ne le comprennent pas. Par contre, ils savent très bien ce qu’ils vont pouvoir vous soutirer. Soyons brutal ! (rires) »
[Robert, PDP 12]’
Notes
566.

Cf. Albert O. HIRSCHMAN, Bonheur privé, action publique, op. cit., p. 78. Pour l’auteur, ce retournement de la déception est caractéristique des services impliquant une certaine dose de collaboration personnelle, comme l’éducation ou les services dispensés par des professions libérales.

567.

Nous empruntons le concept à Jean-Yves TREPOS, La sociologie de l’expertise, op. cit., p. 28

568.

Cf. Alfred SCHÜTZ, Le chercheur et le quotidien, op. cit., p. 21.

569.

Inversion qui contraste avec l’une des premières assertions de ce chapitre, à savoir que la rationalité des praticiens est à la fois empirique et a priori. Cf. supra, § 9.1, sur le dégrisement et le souci maïeuticien.