Pour clore cette section et ce chapitre, nous voudrions attirer l’attention sur une dernière facette du problème. Les avantages ou les chances que les porteurs de parts-clients retirent de la relation fiduciaire peuvent quelquefois faire les frais de contrariétés et d’anxiétés ou bien du jeu des idiosyncrasies et des bonnes raisons d’agir individuelles, ces deux ordres se recouvrant très souvent. Le tempérament de certains enquêtés peut déteindre sur leurs décisions et moduler le cours de la relation nouée avec les praticiens. Donnons trois exemples aussi insolites que concrets.
Tout d’abord, reprenons le cas d’Etienne. Nous avons dit supra que son notaire avait l’habitude ou le réflexe de pourvoir à ses projets patrimoniaux sociétaires par l’emploi de statuts-types. A première vue, Etienne y a toujours trouvé son compte s’il nous en jugeons par sa fidélité à l’étude. Toutefois, l’entretien lui donne le loisir d’être plus réflexif face à cette pratique controversée. Plus exactement, il fait montre d’une déception paradoxale. Le fait que son notaire ne lui pose pas trop de questions et se plie à ses volontés sans broncher le satisfait et l’agace. Il se demande pourquoi ce professionnel reconnu n’a finalement pas fourni plus d’efforts ou n’a pas davantage engagé sa matière grise. Il s’interroge sur le fond de sa probité et suggère que son « indolence » est incompatible avec sa responsabilité professionnelle. Et si une complication survenait ? C’est d’ailleurs ainsi qu’avec du recul il analyse sa défection passagère de 1995, date à laquelle il s’est dirigé vers un cabinet juridique lyonnais pour la réalisation d’un autre montage. Ce n’est que la critique a posteriori du mode de financement proposé par le cabinet qui le ramène quelques mois plus tard vers son notaire (cf. supra, chapitre 6, § 6.2, sur le recours à l’emprunt) et à des montages plus « tranquilles » 570 . Ce que cache aussi cette digression relationnelle, c’est un manque d’intercompréhension. A aucun moment le notaire n’a semble-t-il devancé un possible retournement de l’attitude d’Etienne. Ce n’est pas parce qu’il était habitué à la sécurité qu’il ne pouvait pas prendre un jour, par jeu, plus de risques et reformuler certaines clauses statutaires. Nous dirons que les conduites et les stratégies, conscientes et inconscientes, d’acquiescement peuvent induire des effets émergents et pervers. Le cas d’Etienne tend à montrer qu’une trop grande connaissance a priori du client peut parfois nuire au conseil
Avec Jean-Claude, ensuite, nous sortons de cette dimension où les équivoques dominent pour entrer dans une autre où la défiance l’emporte clairement :
‘« La gestion est tellement simple que je fait tout. Simplement je fais la comptabilité, je fais les factures… il n’y a pas grand chose. Et puis je prépare les comptes que je fais avaliser par un expert-comptable. D’ailleurs, l’expert-comptable re-mouline mes comptes dans sa bécane pour tirer un bilan et un compte de résultat en règle. Ça coûte 2 000 balles pour tout remettre en forme »En regardant de près l’articulation de son raisonnement, nous notons que c’est son angoisse de la séparation patrimoniale qui crée les conditions d’une défiance généralisée. La querelle qui l’a opposé à l’ancien expert-comptable de sa SCI et de sa SA, au sujet de la confection des bilans – et la rancœur et la rancune qui s’en sont suivies –, lui a permis de réviser son approche de la délégation gestionnaire et de renforcer son jugement sur la segmentation. Partant du principe que vie patrimoniale privée et vie patrimoniale professionnelle s’accordent mal, il sollicite désormais deux experts-comptables différents pour la SCI et pour la SA. Cela lui coûte un peu plus d’argent mais il est rassuré. Il anticipe ainsi de futurs déboires humains et matériels et repousse une immixtion de l’Administration fiscale. Là encore, il pose des barrières à une trop grande interconnaissance ou complicité. En s’occupant des deux sociétés à la fois, l’expert-comptable perdrait de sa neutralité.
Enfin, la déception et la défiance ne sont pas l’unique apanage des porteurs de parts-clients. Des praticiens peuvent les expérimenter face à la « candeur » de certains clients :
‘« […] En tant qu’expert-comptable, quand on est au départ du montage, il est important d’être prudent. C’est vrai que le client n’a qu’une envie, c’est que le loyer couvre la totalité de l’emprunt. Mais quand on lui dit que fiscalement c’est pas possible et qu’économiquement parlant c’est pas possible non plus, parce que le loyer ne devait pas dépasser entre 10 et 12% de la valeur du bien, il fallait pas que ça soit plus cher, c’est sûr. Alors maintenant qu’il y ait des clients qui disent « Je veux pas savoir, je prends le risque », c’est leur problème (dépit) ! On les a prévenus… »Par cette illustration pratique de la sur-évaluation des loyers 571 , le praticien met en évidence une inadéquation des rationalités individuelles. L’idéologie fiscale qui agite quelques clients relève, même s’il ne le dit pas en ces termes, d’une « naïveté » qu’il a du mal à accepter (cf. aussi supra, § 9.1). Un client peut vouloir monter une SCI à cette fin alors que le praticien le met en garde. Contre vents et marées, le client peut se montrer insistant et dédaigner des avertissements de son conseiller. Un déséquilibre relationnel apparaît alors. Par sa fermeté, le client sort du champ de la rationalité instrumentale. Sa « naïveté » se meut en rationalité subjective ; c’est elle qui prend le dessus et qui heurte les principes d’un praticien las de tels agissements. Il l’aura prévenu mais ses raisons et ses croyances sont plus fortes. Ici, nous nous éloignons des incuries professionnelles précitées. Le client croit que sa résolution lui rapportera et que le praticien agréera le montage et son idée. S’il applique sa déontologie à la lettre et croit en ses préceptes, sa défection morale peut dériver sur une rupture ou une défection contractuelle. Nous sommes non seulement confronté à une opposition entre représentations sociales/individuelles et rationalité objective ou formelle, mais aussi à un choc des univers de croyances.
Cf. supra, note de bas de page n° 514.
Nous pourrions aussi évoquer les cas de sous-évaluation locative.