Chapitre 10. Génèse et modalités de l’organisation socio-juridique des groupes d’associés. « casting », intégration et solidarités

« Connaître les hommes c’est encore peu de choses, l’essentiel est de plonger le regard dans les relations humaines. Celles-ci aussi pratiquent l’hypocrisie, la dissimulation, et se ferment jusqu’à devenir impénétrables. Et même l’individu pris isolément, tu ne le connaîtras pleinement que lorsque tu seras en mesure de le voir dans ses diverses relations »
Arthur Schnitzler, Relations et solitudes

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir »
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social

La SCI ne se résume pas qu’à cette technique plus ou moins sophistiquée de gestion, protection et valorisation d’un patrimoine immobilier, que nous avons, pour l’essentiel, examinée dans la seconde partie. A travers les commentaires qu’en proposent le droit, les praticiens et certains porteurs de parts avisés, elle apparaît également comme une technique d’organisation ou de gestion des relations entre des associés ou des partenaires. Il s’agit, redisons-le une nouvelle fois, d’associés ou de partenaires censés œuvrer à un projet patrimonial commun, en quête d’une solution efficace pour répondre à des objectifs économiques donnés sans se sentir lésés sur un plan individuel. Théoriquement, ils sont éperonnés par ces fameux principes d’affectio societatis et d’intuitu personae (cf. supra, chapitre 1, § 1.5). En substance, c’est de ceci – i.e. de la structuration des relations socio-patrimoniales, autre grande propriété objective de l’outil – dont il sera question ici.

Les deux idées qui se dégagent alors sont d’abord celle d’une liaison intime entre organisation matérielle et organisation relationnelle et, ensuite, celle de l’identification conjuguée des associés sociétaires à des sujets de droit, de calcul et groupaux ou sociaux 573 . En l’état, nous nous trouvons face à un point de rencontre (de passage ?) et de débat entre le droit et la sociologie ; une comparaison raisonnée et contextualisée de leurs visions respectives sur les problèmes de l’intégration, de la solidarité ou de la coopération, bref sur ceux, s’il nous réemployons un vocabulaire wébérien, de la communalisation et de la sociation.

Comme nous l’avons admis très tôt dans ce travail, en mettant en perspective les points de vue de la doctrine juridique et de l’analyse stratégique (cf. supra, introduction), l’outil sociétaire revêt l’allure d’un construit d’action collective. Grâce aux statuts écrits – dosage équilibré d’articles de droits impératifs et de clauses particulières et facultatives –, le projet sociétaire débouche sur la conception de relations contractuelles « artificielles » mais néanmoins formelles. Les associés découvrent à cette occasion un ensemble de règles peu ou prou inédites dont la teneur peut soit fortifier, soit infléchir leur droit ordinaire 574 , à savoir le corps des règles infra-juridiques, « sous-contractuelles », coutumières et morales qu’ils ont l’habitude de mobiliser pour s’organiser. L’idée vaut d’ailleurs davantage, nous semble-t-il, pour des groupes familiaux et amicaux – ce qui ne signifie pas que le droit légal en général paraisse à certains de leurs membres si « exotique » que cela 575  – que pour des groupes professionnels de partenaires d’affaires dont l’application de l’ingénierie sociétaire n’en en soi rien de vraiment original – ce qui n’exclut pas bien entendu que dans ces groupes morales et traditions n’aient pas droit de cité.

Qu’ils soient rédigés par les praticiens ou bien par les porteurs de parts en personne, les statuts de SCI légalisent toujours, directement ou non, une ou plusieurs ligne(s) de conduite stratégique(s) : une transmission anticipée, une socialisation juridico-économique, une protection en cas de coup dur ou de caprice du destin, la rétribution calculée de contributions financières et humaines, le maintien d’une cohésion ou d’une différenciation sociale, etc. 576 . A cet égard, les porteurs de parts les plus influents peuvent jouir, selon leur bon vouloir, de la liberté que leur consent le droit objectif de parsemer le contrat de société de clauses à leur avantage et, de fait, de « modeler » des comportements. Aussi, par exemple, bénéficient-ils d’importantes marges de manœuvre pour donner à leurs pratiques et représentations de la solidarité, de la justice et de la réciprocité un cadre juridique difficilement réfutable. Par conséquent, les statuts organisent l’existence de la SCI et du groupe utilisateur ; de nombreux domaines sont réservés à la liberté contractuelle : la stabilité du gérant, la définition de ses prérogatives, le contrôle de la distribution des parts et les obligations politico-économiques des associés, l’instauration de droits de vote et de modes de prise de décision spécifiques, le devenir des biens lors de la dissolution de la SCI, etc. 577 . Nous pouvons de la sorte avoir affaire à l’institution de solidarités totales ou relatives, si ce n’est à des insolidarités, à des accommodements ponctuels – au sein des groupes familiaux surtout – de l’idéal égalitaire en vigueur dans nos sociétés modernes 578 . A ceux qui voient dans la solidarité et le don des moments et des relations peu utilitaires 579 , nous répondons, et l’étude de certains contextes et configurations sociétaires s’y prête, qu’il existe aussi des solidarités et des dons judicieux, pour reprendre une belle expression d’Aristote 580 .

L’évocation d’une telle organisation rationnelle-légale nous invite à pénétrer plus avant les processus contractuels – ou l’entrée dans le contrat. Pour un sociologue comme Michel Crozier, il s’agit de processus complexes car « [d’une] part, ils impliquent toujours la reconnaissance de relations de pouvoir et de dépendance, et des contraintes qui en découlent ; d’autre part, leur dynamique propre peut être telle que les parties concernées en souffrent » 581 . Laissons de côté pour l’instant la deuxième prémisse, qui sera développée dans le dernier chapitre. Pour ce qui concerne la première, nous pensons en effet que la liberté statutaire profite toujours à une ou deux personnes, qui, en outre, s’arrogent la gérance sociétaire. Elles sont à la base du projet et tiennent à ce que le droit homologue leur position centrale. La maturation du projet et la réalisation de la stratégie imaginée ne sont pas forcément communes, ni encore moins collectives (cf. supra, chapitre 2, § 2.3, sur l’illusion contractuelle et la fiction collective). Ce faisant, nous présumons qu’un certain nombre d’individus peuvent être intégrés au projet sociétaire sans rien demander, par contrainte, « manipulation » affective ou « par soumission imposée ou consentie des volontés « partielles » des participants à la volonté et aux objectifs de l’ensemble » 582  – ou présumés de l’ensemble. Dans ces conditions, il n’y a pas véritablement de contrat, au sens de négociation. A partir du moment où les statuts sont signés, le droit suppose et consacre le consentement mutuel. A première vue, la plupart des SCI familiales en fourniraient la preuve tangible tandis que les SCI partenariales, elles, s’adosseraient mieux au socle transactionnel.

C’est pourquoi il semble important de recruter des cocontractants sans histoires. Un bon casting engage en partie le succès de la stratégie escomptée, à plus forte raison parce que l’associé est avant tout un individu dont les actions ou inactions sont diversement affectées par la répartition du pouvoir et la structure des rapports de dépendance et des tensions à l’œuvre dans son groupe, par l’atmosphère qui le traverse 583 .

En prenant appui sur le fait qu’il existe des trajectoires, des cultures et des vécus contractuels spécifiques – constitutifs eux aussi de l’identité et de la carrière des porteurs de parts –, et en essayant de démêler la part de l’individuel et du collectif dans les pratiques patrimoniales sociétaires, notre propos visera donc en premier lieu à rendre raison du recrutement et des adhésions sociétaires ainsi que des traductions normatives des conduites solidaristes. Il s’agira entre autres choses de mettre au jour des logiques et des jeux arithmétiques, différents selon les situations ou les montages, et de voir au final comment se répartissent les rôles dans ces groupes de petite taille. Partant, nous tenterons de réconcilier les dimensions fonctionnelle et interactionnelle de l’action [§ 10.1]. En second lieu, afin de tester notre hypothèse sur l’illusion contractuelle et la fiction collective, nous considérerons les conditions de l’exercice du pouvoir sociétaire et le ou les sens d’être gérant. Nous tâcherons de montrer qu’une autorité ou un pouvoir socio-symbolique gagne à être reconnu par le droit, surtout en matière patrimoniale, et que l’engagement ou non de négociations s’explique par aussi bien par les histoires individuelles et groupales que par les contingences d’une situation [§ 10.2]. Enfin, en troisième lieu, nous essaierons de démontrer que la dévolution patrimoniale est à la fois matérielle, axiologique et politique, qu’elle se cristallise dans de petits programmes éducatifs ou de responsabilisation et que sa juridicisation donne parfois lieu à quelques expériences innovantes. La dévolution est dotée d’une dimension socio-normative, intégratrice et/ou différenciatrice, sur laquelle ne droit ne fait pas l’impasse [§ 10.3].

Notes
573.

Observant les liens familiaux intergénérationnels, Francis GODARD en conclut qu’il existe trois types de sujets familiaux : le sujet de la lignée, le sujet de droit et le sujet calculateur. Il ajoute avec à-propos que ces trois conceptions du lien familial renvoient à trois concepts spécifiques de la famille : la communauté de base, le micro-état et l’association corporatiste d’intérêts, et que chaque famille combine à sa manière ces trois registres. Cf. La famille, affaire de générations, op. cit., p. 9 et 39. Pour les SCI familiales, cette triple identification s’avère relativement pertinente, notamment lorsqu’un héritage est au cœur du montage. Elle l’est aussi, mutatis mutandis, pour les SCI amicales et partenariales puisque ses associés sont des sujets de droit, de calcul et les représentants d’une communauté affective, professionnelle ou d’affaires.

574.

Nous empruntons cette expression à Patrick PHARO. Cf. « Le droit ordinaire comme morale ou commerce civil », op. cit. S’inspirant de l’ethnométhodologie et de l’approche compréhensive wébérienne, l’auteur désigne par là « la régulation morale du commerce civil » et « la dimension proprement normative de la compréhension pratique », c’est-à-dire un ensemble de normes sociales à valeur déontique, plus ou moins indépendantes des normes juridiques légales. Il déclare de plus que « [les] normes de l’action sociale peuvent s’appuyer sur des règles formelles pour faire valoir leur prétention à la validité mais n’y sont pas réductibles ». Nous renvoyons le lecteur à l’énoncé de notre hypothèse sur le pluralisme juridique ou l’internormativité, cf. supra, chapitre 2, § 2.3. Au passage, rappelons que nous avons déjà traité une partie de cette question dans le chapitre 7, consacré aux pratiques et représentations du protocole sociétaire.

575.

A ce stade, nous reprenons à notre compte les propositions durkheimienne et maussienne selon lesquelles les relations domestiques et familiales ne sont pas seulement affectives mais aussi juridiques et contractuelles. L’appartenance à une communauté symbolique de croyances et de sentiments se double d’une appartenance à une organisation juridique, chacun des membres ayant les uns envers les autres des droits et des devoirs définis. Marcel MAUSS évoque à ce sujet l’exemple des relations matrimoniales. Cf. Essai de sociologie, op. cit., p. 12.

576.

Dans une certaine mesure, les statuts légalisent et légitiment en même temps. Dans une autre, ils légalisent sans tout à fait induire une légitimation, ce qui, comme nous le verrons dans le dernier chapitre, peut produire des troubles et des crises socio-juridiques plus ou moins latentes.

577.

Cf. Le Particulier, « Les sociétés civiles immobilières », op. cit., p. 57 sq. L’auteur de ce dossier insiste sur l’importance des clauses statutaires et met en garde contre l’utilisation inconsidérée des statuts-types, qui, selon elle, sont plus ou moins bien adaptés aux situations. Indirectement, elle rejoint le parti des praticiens qui critiquent les effets de cette liberté. S’ils s’en prennent à cette pratique, c’est non seulement parce qu’elle contrevient, comme nous l’avons montré dans les deux précédents chapitres, à leur morale professionnelle (pécuniaire et pédagogique), mais aussi, pour certains, à leur respect de l’essence même de l’objet sociétaire.

578.

Cf. Jean KELLERHALS, Jacques COENEN-HUTHER et Marianne MODAK, Figures de l’équité. La construction des normes de justice dans les groupes, op. cit., p. 13. Ces trois auteurs signalent donc que le sentiment de justice est de nature stratégique et qu’il sous-tend souvent une « évaluation objective des mérites de chacun ». Ils rajoutent de surcroît – p. 16 – que « toutes les décisions de justice sont pétries d’idéologie » et qu’elles sont orientées vers des finalités précises.

579.

Cf. Jacques T. GODBOUT, L’esprit du don, op. cit., p. 142 : « Le don échappe à l’application du rapport moyens/fins, se détache de l’anticipation, du calcul, des théories de l’action et de l’intentionnalité ».

580.

Cf. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Paris, GF-Flammarion, 1992 (1965), p. 106 sq. Caractérisant l’homme généreux par excellence, le don judicieux consiste à donner la quantité convenable au moment opportun. Quoi de mieux qu’une SCI familiale, démembrée ou non, pour illustrer cette attitude, a fortiori quand la fiscalité est perçue comme un poids ?

581.

Cf. Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, op. cit., p. 22.

582.

Ibid. Les auteurs affirment que, dans les faits, toute situation sociale oscille entre la contrainte et le contrat. La distinction est idéale-typique ; il n’y a jamais totalement de situation pure où l’une des deux modalités l’emporte totalement. Cf. note de bas de page, p. 22.

583.

Bien que nous partions des théories de l’action, nous ne sommes pas si éloigné que cela des propositions structuralistes de Norbert ELIAS. La plupart de ses travaux majeurs portent sur l’interdépendance, la coercition et les formes structurales de la cohésion sociale – l’influence des structures sociales sur les structures psychiques. Pour un exposé théorique du poids parfois inhibiteur des structures sociales, cf. notamment La société des individus, Paris, Fayard, 1991 (1939) ou La dynamique de l’Occident, op. cit., « De la contrainte sociale à l’autocontrainte », p. 181-202.