10.1 Recrutement, répartition capitalistique et attribution des tâches

A plusieurs endroits de ce travail, selon des angles d’approche différents, nous nous sommes évertué à établir que les SCI étaient en règle générale des petits groupes dont la raison d’être et l’efficacité résidaient en partie dans une certaine limitation numérique (cf. supra, chapitre 5, § 5.3) 584 . Nous avons tenté, à ce sujet, de percer la dimension sociologique du concept juridique d’intuitu personae, selon lequel toute entreprise sociétaire ne réussit vraiment, dans l’esprit, voire dans les faits, que si les associés réunis sont peu nombreux et liés par la confiance. Nous allons poursuivre dans cette voie en invoquant, une fois n’est pas coutume, les réflexions de Georg Simmel sur la détermination quantitative du groupe 585 . Si nous restituons correctement sa pensée, les petits groupes se caractérisent, ceteris paribus, par des « attitudes plus radicales et plus résolues ». Ils se distinguent des groupes de plus grande envergure par une stabilité numérique, symbole de la relation qui unit leurs membres. Corrélée à l’objet concret de la collaboration interpersonnelle, cette stabilité contribue aussi à faire du groupe une entité objective ou à part. Un projet patrimonial donné constitue en l’occurrence une affaire distincte de la personnalité de chacun des membres du groupe ; il a son existence propre et chaque associé doit a priori se plier à cette exigence.

De ce fait, et en cela nous suivons toujours les propositions quelque peu anthropologiques de Georg Simmel, le principe numérique à l’œuvre survient comme une sorte de « substitut au principe du clan ». En d’autres termes, une SCI peut regrouper des membres appartenant à un même lignage et défendant un héritage matériel et/ou symbolique commun 586 . Elle peut également s’articuler au-delà du strict cadre des filiations patri et matrilinéaires autour de conjoints, d’amis ou de partenaires professionnels d’affaires. Ainsi, la notion de clan s’élargit au point d’être comprise comme l’incarnation d’un groupe plus ou moins fermé dont les membres ont un destin, des trajectoires et/ou des intérêts communs. Leur filiation n’est plus seulement familiale ou quasi familiale – comme dans certains groupes d’amis – mais aussi, souvent, doctrinale, professionnelle et utilitaire. Les fondateurs ou les représentants du groupe, naturels ou élus, se trouvent alors confrontés à la question cruciale de savoir qui convier et ne pas convier, à quel moment, pour impulser le projet et lui donner, après coup, forme juridique.

L’émergence d’une entité objective, juridiquement autonome, est le signe d’un « radicalisme sociologique » puisque les associés sociétaires sont supposés s’abandonner à la tendance collective 587 . Toutefois, le radicalisme et la résolution ne se limitent pas à ce symptôme. Notre travail sur les archives du RCS nous a en effet permis de relever la présence de déséquilibres capitalistiques plus ou moins marquants. Nous nous sommes du coup demandé en quoi des répartitions capitalistiques égalitaires ou inégalitaires pouvaient nous aider à faire la lumière sur des situations d’égalité ou d’inégalité sociale. Simultanément, les entretiens nous ont servi, quand ce fut possible, à compléter et à graduer le jeu de ces positions objectives. Si pour des praticiens, la SCI favorise « une clarification des apports financiers » [Notaire, PRAT 1], et donc, par extension, des rôles effectifs, nous avons pu découvrir que chez certains porteurs de parts une situation d’inégalité capitalistique n’induisait pas mécaniquement la subjectivation d’une inégalité sociale. A côté de cet aspect, nous pouvons également avancer que le radicalisme des petits groupes s’exprime dans des pratiques de recrutement qui confinent parfois à l’enrôlement, certains associés adhérant au projet sociétaire moins par choix personnel – du moins au départ – que « suggestionnés » par les convictions fortes de son inspirateur ou ses impérieux besoins. Entrons dans le détail de l’enquête pour y voir un peu plus clair.

Notes
584.

Rappelons que 89 des 109 SCI du corpus comportent moins de 6 associés, soit 81,7% (cf. Tableau 36).

585.

Cf. Georg SIMMEL, Sociologie, op. cit., chapitre 2, p. 81-159.

586.

Le respect du chemin tracé par des ascendants ou des ancêtres, comme dans le cas de Robert (cf. supra, chapitre 7, § 7.2).

587.

Sur cette notion de radicalisme, cf. Georg SIMMEL, ibid., p. 87.