Dans le chapitre précédent (cf. supra, § 9.1), nous avons mis en relief l’influence de nombre de praticiens dans la formation des structures sociétaires et dans l’évolution des carrières socio-patrimoniales. Lorsqu’ils s’occupent de montages familiaux, la plupart d’entre eux prêche pour une inégalité capitalistique et politique au profit d’un père de famille ou d’un couple parental. Les enfants entrent dans le tour de table mais leur participation reste bien souvent virtuelle, que cela soit sur un plan économique et/ou politique ; leur intéressement ne grandit que dans le temps, le jour où les parents décident de passer réellement la main. Nous avons d’ailleurs parlé de montages « monarchiques » pour identifier ce type d’attitude et de logique, l’intégration ou l’incorporation s’opérant de manière progressive. Fruit du défrichage des archives sociétaires, le graphique ci-dessous [Graphique 14] brosse assez bien cette inclination monarchique et inégalitaire des montages des porteurs de parts enquêtés, notamment si nous gardons en mémoire que plus d’un sur deux – 54,1% exactement – regroupe des éléments familiaux (cf. supra, Tableau 37).
Quelle que soit leur destination, 65,1% des SCI du corpus se signalent par un fractionnement inégalitaire du capital (71/109). Que cache cette réalité ? Tout dépend à vrai dire du ou des objectifs patrimoniaux que souhaitent atteindre les instigateurs des montages, de leurs investissements financiers corrélatifs et de leur « programme politique ». De prime abord, l’inégalité capitalistique peut être entrevue comme l’indice de :
Cette description décante la dynamique causale d’une répartition inégalitaire du capital sociétaire. Or elle ne suffit pas pour la bonne et simple raison que l’inégalité admet des degrés qui dépendent des situations et des stratégies. La description mérite d’être affinée. Plus exactement, il faut discerner dans cet ensemble des montages que nous pourrions qualifier d’hypo-inégalitaires,ou d’inégalitaires simples, et des montages hyper-inégalitaires. Les premiers ne représentent que 15,5% des montages inégalitaires (11/71), laissant ainsi le champ libre à des pratiques hégémoniques et discrétionnaires qui seront évoquées dans la section suivante. Pour être plus précis, nous définirons un montage d’hyper-inégalitaire lorsque l’un ou deux de ses membres détiennent au moins ¾ du capital et, donc, des droits de vote. A l’intérieur de notre corpus, nous citerons volontiers Roland et son épouse (75/25), Martine, ses enfants et son époux (10/100/100/790), Robert et sa tante (100/5 000), Didier et son épouse (2/98), Etienne et ses enfants (96/2/2), Hélène et ses deux filles (380/10/10) ou encore le fils et la bru de Sylvain (95/5). A l’inverse, un montage sera désigné comme hypo-inégalitaire à l’aune d’une ventilation assez équilibrée des parts, quand bien même un ou deux associés s’échappent. Marie, son défunt fils et le couple de sa fille Christine (448/440/400), Béatrice, son mari et sa fille (150/150/100), Laurent, son épouse et leur fils cadet (3 000/3 000/4 000) ou Solange et ses 3 enfants (15/15/10/10) en sont de bonnes illustrations.
Alors que l’hypo-inégalité dénote d’un resserrement des positions, l’hyper-inégalité répercute, elle, sans détour, une personnalisation projective, même si la socialisation juridico-financière et la transmission patrimoniale anticipée sont sous-jacentes. En revanche, il faut dire que cette polarisation peut aussi, paradoxalement, masquer le contraire de ce qu’elle laisse augurer et démontrer que les associés minoritaires ne sont pas toujours des « associés dormants » [Patrick]. En effet, Didier a attribué 98% des parts de la SCI à son épouse dans l’optique d’une protection de celle-ci en cas de décès prématuré ou d’une hypothétique faillite de son entreprise. Son épouse a certes financé sa part ultra-majoritaire avec ses acquêts mais la gérance adoptée est collégiale et, dans les faits, c’est Didier qui tient la baguette. Dans un autre cadre, Richard et ses quatre associés-ingénieurs ont monté leur deuxième SCI en prenant chacun le même nombre de parts et en laissant la part léonine à la holding dans laquelle ils sont tous actionnaires (24/24/24/24/24/2 112). Bien que minoritaires, les cinq partenaires conservent un pouvoir d’action équivalent – l’un d’eux étant en outre gérant – mais font supporter à leur nouvelle structure commerciale la plus grosse charge financière. Leurs statuts d’actionnaires et dirigeants de la holding peut, si besoin est, les conduire à changer la donne et prendre davantage de participations dans la SCI. Certaines inégalités s’avèrent donc modulables et stratégiques.
Si nous regardons maintenant les montages égalitaires présents dans le corpus (38/109), nous constatons qu’ils touchent à peu près autant de montages « HAB » qu’« ICP ». En valeur relative, les premiers sont pourtant un peu mieux représentés que les seconds – 40% (14/21) contre 32,4% (24/74) – ce qui est dû aux 26 SCI inégalitaires de Frédéric. Qu’il s’agisse de SCI constituées pour l’acquisition de biens d’habitation ou de locaux professionnels, le choix d’une répartition égalitaire obéit à un principe cardinal : l’équivalence des droits capitalistiques correspond à une équivalence statutaire familiale, conjugale, amicale ou partenariale ; un peu comme si les associés s’identifiaient les uns aux autres. Ce genre de montage donne ses lettres de noblesse à l’affectio societatis et mitige le sentiment d’artificialité et de fiction collective si souvent observé (cf. supra, chapitre 7, § 7.3 et infra, § 10.2).
L’équivalence juridique et statutaire en question traduit l’existence de logiques patrimoniales professionnelles ou privées bâties sur la solidarité, la complémentarité, l’assistance et la sincérité, que celles-ci soient de nature familiale [Alain, Jean-Louis, Stéphanie], conjugale [Colette, Amid, Rémi], amicale [Stéphane et Patrice, Dominique et Bernard] ou partenariale [Thierry]. Ce que ne reflète pas convenablement, à notre avis, le graphique, c’est une égalité plus significative à l’intérieur des montages partenariaux professionnels ; beaucoup de praticiens nous l’ont d’ailleurs certifié. Les liens d’intérêt qui unissent des acteurs professionnels sont dépourvus d’une affectivité jugée inopportune et quelquefois « sclérosante », puisque la somme des intérêts patrimoniaux individuels fonde l’intérêt sociétaire 588 . Si les statuts sont bien confectionnés, les règles du jeu bien établies, il y a moins de possibilité de dérives et de formation soudaine de coalitions (cf. infra, chapitre 11). Leurs trajectoires étant symétriques, ces associés sont tenus de travailler à la prospérité de leur investissement commun et de se focaliser sur la recherche de bons compromis gestionnaires.
Au bout du compte, quand nous scrutons les répartitions capitalistiques des SCI, il faut prendre conscience que des situations d’égalité inégalitaire peuvent répliquer à des situations d’inégalité égalitaire. Dans le premier cas de figure, l’égalité théorique des droits sociétaires peut être dénaturée par une mainmise individuelle exercée sur les organes de gestion et les décisions politiques. Dans le second, l’inégalité des droits peut être dictée par des exigences financières sans que cela altère une égalité factuelle et subjective. A la suite de la mort de sa mère en 1997, Charles et ses deux frères ont récupéré l’immeuble, évalué à 1 450 000 francs, dont elle était l’usufruitière légale. Ils ont monté une SCI deux ans plus tard pour le gérer et se sont inégalement répartis les droits sociétaires, conformément à leurs parts indivises respectives dévolues lors du partage successoral. Aussi, Charles a-t-il hérité de 190 227,31/1 450 000èmes et ses deux frères cadets de 629 886, 345/1 450 000èmes, qui ont été convertis en 1 902 et deux fois 6 299 parts de SCI. Malgré cette différence notable, Charles n’a pas eu la sensation d’être floué et de voir ses deux cadets prendre le dessus. Figure de proue du projet de préservation, il a largement compensé ce déséquilibre capitalistique en s’emparant de la gérance avec son fils futur légataire désigné.
L’affectivité est dans les montages familiaux une inconnue persistante de l’équation relationnelle ; elle peut, si elle est déficitaire ou excédentaire, être à l’origine de déséquilibres et de tensions intra-sociétaires, ce que nous nommerons des polarités socio-affectives (cf. infra, chapitre 11, § 11.3). Dans des montages partenariaux, une erreur stratégique ou une incurie gestionnaire peut susciter des troubles mais ceux-ci sont souvent résolus avant que tout ne dégénère. La distance affective qui les sépare et la proximité utilitaire qui les rapproche préserve leur lucidité et cantonne d’éventuelles émotions. « Pas de ça dans les affaires » !