Types de recrutement

Prolongeons l’exploration typologique en nous attardant cette fois-ci sur le versant dynamique des recrutements. Il importe d’entrevoir si la pratique de la stabilité numérique tolère des ajustements ou bien si elle reste une ligne de conduite invariable, tant dans le temps que dans les mentalités. Nous revenons par conséquent au débat dont nous avons posé les jalons théoriques dans le second chapitre (cf. supra, chapitre 2, § 2.3) et dont le traitement partiel nous a déjà conduit à apporter quelques éléments de réponse (cf. supra, chapitre 7, § 7.1 et § 7.2), celui de l’opposition entre des montages hermétiques et des montages ouverts.

Les montages sociétaires ne demeurent pas toujours figés dans l’égalité ou l’inégalité. Notre graphique fait état de répartitions capitalistiques modales au début des montages. Il leur arrive de basculer d’une situation à l’autre selon les contingences des calendriers individuels, l’application de stratégies pensées ex ante ou révisées ex post, et les aléas de contextes socioéconomiques plus larges. De ce que nous avons pu observer à ce propos, au travers des entretiens et des archives sociétaires, il ressort que nous passons plus souvent, toutes choses égales, de l’égalité à l’inégalité que l’inverse, ce dernier modèle ayant semble-t-il valeur de référence socio-juridique. Fournissons quelques exemples parmi les plus éloquents :

  1. Avec Serge, Pierre, Raymond, tous trois préoccupés par une donation-partage de parts de SCI avec réserve d’usufruit, nous partons de montages inégalitaires, conçus avec leurs épouses respectives, pour arriver à des montages égalitaires ou quasi égalitaires dans lesquels apparaissent leurs enfants avec un nombre similaire de parts mais en nue-propriété. De son côté, Solange a demandé à des proches d’intégrer sa SCI montée pour récupérer son ancien appartement mis aux enchères publiques. Ce n’est que quelques années plus tard que ces 4 associés, entrés à hauteur de participations différentes, se sont retirés au profit des 3 enfants de Solange, détenteurs du même nombre de parts. Dans son esprit, la transmission anticipée du patrimoine appelle équipartition tandis que la récupération tactique du bien peut très bien se satisfaire d’une inégalité de circonstance à partir du moment ou les fonds nécessaires sont collectés.
  2. Par contre, chez Marie, Sandrine, Robert et Patrick, l’égalité cède le pas à une inégalité tout en nuance. Pour les trois premiers, le décès d’un associé conduit à un bouleversement plus ou moins inattendu des positions capitalistiques. Marie a ainsi hérité des parts de son défunt fils, célibataire sans enfant, et se retrouve majoritaire au détriment du couple de sa fille Christine. Même cas de figure pour Sandrine, quoique plus complexe. Au départ son frère et son épouse sont les deux seuls associés à 50/50 de la SCI échafaudée par son père expert-comptable (2 750 parts x 2). Au divorce du frère, le père rachète les parts de la bru, organise une augmentation de capital et fait entrer avec une part chacune Sandrine et sa sœur (271 parts en usufruit x 2 et 1 part en nue-propriété x 2). Au décès du père et du frère, à quelques années d’intervalle, les deux sœurs se voient allouer une partie des parts du père et accueillent le fils mineur de leur frère dans la SCI, jusqu’à sa dissolution en 1995 pour cause de vente de la maison et règlement de la succession. Avec Patrick, nous sortons du registre successoral pour pénétrer un registre professionnel. Ayant racheté une entreprise artisanale, il désire acquérir les murs qui l’abritent. Il souscrit un contrat de crédit-bail et monte une SCI dans laquelle nous le retrouvons avec un nombre de parts de capital presque identique, aux côtés de son frère, d’un ami de longue date et sa SARL. Deux ans plus tard son ami sort de la SCI pour laisser la place à une autre de ses amies. Celle-ci sort à son tour huit ans après et revend ses parts à Patrick pour une somme dérisoire. En sus, il invite son frère à lui céder la plus grande partie de ses parts, ce qui fait qu’on aboutit à un montage hyper-inégalitaire (99/1).

Bien que les SCI de ces enquêtés connaissent quelques remous, elles n’en sont pas moins hermétiques. Elles suivent le modèle de toutes les SCI dont le recrutement initial est définitif, axé sur un repli groupal (50/109). On reste entre soi ou l’on recrute des associés qui servent à assurer une transition préméditée ; logique qui nous autorise à convenir d’un fort déterminisme relationnel, vu que le nombre des associés ne bouge pas vraiment – sans que cela proscrive pour autant la possible survenance ultérieure de mouvements humains. Le mécanisme des cessions de parts – en tête des mouvements sociétaires enregistrés (cf. supra, Tableau 42) – et, dans une moindre mesure, celui des augmentations de capital étayent la ligne politique socio-patrimoniale défendue par une frange des porteurs-gérants.

Pour les SCI qui en font l’expérience, il n’est pas interdit de parler de recrutement progressif. L’ouverture et les degrés de plasticité qu’elles manifestent nous amènent à différencier des recrutements inévitables ou contraints et des recrutements intentionnels ou stratégiques et à pointer quelques recoupements. Notons au préalable que plus du tiers des porteurs de parts enquêtés (17/46) a déjà recouru à des cessions de parts et/ou à des augmentations de capital. 30% des SCI sont touchées par ce phénomène (33/109) contre seulement 11% pour les augmentations de capital (12/109) et une conjugaison des deux mécanismes (11/109). Il convient de souligner que ces résultats sont un peu biaisés par le dynamisme des SCI de Frédéric : 12, 9 et 8 de ses 26 sociétés ont enregistré des cessions, des augmentations de capital et les deux simultanément.

Sur ces 17 porteurs de parts, 5 gèrent des SCI dont le recrutement de nouveaux associés fut involontaire. :

  1. Jacques a été contraint de racheter pour 20 000 francs les parts d’un ami associé sur le départ en raison de problèmes conjugaux. Il s’est retrouvé en compagnie de son épouse avec 60% du capital entre les mains ;
  2. Dominique et Bernard ont demandé à l’un de leurs associés de vendre ses parts du fait de ses problèmes financiers persistants. Dominique en a alors profité pour enrôler la SARL d’une de ses amies qui a déboursé les 13 500 francs requis à cette occasion ;
  3. Jean-Claude qui, après un conflit larvé, a « forcé » son associé professionnel dans la SA à quitter la SCI. Il a demandé à son épouse de prendre sa place moyennant 10 000 francs ;
  4. Sandrine, dont nous venons d’aborder le cas, qui est rentrée dans la SCI de son frère à la suite de la séparation conjugale de ce dernier et qui s’est vue gratifiée d’une part symbolique par son père, orchestrateur du projet.

Ensuite, 8 autres tiennent des SCI dont le recrutement de nouvelles têtes fut justiciable d’une ferme résolution ou d’une tactique juridico-patrimoniale :

  1. Hervé et Bruno ; le premier qui a réclamé une augmentation de capital, de plusieurs centaines de milliers de francs, pour acquérir un local mitoyen, ce qui s’est traduit par des apports d’argent frais venant de nouveaux associés – 42 exactement – partageant les mêmes valeurs socio-politiques ; le second qui a dû avec ses coassociés organiser en l’espace de 7 ans une augmentation de capital et 2 cessions de parts : la première opération pour intégrer l’épouse d’un associé de la SA, elle-même expert-comptable, la seconde et la troisième pour respectivement combler le départ à la retraite d’un associé historique et soutenir l’arrivée d’une SA auvergnate, futur repreneur de la SA de Bruno, ces trois opérations entraînant une restructuration du capital sociétaire ;
  2. Robert, qui, 15 ans après la date de création, a procédé à la cession d’une partie des parts de sa première SCI à l’attention de ses 3 enfants, alors cohabitants. Moyennant un prix de 100 francs la part, il a ainsi pu donner corps à sa stratégie de dessaisissement patrimonial progressif tout en restant associé (cf.infra, § 10.3). Vu qu’il détenait jusque-là 98% des parts, contre 2% à son frère à sa sœur, qu’il était le gérant unique, cela n’a posé aucun problème juridique. Il a reproduit ce schéma dans sa seconde SCI, mais 9 ans après sa création. En contrepartie d’un prix tout aussi symbolique, ses enfants, ayant entre-temps quitté le foyer parental, sont rentrés dans une SCI que Robert et sa tante (5 100 parts x 2) faisaient marcher ensemble jusqu’au décès de cette dernière quelques temps auparavant ;
  3. Patrick et Solange, qui, chacun à leur manière ont monté leur SCI avec des associés de façade et ce, dans le but de passer le relais quelques années après. Si Patrick a planifié l’opération pour devenir le seul maître à bord, Solange, elle, a choisi ce système pour non seulement récupérer son bien condamné à une vente « étrangère », mais aussi pour en faire bénéficier sa progéniture. Tous deux ont opté pour des cessions à faible prix (100 francs la part). Nous alléguerons qu’ils ont été adeptes de recrutements transitoires où les associés ont, en somme, été chargés d’assurer l’intérim. A la fin du chapitre, nous reparlerons du cas de Solange et du système, ainsi que nous l’avons baptisé, des transitions fidéicommissaires ;
  4. Thierry, qui, 10 ans après la date de constitution, a convoqué une assemblée générale pour prendre acte du départ à la retraite d’un associé historique, actionnaire de la SA et membre de la SCI. Sachant pertinemment que cette question se poserait un jour, Thierry s’était déjà renseigné, dans son réseau professionnel, pour lui trouver un remplaçant. C’est pourquoi lui et les 3 autres associés restants ont élu une consœur, débauchée de chez un concurrent, pour rentrer dans la SA et continuer l’œuvre patrimoniale commune en rachetant les parts du néo-retraité pour plusieurs dizaines de milliers de francs. En ne conservant pas ses parts d’un patrimoine immobilier important, celui-ci a délibérément voulu tourner une page de son histoire professionnelle – sa fortune était déjà faite – et laisser la place à ses cadets ; en outre, Thierry avait prévu, suite à ce départ, de devenir l’unique gérant de la SCI, comme il était, parallèlement, depuis quelques années, le PDG de la SA ;
  5. Benoît, qui, après consultation des fondateurs de la SCI familiale, véritable conseil des sages, et de ses frères et sœurs, a décidé d’ouvrir petit à petit le capital à des collatéraux éloignés et même à des membres par alliance. Grâce à une politique méditée de turnover, de laquelle Benoît est devenu partisan, certains associés familiaux désargentés ont pu céder leurs parts à des membres plus disposés financièrement à jouir à temps partagé de la propriété et à participer à ses charges d’entretien. En ligne de mire, la pérennisation à tout prix d’un domaine séculier et le vœu de voir enfants, petits-enfants, cousins et petits-cousins perpétuer l’héritage d’une vie familiale collective instaurée par les ascendants ;
  6. Un notaire [PRAT 2], associé depuis 1986 avec le mari de sa tante, dans une SCI pour l’acquisition et la gestion d’un immeuble situé à Bron (190/10), qui au décès de cet homme en 1990, en accord avec sa tante légataire, a fait rentrer son épouse, contre seulement 1 000 francs. S’il n’avait pas prévu le décès de l’octogénaire, ce notaire nous a confié hors entretien qu’il avait malgré tout envisagé l’admission à terme de son épouse au moyen d’une cession de parts – dans le cadre, cher aux indépendants, d’une stratégie horizontale de protection de leur conjoint – et, donc, une prise de pouvoir totale.

Enfin, 4 d’entre eux participent à des montages où les recrutements postérieurs à la date de création se situent à la charnière des deux :

  1. Pascal, qui, concernant ses 6 SCI, a présidé à de nombreuses augmentations de capital et cessions de parts financées par ses enfants et/ou ses amis proches tantôt pour donner plus de cohérence à ses stratégies d’enrichissement mutuel et de transmission anticipée, tantôt pour endiguer un possible appauvrissement, une remise en cause de l’édifice stratégique patiemment construit, consécutif au dépôt de bilan de son affaire artisanale et aux redressements fiscaux. En sortant des SCI, il protège ses biens, son système de défiscalisation, ses associés et lui-même, donc son identité de porteur de parts « professionnel » ;
  2. Norbert, qui, dans sa deuxième SCI, a financé le rachat par sa fille unique, pour 5 000 et 450 000 francs, des parts et du compte-courant de son ami-associé, contraint de sortir à la mort de son épouse. En devenant associée à 50/50, à la suite de ce dramatique aléa, elle a profité, sans calcul, de la double stratégie patrimoniale et fiscale promue par son père ;
  3. Sylvain qui, dans 3 de ses 4 SCI, a réalisé une ou plusieurs cessions de parts soit pour remplacer au pied levé son fils par son épouse conseillère financière comme lui, soit pour faire entrer un oncle dans le besoin, soit pour installer une association dotée de plus grandes ressources financières et hébergée dans un local sociétaire. Toutes les transactions se sont faites, là encore, contre des sommes symboliques, voire très symboliques – 1 franc parfois. Elles médiatisent une politique pragmatique de reprise en main d’un patrimoine qui se délite ou une stratégie solidariste dont la physionomie sera à nouveau approchée infra ;
  4. Frédéric, qui, enfin, est à l’origine de 9 augmentations de capital et de 31 cessions de parts dans ses 26 SCI amicales-partenariales. Elles lui ont permis de pourvoir au financement d’arbitrages immobiliers onéreux, de contrecarrer l’échec financier de certains projets, la dégradation de certains locaux industriels chers à entretenir ou encore les humeurs intempestives d’associés refusant d’abonder les comptes-courants. Dans le système très rationnel modélisé par Frédéric, les augmentations de capital occupent une place de choix. Elles couvrent les besoins ponctuels d’argent frais nécessaires aux investissements d’acquisition et aux travaux. Il procède à des appels à souscription auprès de ses partenaires ; chaque associé, sauf clause statutaire contraire, détient ici un « droit préférentiel de souscription à titre irréductible » – manifestation du repli groupal. Une fois agréés en assemblée, ces appels sont financés soit par un emprunt supplémentaire, soit par un prélèvement sur les comptes-courants créditeurs des associés. Lors de chaque augmentation, de nouvelles parts sociétaires sont créées, provoquant une refonte de l’équilibre socio-financier des montages. En parallèle, via les cessions, de nouveaux associés peuvent être incorporés à un groupe capitalistique déjà en place ou en remplacement de sortants qui, au passage, reprennent leurs mises et remboursent, le cas échéant, leurs comptes débiteurs. L’examen archivistique montre que toutes les cessions ont été payées au juste prix, qu’elles n’ont jamais été volontairement sous-évaluées. Même si l’on se connaît, les cadeaux sont rares. Sur les 31 cessions de parts enregistrées, seulement 3 ont été payées 1 franc : la première concerne un associé de la première heure qui, voyant l’opération rentable et après avoir pesé les risques, a cédé une partie de ses parts à son épouse, expert-comptable de profession ; les seconde et troisième concernent aussi 3 associés historiques qui, sur accord tacite de Frédéric, ont transféré à leur frère, beau-frère et à une holding genevoise – dont l’un est actionnaire majoritaire – quelques unités.