Parents, proches et pairs, garants d’une réussite projective

Quel est le point commun de ces structures sociétaires dont nous venons de décrire les configurations socio-capitalistiques ? Le lecteur l’aura sans doute deviner : le choix des associés n’est pas le produit du hasard. Loin de nous pourtant l’idée de centrer l’analyse sur des considérations foncièrement déterministes (cf. infra, le cas de Norbert), mais force est de reconnaître que les SCI restent surtout des structures socio-juridiques fermées dans lesquelles ne rentre pas qui veut. Les erreurs de casting sont soigneusement prévenues. Il faut faire partie d’un réseau ou d’un milieu et avoir été sélectionné, coopté, adoubé, selon des protocoles et des rituels spéciaux qui sillonnent la vie du clan ou du groupe sociétaire. Nous pensons bien sûr aux cessions de parts et augmentations de capital évoquées – leviers de remaniements divers – mais aussi à des procédures en amont, plus informelles et plus personnelles, et qui vont conduire à cette contractualisation écrite et enregistrée des décisions et/ou des négociations.

Dans les SCI familiales, prédominantes, la confiance induite par la consanguinité et l’alliance constitue l’un des facteurs du choix et du recrutement. Quand les montages visent à juridiciser un projet de transmission patrimoniale verticale, cette disposition psychosociologique est renforcée par une logique lignée qui, dans l’esprit des instigateurs, exprime un certain ordre des choses, qui ne s’explique pas toujours de façon cartésienne et se passe quelquefois d’une vaine verbalisation 589 . Les porteurs de parts qui ont adopté et adapté la SCI dans ce dessein ne nous démentiront pas. Si la parenté peut devenir un environnement à risques et receler des acteurs conflictuels (cf. infra, chapitre 11), elle est avant tout perçue par les enquêtés comme un environnement de confiance, fournissant « un ensemble de relations sociales fiables » 590 . Ce qui est d’ailleurs valable pour toutes les configurations familiales possibles, l’est, à notre sens, davantage pour les SCI conjugales et regroupant parents et enfants (familles restreintes) 591  ; confiance et proximité affective y résonnent d’une seule voix. C’est du moins de la sorte que nous interprétons la forte proportion de ces montages particuliers parmi l’ensemble des montages familiaux du corpus (45/59) 592 . Victime voici quelques années d’un associé indélicat, Pascal attache dorénavant beaucoup d’importance à cet endo-recrutement :

‘« Moi, je suis parti du principe de ne pas attendre le dernier moment pour faire une transmission. A la limite mes enfants bouffent le truc ou prennent des risques, mettent une SCI en péril, eh bien tant pis. Je préfère perdre de l’argent avec mes enfants que d’avoir perdu 6 millions de francs avec un étranger. Que mon fils aîné fasse une erreur et bouffe la SCI, ça reste mon fils. J’assume le risque qu’un des mes enfants puisse bouffer de l’argent […] »
[Pascal, PDP 24]’

Au contraire de son ancien partenaire d’affaires, il assimile ses enfants à des acteurs moraux et vertueux, a priori peu sujets aux palinodies. De fait, comme le suggèrent certains sociologues, les parents ont intérêt à éduquer leur progéniture dans cette direction puisqu’ils seront les principaux bénéficiaires de leur comportement moral à venir 593 . S’ils deviennent amoraux et versatiles, tels des Protée, les parents en deviendront aussi les premiers blessés. Or dans l’esprit de Pascal, cette éventualité est moins pénible ; ses enfants resteront ses enfants, quoi qu’il arrive. Il n’aura qu’à « assumer » son rôle de père en assumant leurs négligences. La « naïveté » dans le cadre familial n’a alors pour lui pas le même effet, quand bien même il regarde ses enfants comme de réels partenaires d’affaires (cf. infra, § 10.3).

Dans les SCI amicales, et dans celles combinant amis et parents, le recrutement et la réussite projective reposent sur un principe analogue ; la confiance officie également comme un vecteur de cohésion. Si nous ne contestons pas le constat statistique qui fait que plus nous sommes riche et diplômé, plus nous avons d’amis 594 , le choix d’une mobilisation partielle du réseau amical – précisément du premier ou du deuxième cercle – s’explique aussi bien par la loyauté et la franchise qui lie leurs membres que par une politique de mutualisation des risques financiers. Outre l’horizon d’un enrichissement collectif, le recrutement d’amis proches, dont l’un est à l’affût d’une bonne opportunité immobilière, provient d’un élan – un conatus – renvoyé par une imagerie populaire réceptive aux « histoires de rencontres » [Bernard] 595  :

‘« […] C’est un peu, si je peux me permettre, comme on voit dans les films. Il y a une bande de copains et puis voilà. On décide de faire un truc. On déjeune un jour avec nos femmes et on se dit : « Pourquoi pas ? ». Ça c’est vraiment fait en 5 minutes. »
[Bernard, PDP 16]’

La décision du montage et l’accord des parties n’ont pas traîné. Toutefois, cette rapidité ne saurait être une règle et ce, en dépit de la spontanéité qui particularise bien des relations amicales. Le recrutement de très proches implique souvent une réflexion, une prospection, qui s’avère plus ou moins lente compte tenu de l’importance du projet. En effet, l’enjeu financier suppose de sélectionner dans son réseau et au bon moment les plus solvables et les plus disposés à relever le défi d’une « association complémentaire » [Patrick]. On se connaît depuis longtemps mais qu’adviendra-t-il en situation ? Alors que Patrick compare ses amis à des partenaires qui l’ont aidé à réaliser son démarrage professionnel, Solange, elle, ne fait guère de mystère sur son choix de deux amis, d’un oncle et d’une tante. Leurs ressources financières de l’époque et leur compassion à son égard lui ont permis de monter la SCI et de réunir les fonds indispensables au rachat aux enchères de son ancien appartement lyonnais. Nonobstant l’incertitude planant sur la stratégie de récupération, ces associés ont pleinement endossé leur rôle de deus ex machina. Ainsi en va-t-il, en général, des associés qui acceptent le pacte sociétaire dans un but solidariste (cf. infra).

Dans les SCI partenariales enfin, ou dans celles qui sont subjectivement perçues comme telles, nous ne parlerons pas de compassion. Nous parlerons plutôt d’intercompréhension pratique ou d’inter-identification. La confiance l’emporte aussi, mais il s’agit moins d’une confiance dérivée de l’appartenance à une communauté affective que d’une confiance régie par l’intérêt et le droit. Le partage des risques financiers y bat son plein. Comme Norbert nous l’a professé, certains projets immobiliers interdisent tout recrutement familial dans la mesure où l’investissement est soumis à de lourds emprunts assortis d’un cautionnement personnel et solidaire. A la moindre anicroche, les proches associés seraient contraints de mettre la main à la poche et de s’endetter pour une longue période. Il est des situations inconfortables, des dangers, qu’il vaut donc mieux éviter avec la famille. C’est notamment ce qu’il a pensé lorsqu’en 1994 il a acheté avec un partenaire devenu ami, pour 2 800 000 francs et en pleine crise de l’immobilier, un immeuble dont il a eu toutes les peines du monde à commercialiser certains lots. Pour ne pas déséquilibrer le budget sociétaire, attaqué par une conjoncture défavorable, lui et son ami ont ponctuellement dû apporter de grosses sommes d’argent. Curieusement, cette épreuve les a rapprochés et les a incités à établir un projet professionnel commun.

Comment analyser la trame de ce genre de recrutement ? Précisément dans les termes d’un jeu auxquels se soumettent sans renauder les associés-joueurs. Chaque joueur présuppose que les autres joueurs font et feront des règles édictées des maximes de leur conduite et qu’ils ont ou auront une connaissance empirique du jeu et de son déroulement, ces deux ordres normatif et empirique conjugués influençant leur comportement individuel et créant une connaissance supposée du droit du jeu 596 . Avec Frédéric, nous sommes confronté à ce principe intégratif, celui de la croyance partagée en la validité d’un système qui peut devenir autopoëtique :

‘« […] Ce sont généralement des gens que l’on connaît par le biais des affaires. Nous ne démarchons personne. Nous avons autour de nous des gens qui nous disent : « On a vu ce que vous faites ; ça nous intéresse », et c’est toujours les mêmes qui reviennent d’année en année. On n’a pas besoin d’aller chercher des clients à l’extérieur »
[Frédéric, PRAT/PDP 43]’

C’est dans son réseau et dans son milieu qu’il croise donc des associés susceptibles d'approuver cette règle fondamentale. S’ils s’en lassent ou veulent partir pour des raisons exogènes, le système prévoit des cessions de parts, qui sont l’une des expressions du jeu, le mode de sortie envisagé. En apparence, les SCI de Frédéric sont ouvertes ; chaque associé conserve la liberté de s’en aller et est remplacé par un autre membre du réseau. Certains sont des amis, mais tout le monde, sauf Frédéric, est interchangeable. Néanmoins, ses SCI sont aussi très fermées car Frédéric recrute uniquement dans un milieu d’affaires dont la vie est rythmée par des relations normées et homophiles. Ils partagent pratiquement les mêmes valeurs de références et croyances libérales, appartiennent à la même génération, affichent les mêmes pôles d’intérêt, fréquentent les mêmes lieux et organisations. Logique réticulaire et logique de la récurrence ou de la redondance se recouvrent. Nous retrouvons ici un peu du déterminisme social contenu dans les conclusions des grandes enquêtes nationales.

Dans cet ordre d’idée, le cas de Richard est significatif. Lui et ses associés, tous ingénieurs, ont fait leur scolarité dans des écoles supérieures hexagonales, ont choisi des spécialisations professionnelles voisines et ont débarqué dans une entreprise lyonnaise en perdition, en provenance du siège et de ses filiales parisiennes, à la même période. Nous pourrions enfin rajouter que dans les SCI partenariales l’expérience sociétaire individuelle représente une clé d’admission et de compréhension du jeu. Bruno et ses associés, seuls, en famille ou avec des amis, évoluent dans d’autres sociétés que leur SA d’expertise-comptable. La consultation des archives nous a par exemple appris que l’un était associé dans une SARL familiale de prestation de services aux particuliers et qu’un autre évoluait dans 2 SCI familiales, dans 2 SARL avec des amis, dont une d’expertise-comptable, et dans deux SA industrielles familiales.

Ceci nous amène à nous intéresser à une autre caractéristique des SCI partenariales : la présence dans le capital d’autres sociétés, SCI ou sociétés commerciales. Bruno, Patrick, Pascal, Richard et Frédéric ont pris le parti de faire de leurs sociétés d’exploitation ou de celles de proches, des porteurs de parts privilégiés et des actrices plus ou moins crédibles de leurs SCI et de leurs projets immobiliers. En cela, ils ont saisi, sans tergiversation, la chance juridique qu’ont les sociétés commerciales, en annexe de leur objet initial, de pouvoir prendre des participations dans d’autres sociétés. Quand nous avons épluché les statuts des sociétés commerciales de ces 5 enquêtés, nous avons remarqué que leur libellé renfermait cette possibilité hautement stratégique, avec pour condition sine qua non de ne pas trop déborder le programme économique qu’elles ont préalablement défini 597 . Bruno, Patrick, Pascal et Richard ne se sont pas privés pour intégrer leurs SA et SARL dans le capital de leurs SCI, sachant d’une part que les murs détenus par les secondes hébergeraient les premières et que, d’autre part, elles seraient des partenaires financiers solides dont les loyers payés aux SCI seraient partiellement défiscalisés.

C’est en revanche avec Frédéric que cette professionnalisation franchit une autre étape et que l’efficience du réseau sociétaire se ressent le mieux. 16 de ses 26 SCI accueillent des personnes morales associées. Quelquefois il n’y en a qu’une, d’autres fois plusieurs, et de nature juridique différente – SCI, SA et SARL en duo ou mélangées. De manière répétitive, nous retrouvons 2 des 4 sociétés, poutres maîtresses de son groupe (cf. supra, chapitre 6, § 6.4) : une SA holding et une SARL gestionnaire du patrimoine des SCI. En dépit de l’insistance de Frédéric à singulariser ses montages, nous pensons que dans ce registre cette habitude systémique ne lui est pas propre. Une analyse plus poussée des milieux d’affaires familiers des fusions-acquisitions ou des solutions gigognes, jouant donc avec les sociétés, comme dans les grands groupes immobiliers, nous pousserait sûrement à découvrir des combinatoires comparables, voire peut-être plus entortillées.

Pour terminer sur ce point, nous voudrions mettre en évidence deux autres phénomènes qui enrichiront le tableau analytique des recrutements : les rencontres fortuites et la proximité géographique des associés.

Par-delà le poids d’une communauté de trajectoires ou de destins et l’influence de la multiplicité des appartenances, le choix de certains associés peut être un peu moins conditionné socialement parlant. Norbert et Richard témoignent de la réussite d’un projet sociétaire parce qu’ils ont eu la chance, quand tout était incertain, de rencontrer des personnes compétentes, bienveillantes et prêtes à les soutenir dans leur aventure. En bisbille avec l’un des associés dans l’une de ses SCI, Norbert a vécu comme un soulagement sa rencontre avec l’un de ses locataires, le patron d’une entreprise informatique en plein essor. Après s’être épanché sur son sort et avoir exposé ses futurs projets d’investissement, il a trouvé dans cet homme jugé « correct et courtois » un associé idéal et un ami potentiel. Se trouvant plus d’une affinité, ils ont convenu de l’intérêt d’investir à deux dans un projet d’envergure, scellé leur accord et constitué une SCI pour l’acquisition d’un immeuble de bureaux aux abords du quartier de la Part-Dieu. Aujourd’hui les deux hommes ont installé leurs bureaux respectifs dans cet immeuble qui leur rapporte de bons bénéfices et ont crée une société de télémarketing, qui contraste avec la spécialité professionnelle de Norbert, la promotion immobilière, mais qui n’est pas sans rapport avec son goût prononcé du commercial. Il en va de même pour sa rencontre dans les années 70 avec un promoteur, parangon de vertu technicienne, qui lui a divulgué toutes les ficelles de l’immobilier et l’art de la SCI patrimoniale et qui est en l’occurrence devenu son mentor. Très connu en ce temps sur la place de Lyon, cet entrepreneur a pris Norbert sous son aile et l’a même fait rentrer dans l’une de ses SCI, propriétaire d’un immeuble professionnel dans le quartier du Tonkin à Villeurbanne. Quelques années plus tard, après avoir lui aussi embrassé la carrière de promoteur indépendant, Norbert s’est souvenu de ce geste providentiel et, en guise de remerciement, a demandé à son ancien mentor de lui faire l’honneur d’intégrer à son tour un montage, ce qu’il accepta chaleureusement. En ce qui concerne Richard, enfin, c’est aussi un homme plus âgé et plus expérimenté qui lui a donné un sérieux coup de main lors de la reprise de l’entreprise en déclin. Directeur général mandaté par le siège parisien, cet homme, vivant entre Paris et la région lyonnaise, s’est chargé, à l’aube de la retraite, de faire l’intermédiaire avec les salariés, les clients et les marchés, a trouvé un logement temporaire à Richard, a facilité l’intégration locale des transfuges parisiens. Comme le souligne Richard avec émotion, il s’est comporté comme « un deuxième père ». C’est lui qui a recommandé à Richard et à ses compagnons de monter une SCI pour l’achat de leur bâtiment à Charbonnières et qui, pour les familiariser à cette technique, alors qu’il n’en avait pas besoin, a pris le même nombre de parts qu’eux.

Ces histoires d’amitié professionnelle nous encouragent à penser que la relation de confiance, détonateur du projet sociétaire, n’est pas sans rapport avec un sentiment de dette positive qui habite Norbert et Richard, et peut-être encore davantage le premier étant donné qu’avec l’invitation sociétaire il ne s’est pas obligé à rendre mais qu’il a eu « le désir de donner à son tour » 598 .

Dans le chapitre 4 (cf. supra, § 4.5), nous nous sommes surtout penché sur la localisation résidentielle des gérants de SCI, ce qui nous a permis de retracer leur implantation convergente dans des espaces urbains et périurbains triplement marqués sur le plan social, économique et historique. Si, à la suite de l’étude des archives sociétaires, nous préférons aborder la localisation résidentielle des associés dans le cadre de l’analyse des recrutements, c’est pour une raison théorique différente : les contextes relationnels des recrutements sont aussi des contextes spatiaux. L’associé, membre d’un groupe familial, amical ou partenarial, qui a décidé de la formalisation d’un projet patrimonial, appartient à un réseau qui possède aussi sa ou ses transcriptions locales 599 . Nous partons du principe – qui sera repris sous d’autres aspects infra – que la réussite du projet patrimonial sociétaire sous-tend non seulement une tangence normative, axiologique, statutaire, générationnelle, etc., mais aussi une proximité spatiale, celle-ci favorisant, toutes choses égales par ailleurs, une sorte de contrôle politique préventif.

Sur les 292 associés des 109 SCI du corpus, une écrasante majorité (240) réside à Lyon, dans sa banlieue et dans le reste du département du Rhône [cf. Tableau 48]. Ceci se comprend d’autant mieux qu’ils évoluent pour la plupart dans des familles, des entourages amicaux, des cercles d’affaires, des entreprises, très ancrés localement et ce, parfois, depuis des années, voire des générations. Même si certains ne sont arrivés que plus récemment dans l’agglomération, ils n’envisagent pas de repartir de sitôt et sont devenus des lyonnais à part entière, leurs responsabilités professionnelles, la scolarisation de leurs enfants, la reconstitution d’un nouveau réseau amical aidant. Par conséquent, la géographie des associés se confond en partie avec celle des biens sociétaires, ce qui est encore mieux vérifiable quand, par exemple, un conjoint et/ou des enfants cohabitants sont rassemblés pour coopérer à l’administration et à la gestion d’une résidence principale ou d’un patrimoine reçu en héritage.

Tableau 48 – Lieux de résidence des associés des SCI du corpus (à l’origine des montages)
LIEU DE RESIDENCE N ASSOCIES %
Lyon et département 240 82,2
Rhône-Alpes 12 4,1
Autre région 35 12,0
Etranger 5 1,7
TOTAL 292 100

Source : Archives RCS

[Nota : Les associés de la SCI de Benoît et de 2 des SCI de Norbert n’ont pas été pris en compte, du fait de l’immatriculation de la 1ère au RCS de Pau et de l’immatriculation antérieure à 1978 des deux autres]

La figure ci-dessous [Figure 11] livre un aperçu de la concentration spatiale des associés familiaux de Jean-Louis, ses 3 frères et sa sœur puînés. Originaires de Normandie, ses parents se sont installés dans cette commune de l’Ouest Lyonnais dans les années 1910. Ils ont monté une quincaillerie dont Jean-Louis et sa fratrie ont repris les rênes à la fin des années 70. Le montage quasi concomitant d’une SARL et d’une SCI leur a permis de redonner un second souffle à une entreprise familiale ronronnante. Si tous ont rejoint progressivement Jean-Louis dans son projet professionnel, après avoir quitté leur emploi de l’époque, ils ont été plus prompts à accepter le projet patrimonial sociétaire. Comme l’illustre cette petite carte, chaque membre de la fratrie vit à proximité de l’épicentre professionnel-familial qu’est Tassin. Le départ par épisodes du foyer parental, sans aller jusqu’à dire qu’il ait abouti à une « assignation à résidence », ne les a pourtant pas conduits trop loin ; l’un de ses frères et sa sœur vivent, avec leurs ménages respectifs, dans les communes contiguës de Craponne et de Saint-Genis-les-Ollières ; son plus jeune frère, célibataire, après avoir quitté Tassin et s’être installé dans le 5ème arrondissement de Lyon, lui aussi contigu, est revenu à Tassin pour vivre dans un appartement rénové aux frais de la SCI, situé au-dessus du magasin familial ; un autre de ses frères vit un peu plus loin, à Lozanne, quoique cette commune semi-rurale se trouve à une vingtaine de minutes en voiture du centre de Tassin ; seul Jean-Louis, sauf quand il est parti faire la Guerre d’Algérie, est resté fidèle toute sa vie à Tassin et à l’affaire familiale.

Figure 11 – L’ancrage local de Jean-Louis et de sa fratrie

Grâce à cette figure, nous voulons insister sur l’implantation locale des associés des SCI familiales. La particularité professionnelle de la situation dépeinte nous rappelle que la polarisation géographique des parentèles est plus prononcée chez les indépendants du commerce et de l’artisanat, pour lesquels la transmission professionnelle et patrimoniale est incontournable 600 . La même constatation aurait d’ailleurs pu être formulée pour Stéphanie, résidant à Chaponost après avoir été locataire à Sainte-Foy-lès-Lyon, comptable dans l’entreprise artisanale de ses parents résidant eux aussi dans la même commune, et dont les frères, oncles et cousins ont bien entendu élu domicile à Chaponost, mais aussi à Oullins et Saint-Genis-Laval, toutes limitrophes. De surcroît, la probabilité de vivre à proximité de ses parents lorsqu’on appartient à cette catégorie socioprofessionnelle est des plus frappantes 601 , l’outil de travail collectif jouant un rôle fédérateur.

Pour les associés qui, à l’origine des montages, sont dispersés dans des départements rhône-alpins, d’autres régions françaises ou d’autres pays, soit 17,8%, plusieurs arguments affleurent. Dans les SCI familiales tout d’abord, certains associés sont restés dans leurs régions d’origine ou bien, quand ils sont natifs de la région lyonnaise, ont dû s’expatrier pour relever des opportunités professionnelles, suivre un futur conjoint ou, pour les enfants, faire leurs études dans d’autres villes ou dans des pays étrangers. Dans cette situation, la décohabitation, reflet d’une « enfantéité rationnelle » 602 , n’entraîne pas une rupture définitive avec le foyer parental et une dislocation des relations éducatives intergénérationnelles 603  ; si nous pouvons assurément convenir qu’elle modifie la fréquence des contacts, la distance n’entrave pas sur le fond les processus de socialisation et de transmission juridico-patrimoniales, a fortiori quand les parents savent que leurs enfants reviendront un jour ou l’autre dans leur région natale, que leur « expatriation » n’est que temporaire [Robert, Pierre, Béatrice, Pascal, Georges]. La décohabitation prend dès lors une coloration différente, peut-être plus utilitaire. Souvenons-nous de Robert et de Benoît, qui appréhendent le rite de l’assemblée générale annuelle comme une façon de réunir leurs enfants et parents expatriés et d’organiser une petite fête en famille (cf. supra, chapitre 7, § 7.1, sur le légalisme adapté).

Alors que dans les SCI amicales du corpus, tous les associés, sans exception, habitent dans la région lyonnaise, dans les SCI partenariales, la dispersion résidentielle des associés demeure un peu plus fréquente, du fait de la dissémination géographique de leurs intérêts capitalistiques et de leurs réseaux professionnels et/ou associatifs [Hervé, Richard, Jean-Claude, Frédéric]. A plus forte raison parce qu’il est converti en parts de société, nous ne saurions trop répéter que l’argent se distingue par sa motilité ou sa cinétique.

Notes
589.

Selon Jacques T. GODBOUT, le don dans les relations primaires n’a pas besoin de justification ; il procède de l’intersubjectivité. Cf. Le don, la dette, l’identité. Homo donator versus homo œconomicus, op. cit., p. 87 et p. 127.

590.

Cf. Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, op. cit., p. 107-109. Dans les contextes familiaux, la confiance interpersonnelle incarne une « sécurité ontologique du familier » – famille et familier ayant la même racine étymologique.

591.

Pour Emmanuelle CRENNER, les liens à l’œuvre dans la famille restreinte sont plus actifs que dans la famille élargie ou étendue. Cf.« La parenté : un réseau de sociabilité actif mais concentré », op. cit.

592.

Cf. supra, Tableau 37.

593.

Cf. Anthony OBERSCHALL, « Règles, normes, morale : émergence et sanction », op. cit.

594.

Cf. Jean-Louis PAN KE SHON, « D’où sont mes amis venus ?… « , op. cit.

595.

Francesco ALBERONI conçoit l’amitié comme une « synergie de trajectoires existentielles ou de destinées ». Cf. L’amitié, op. cit., p. 17.

596.

Cf. Max WEBER, « Droit et jeux. A propos de R. Stammler : dépassement du matérialisme historique » [1922], inPierre LASCOUMES (dir.), Actualité de Max Weber pour la sociologie du droit, op. cit., p. 149-153.

597.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 52-54.

598.

Cf. Jacques T. GODBOUT, Le don, la dette et l’identité. Homo donator versus homo œconomicus, op. cit., p. 45-47.

599.

Nous nous inspirons ici du travail mené par Catherine BONVALET et son équipe sur la spatialisation des réseaux de proches et de parents. Cf. Catherine BONVALET, Hervé LE BRAS, Dominique MAISON, « Proches et parents », op. cit.

600.

Cf. Catherine BONVALET et Dominique MAISON, « Proches et parents dans la ville » in Denise PUMAIN et Marie-Françoise MATTEI (dir.), Données urbaines 2, op. cit.

601.

Cf. La préface de Hervé LE BRAS à Catherine BONVALET, Anne GOTMAN, Yves GRAFMEYER (éds), La famille et ses proches. L’aménagement des territoires, op. cit., p. 5-25.

602.

Cf. Francis GODARD, La famille, affaire de générations, op. cit., p. 153.

603.

Sur cette dimension, cf. notamment Michel BOZON et Catherine VILLEUNEUVE-GOKALP, « L’art et la manière de quitter ses parents », Population & sociétés, INED, n° 297, janvier 1995 ; Catherine VILLEUNEUVE-GOKALP, « Le départ de chez les parents : définitions d’un processus complexe », Economie et statistique, n° 304-305, 1997, 4/5, p. 149-162.