Notre enquête auprès des porteurs de parts laisse apparaître que le processus de recrutement des associés – quels que soient les motifs des montages et leur structuration capitalistique – est subordonné à des pratiques et des visions plurielles de la solidarité. La question qu’il convient alors de se poser est la suivante : le contrat de société consacre-t-il le commencement ou l’aboutissement (formalisé) d’attitudes solidaristes ? L’idée que nous soutenons ici s’accorde avec celle que soutiennent certains spécialistes des solidarités intergénérationnelles, à savoir que la solidarité affective déclenche une « solidarité associative » 604 – ou sociétaire, pour ce qui nous intéresse –, sans que celle-ci ne tarisse la première. Pourtant notre investigation ne se borne pas qu’aux montages familiaux. Les montages amicaux et, à leur manière, les montages partenariaux sont aussi touchés par ce problème, dans le sens où le droit sociétaire distille des règles solidaristes sans forcément différencier, littéralement parlant, le statut des associés contractants, mais tout en leur offrant, du reste, un cadre ajustable. Autrement dit, la solidarité, saisie comme valeur et relation, possède une double acception légale et sociologique dont les conjonctions doivent être mises en exergue.
Une première lecture attentive du droit des sociétés civiles nous permet de cibler deux manifestations concrètes de solidarité. D’une part, conformément à l’article 1832 du Code Civil, tous les associés s’engagent à contribuer aux pertes de la société ; communauté et solidarité sont par essence coextensives. D’autre part, l’article 1857-1 dudit Code lui apporte une précision importante, en stipulant qu’à l’égard des tiers ces associés répondent indéfiniment des dettes sociétaires à proportion de leur part dans le capital. Clairement, le droit les enjoint à une solidarité et à une responsabilité illimitées, indéfinies et conjointes envers la SCI, leurs coassociés et éventuellement autrui. De plus, une clause statutaire peut très bien répertorier les circonstances et les modalités concrètes des tours de table, du moins telles que son créateur les a imaginées. Nous entrons donc dans le domaine de la solidarité financière, point d’orgue des montages sociétaires dans leur ensemble, mais en particulier des montages professionnels partenariaux, théâtres d’un usage peu ou prou conventionnel et d’une intériorisation de ces règles impératives.
Nos nombreuses références préalables à ces montages l’attestent d’autant plus que, très souvent, les investissements lancés par la voie sociétaire sont financés par des emprunts bancaires accordés sous condition d’un cautionnement solidaire et personnel des associés [Frédéric, Bruno, Thierry, Norbert] ou bien par des appels à souscription, des apports en compte-courant, auxquels les associés doivent répondre sous peine de voir s’effriter la dynamique relationnelle en vigueur et le système d’épargne collective mis en place [Hervé, Frédéric]. Les associés de ce type de montage sociétaire ne sont pas seulement solidaires face à l’investissement et au crédit ; ils le sont aussi vis-à-vis de leurs « coreligionnaires », de l’âme du projet et des valeurs qu’ils véhiculent. La solidarité devient ainsi doctrinale et spirituelle. Il faut maintenir autant que faire se peut l’échange et la collaboration partenariale en s’adaptant, quand besoin est, aux vicissitudes des environnements économiques et humains ; il faut savoir résister aux chocs extérieurs et intérieurs.
Nos observations empiriques suggèrent cependant que cette solidarité financière théorique est diversement appréciée et pratiquée par et dans les groupes d’associés. Certains d’entre eux ne la perçoivent pas comme une fin en soi ; la solidarité représente à leurs yeux quelque chose d’essentiel, pour ne pas dire de sacré et de sain, que le droit accompagne plus qu’il ne domestique. Dans les montages familiaux et amicaux, où les associés entretiennent d’étroits rapports en dehors de la sphère juridique, les normes juridico-financières sont utiles au renforcement des cultures et des logiques, héritées ou forgées, de l’entraide ou de l’assistance familiale ou amicale. 5 situations se dégagent :
Son discours ne souffre d’aucune équivoque. Son concubin a trouvé un intérêt immédiat au montage parce que cela ne lui a rien coûté ; la maison apportée à la SCI appartenait à Colette. De surcroît, le repli dyadique laisse les enfants sur la touche, ce qui ne signifie qu’ils soient isolés et désolés. Rémi, autre utilisateur du montage conjugal, déclare qu’il préfère investir dans leurs études, pour leur épanouissement professionnel et repousser le projet de les associer à des opérations patrimoniales. Mais la situation de Rémi et celle de Colette diffèrent du point de vue statutaire. Rémi est marié sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Son épouse exerce la même profession libérale que lui et les SCI sont un outil pour préparer leur retraite ; l’argent de la corbeille conjugale est sans cesse investi dans cette direction. Colette, elle, vit maritalement avec son concubin. Divorcée, le mariage lui laisse un goût amer dont elle ne veut plus refaire l’expérience. Très attachée à son concubin, sans pour autant vouloir franchir le pas, la SCI s’impose à elle comme un expédient juridique des plus intéressants. Tel qu’elle l’a fait rédiger, le contrat sociétaire s’apparente à un succédané de contrat de mariage ; la SCI devient une société conjugale de prévoyance. Les obligations et règles à respecter par chacun y sont listées et notamment celles concernant la gestion commune de l’actif et du passif de la communauté des associés, la contractualisation d’un emprunt, l’obtention des consentements, l’attribution préférentielle, la disposition des revenus, le devoir de cohabitation, l’entretien du logement familial etc. A leur façon, les clauses statutaires font écho au devoir mutuel de fidélité, de secours et d’assistance que se doivent les époux, prescrit par les articles 212 et suivants du Code Civil. Enfin, il est possible d’évaluer cette solidarité entre concubins à travers un autre montage particulier, que nous n’avons pas rencontré, mais qu’il est bon d’expliciter : l’acquisition croisée [Figure 12].
Le droit autorise deux concubins, qui ne sont pas appelés dans la succession l’un de l’autre et qui habitent sous le même toit, à faire en sorte que le survivant continue à jouir du bien acquis à deux le reste de sa vie – sans que leurs enfants, s’ils en ont, puissent faire valoir leurs droits successoraux. L’opération, décrite dans le schéma ci-dessus, consiste alors à faire acheter à l’une des deux personnes la nue-propriété indivise (moitié 1) et l’usufruit de la seconde moitié (moitié 2) et à l’autre la nue-propriété de la seconde moitié et l’usufruit de la première. Le décès de l’un des deux concubins éteint son usufruit sur les parts de l’autre qui en récupère la pleine-propriété et continue à jouir des parts du premier puisqu’il en possède l’usufruit. Repéré sur le plan fiscal comme un « succédané de tontine » 611 , ce montage spécifique est peu usité en raison d’une part de l’impossibilité pratique de distinguer l’usufruit d’une moitié indivise de l’autre et, d’autre part, d’un risque de donation déguisée condamné par la loi. De facto, les montages usités sont plus simples, ce qui n’interdit pas aux concubins d’insérer des clauses tontinières dans les statuts de la SCI 612 .
Lorsqu’un des associés, peu impliqué au demeurant, n’a pu répondre à des appels de fonds pour travaux, ses trois autres amis-associés l’ont compris et ont avancé l’argent à sa place. Leur amitié a balbutié mais n’a pas flanché. La solidarité financière ne s’est pas arrêtée au déclenchement du montage, elle s’est poursuivie dans le cours de la vie sociétaire :
‘« […] C’est-à-dire qu’au départ, c’est toujours une histoire de rencontres qui sont sympathiques et tout et bon dans le temps, ça peut changer. La preuve, c’est qu’il y a quelques temps, il y a l’un des associés qui a été plus moins bancal (sic) au niveau financier. Donc il faut que les trois autres se serrent les coudes pour continuer quand même. C’est très important parce que les associations c’est toujours très bien, puis avec le temps… »Finalement, sans que cela remette en cause les propos moraux de Bernard, cet associé a quitté la SCI en s’excusant de sa défaillance et en remerciant malgré tout ses amis d’avoir fait jouer le principe d’équivalence propre aux amitiés morales. Il a anticipé un conflit dont la probabilité aurait augmenté s’il était resté.
Comme nous pouvons le noter, la solidarité juridico-financière renvoie à d’autres formes de solidarités plus « pures ». Ainsi en est-t-il, à ce sujet, de l’usage des cessions de parts symboliques – dont le prix payé couvre la plupart du temps les frais d’enregistrement fiscal et ne reflète pas la valeur réelle des parts. Les proches et les parents sont les principaux bénéficiaires de cette pratique où se mêlent solidarité et avantages fiscaux. Leurs représentations de la solidarité réfléchissent des images quasi philosophiques du lien communautaire et de la circulation intergénérationnelle. Certains font de la solidarité familiale et de la transmission patrimoniale un « devoir moral » [Martine, Laurent] qui contribuera à la construction identitaire de leurs enfants et les aidera à se faire une place dans la société. L’enjeu est d’éviter qu’ils endurent les mêmes galères qu’eux à leurs âges ; en cela, le passé leur semble structurant et instructif pour préparer l’avenir. La générosité dont ils font preuve leur donne en outre une sorte de « puissance identitaire » : ils se sentent « parents à part entière » [Martine], ce qui ne peut, d’un point de vue psychologique, par acquit de conscience, que les pacifier. Ajoutons qu’à ce stade le droit des sociétés civiles prévoit, via l’article 1870 du Code Civil, que le décès d’un associé ne provoque pas la dissolution de la société… et donc la fin du projet patrimonial. La société continue, sauf clauses contraires bien entendu, avec ses héritiers, légataires ou ayant-droits, ce qui n’entame pas le circuit de la transmission. Cette disposition peut faire le jeu de ceux qui tout en donnant veulent laisser une trace [Robert, Charles, entre autres]. Une solidarité posthume en somme.
D’autres, peu à l’aise avec les concepts juridiques, s’en remettent à des valeurs qu’ils cultivent depuis longtemps. Paul n’a pas appris la solidarité à travers le droit, loin s’en faut. Catholique pratiquant, cheville ouvrière d’œuvres caritatives, ancien scout et fils d’un militaire dévot, il enveloppe la communauté d’un sens religieux et politique – socialiste chrétien ? – qui entre en concurrence avec le sens que le droit donne à la SCI et à la communauté utilitaire. C’est pourquoi il repousse presque le terme de SCI pour intituler le montage dans lequel il évolue avec son épouse et sa belle-mère (cf. supra, chapitre 7, § 7.1). D’autres encore, comme Bernard, font se rejoindre solidarité, communauté et respect de la parole donnée, le droit sociétaire ne faisant qu’asseoir un état d’esprit pré-juridique.
A ce titre, quelques juristes de renom s’efforcent de « nettoyer » le droit des contrats de sa vision strictement « sécuritaire ». Si ces commentaires portent surtout sur le contrat dans le monde des affaires et des relations commerciales, un parallèle avec notre propos ne s’avère pas des si saugrenus. Parmi ces juristes hétérodoxes, Denis Mazeaud avance l’idée séduisante d’un « solidarisme contractuel » 614 . Pour lui, le contrat est le creuset de l’intérêt commun des parties et le « siège d’une union sacrée face à la crise qui peut frapper l’un des partenaires, ce qui se traduit par un double devoir de coopération et de collaboration ». Le lecteur aura ici fait le lien avec le cas de Bernard. Précisément, il invoque un altruisme et une éthique contractuels rivés aux valeurs de fraternité et de solidarité, ce qui pour les partisans d’une orthodoxie contractuelle préfigure une dérive sentimentale et morale fâcheuse ; le contrat perdrait de sa prévisibilité ou de sa sécurité juridique. La nouvelle culture contractuelle qu’il défend découle donc, à notre avis, d’une observation sociologique des mœurs. S’il promeut un « contrat sociable », fondée sur la décence, la loyauté et la transparence – i.e. « l’obligation pré-contractuelle d’information » –, il exhorte également à l’institution d’un « contrat solidaire » où l’esprit de solidarité se réalise dans un « devoir d’assistance à autrui » ; le devoir de conseil et de renseignement complète l’obligation pré-contractuelle d’information. Au final, la force obligatoire du contrat ne repose pas que sur un fondement économique – la sécurité des transactions – mais aussi sur un fondement moral – le respect de la parole donnée. Dominique et Bernard n’ont pas attendu les critiques de ces contradicteurs pour faire de leur montage un modèle de solidarisme contractuel.
Les associés ont donc, en guise de solidarité, un droit à l’information (article 1855 du Code Civil) qui est plus ou moins bien respecté selon de la ligne fixée et une éventuelle monopolisation du pouvoir (cf. infra, § 10.2 et chapitre 11). Les gérants et/ou les associés les mieux armés sont en principe tenus d’assister leurs autres coassociés. Il s’offre ainsi à nous une seconde lecture du droit des sociétés au travers de laquelle la solidarité se démarque par son caractère politique. Sauf dispositions statutaires contraires, toutes les décisions collectives sont entérinées à l’unanimité (article 1852). Nous parlerons alors d’une solidarité politique totale qui contraste avec une solidarité politique relative justiciable, elle, d’une prise de décision à la majorité.
Claudine ATTIAS-DONFUT, « Le double circuit des transmissions » in Claudine ATTIAS-DONFUT (dir.), Les solidarités entres générations. Vieillesse, familles, Etat, Paris, Nathan, « Essais & Recherches », 1995, p. 41-81.
Nous empruntons ce schéma à Suzel CASTAGNE, « Droit général des sociétés. Usufruit et nue-propriété d’actions et de parts sociales. Commentaires », Juris-Classeur, Fascicules de commentaires, n° 11, 1998, p. 1-34.
Axel DEPONDT, Les sociétés civiles de famille dans la gestion du patrimoine, op. cit., p. 104.
Dénommé aussi « clause d’accroissement », le pacte tontinier permet à deux concubins qui acquièrent un bien d’attribuer au survivant la propriété de ce bien, avec effet rétroactif au jour de l’acquisition. Le dernier vivant des co-acquéreurs n’a donc pas à racheter la part de l’autre et les héritiers, y compris réservataires, de l’acquéreur décédé ne peuvent faire valoir aucun droit sur le bien affecté d’un tel pacte. Pour autant, toute sortie de ce pacte durant la vie commune est impossible, sauf décision unanime pour vendre le bien et de s’en répartir le prix : « A défaut d’un tel accord, la situation est bloquée jusqu’à l’accomplissement naturel des destinées ». Cf. Bernard ABRY, L’union libre, Les Mémos de Conseils par des Notaires, Paris, Conseils, 1999.
Cf. Denis MAZEAUD, « Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? » in L’avenir du droit. Mélanges en l’honneur de François Terré, Paris, Dalloz/PUF/Juris Classeur, 1999, p. 603-634. Il s’agit d’une « devise dans laquelle se cristallise la doctrine du solidarisme contractuel, une médiane entre un libéralisme sauvage et béat et un socialisme dirigiste et bigot, en vertu de laquelle l’altruisme, la patience, l’entraide, la tolérance, le respect mutuel, l’indulgence, le sens de la mesure, la cohérence et d’autres vertus encore constituent un code de bonne conduite, une éthique que chaque contractant doit respecter dans l’univers contractuel ».