Davantage de gérances unipersonnelles et masculines

Penchons-nous tout d’abord sur la transcription chiffrée du phénomène. Que cela soit au sein de l’échantillon « BDSCI.XLS » ou du corpus des porteurs de parts enquêtés, près de 80% des SCI sont dirigées par un gérant unipersonnel [Tableaux 49 et 50]. Toutes choses égales par ailleurs, l’adoption d’une gérance unipersonnelle caractérise un peu mieux les SCI « ICP » que les SCI « HAB » (640/1 210 et 52/79), ce qui est autant dû à un effet de structure qu’au recours stratégique plus que fréquent de la technique sociétaire dans l’univers professionnel des indépendants et des entreprises.

Le choix très majoritaire d’une gérance unipersonnelle corrobore l’une de nos précédentes constatations, celle d’une individualisation projective et de la mobilisation familiale, amicale ou partenariale qui s’ensuit. Cela étant dit, certaines gérances collégiales, reflétant a priori des situations plus égalitaires et démocratiques, homologuent aussi, paradoxalement, cette tendance individualisante. C’est le cas par exemple quand un couple seul ou accompagné d’un enfant s’approprie la fonction dirigeante. Les stratégies « égoïstes » de protection du conjoint, d’enrichissement conjugal et de transmission préciputaire favorisent cette double inflexion gestionnaire et politique.

Tableau 49 – Type de gérance des SCI de l’échantillon selon leur « Destination »
TYPE GERANCE SCI HAB SCI ICP TOTAL
Unipersonnelle
Homme
Femme
Femme veuve
Personnes morales 
570
448
107
5
10
640
491
128
6
15
1 210
939
235
11
25
Collégiale
Partenaires
Couples (dont concubins)
Parents/enfants
Grands-parents/petits-enfants
Fratrie
132
76
34
8
1
13
179
83
81
7
-
8
311
159
115
15
1
21
TOTAL 702 819 1 521

Source : « BDSCI.XLS »

Les partenaires et les couples représentent à eux deux 88,1% (274/311) des gérances collégiales de l’échantillon, laissant loin derrière les options familiales plus ou moins ouvertes. Cette prééminence s’explique assez bien si d’une part, pour les partenaires, qui plus est égalitaires, nous envisageons le partage du pouvoir politique comme une extension de celui du pouvoir économique et si, d’autre part, nous regardons un couple comme un duo de partenaires embarqués dans une affaire patrimoniale privée ou professionnelle. Nous pensons précisément à quelques couples de travailleurs indépendants ou de conjoints collaborateurs pour qui patrimoine professionnel et patrimoine privé se superposent. L’identification totale à l’entreprise, le partage commun des risques et des bénéfices professionnels se retrouvent dans les projets patrimoniaux privés et les montages sociétaires employés à cette fin. Coïncidence des existences, des carrières et des décisions donc. De façon plus microscopique, le second tableau met également en relief le poids des partenaires dans les gérances collégiales (15/30). Il nous montre qu’à coté des couples, des fratries et des associations parents/enfants peuvent toutefois choisir une direction sociétaire polycéphale. C’est à notre avis l’œuvre d’une normalisation familiale – i.e. l’effet d’une optimisation de la communication familiale sous couvert d’une référence commune 626 –, d’un processus actif de socialisation juridico-financière ou d’apprentissage de la rationalité juridico-financière (cf. infra, § 10.3), d’une sauvegarde d’un idéal d’égalité et d’équité dans certaines familles et sur lequel nous reviendrons en fin de section.

Tableau 50 – Type de gérance des SCI des enquêtés PDP selon leur « Destination »
TYPE GERANCE SCI HAB SCI ICP TOTAL
Unipersonnelle
Homme
Femme
Personne morale
27
21
6
-
52
44
5
3
79
63
11
3
Collégiale :
Partenaires 
Amis 
Ego + société
Parents/enfants
Couple
Fratrie
8
-
1
-
4
2
1
22
15
2
1
-
2
3
30
15
3
1
4
4
4
TOTAL 35 74 109

Source : Entretiens et archives RCS

A la lecture des résultats, un autre phénomène éclot, tout aussi sociologique et tout aussi révélateur du primat de la ligne monarchique. 77,6% (939/1 210) des gérances unipersonnelles de l’échantillon sont masculines contre seulement 19,4% (235/1 210) de gérances féminines. La disparité s’accentue encore plus dans le corpus des SCI des enquêtés puisque 79,7% de ces gérances sont masculines et 13,9% féminines.

Dans la mesure où les montages sociétaires sont en général familiaux et, en particulier, centrés sur la famille restreinte, nous pouvons conclure à une « tentation masculine du pouvoir » 627 . Les hommes exercent un contrôle sur la gestion financière et patrimoniale qui suscite une relégation au second plan de l’épouse et des enfants. Ceux-ci s’alignent sur les ambitions d’un mari, chef de famille ou chef des projets d’un groupe familial fermé 628 . Ce qui est alors vrai pour la répartition des tâches pratiques, plutôt disjonctives, l’est avec plus d’ampleur pour les tâches gestionnaires décisionnelles. L’administration des intérêts juridico-financiers revient à l’homme, sans que cela mette à mal les observations des sociologues de la famille sur un déclin progressif de l’autorité du mari et sur une plus grande implication des femmes dans l’espace décisionnel domestique 629 . Ce faisant, lorsque les femmes accaparent seules la gérance, nous pouvons y voir le corollaire soit d’une sorte d’inversion culturelle localisée des rôles conjugaux – elles prennent la charge de l’économie familiale y compris jusque dans l’exercice du pouvoir exécutif sociétaire –, soit d’un ralliement du mari et des enfants au projet patrimonial professionnel ou privé de l’épouse/mère. Les itinéraires de Béatrice, Hélène, Solange et Stéphanie restent à ce sujet des plus indicatifs.

Notes
626.

Sur la normalisation comme facteur d’intégration sociale et comme indice d’un acquiescement aux normes d’un groupe, cf. Alain BLANCHET et Alain TROGNON, La psychologie des groupes, op. cit., p. 51.

627.

Nous empruntons l’expression à Jean-Claude KAUFMANN, Sociologie du couple, op. cit., p. 99. Bien qu’il la consacre à la répartition des tâches domestiques et ménagères, nous pensons qu’elle peut être reprise pour notre analyse.

628.

Nous entrons alors dans la sphère de l’« hyper-conjugalité », c’est-à-dire de l’hégémonie des stratégies masculines au service desquelles toute l’organisation de la famille est consacrée. Cf. Chantal NICOLE-DRANCOURT, « Stratégies professionnelles et organisation des familles », op. cit.

629.

Cf. François DE SINGLY, Sociologie de la famille contemporaine, op. cit., p. 102.