Leadership, compétences et charisme. Des effets d’assignation statutaire

Les situations de gérance unipersonnelle nous interpellent parce qu’elles marquent l’existence d’une forme de domination dans les groupes d’associés familiaux, amicaux ou partenariaux. Afin de mieux s’en persuader, nous partirons de la typologie analytique édifiée par Max Weber et exposée dans Economie et société 630 . Selon lui, la relation de domination légitime – la chance pour d’aucuns de trouver obéissance ou docilité de la part d’un groupe déterminé d’individus – peut revêtir soit un caractère rationnel ou légal, soit un caractère traditionnel, soit un caractère charismatique. La domination est en premier lieu rationnelle-légale si un ensemble de règles juridiques explicites vient astreindre les individus à respecter celui qui exerce cette domination. Elle est en second lieu traditionnelle si elle repose sur une sacralité de dispositions transmises in temporis et du pouvoir conféré à un chef ; les membres du groupes sont inféodés à ce chef qui entretient des valeurs morales et patrimonialistes séculaires. Elle est enfin, en troisième lieu, charismatique du fait de l’aura reconnue par des individus à une personne douée d’un pouvoir particulier, quasi religieux.

Si Max Weber prétend que les deux premiers types peuvent s’emboîter, il met à part le troisième et concède son extériorité à l’économie. Pour ce qui nous préoccupe, nous arguons d’une intrication des trois types, le charisme étant moins saisi comme l’expression d’une force surnaturelle authentique que comme celle d’une personnalité bien trempée, essayant de prendre l’ascendant sur autrui et sur la gestion patrimoniale sociétaire. Nous rejoignons alors ici le sociologue allemand dans son essai de théorisation de ce qu’il dénomme la « routinisation du charisme » 631 . Pour qu’elle se transforme en relation durable, la domination charismatique peut se traditionaliser et/ou se légaliser ; il en va du maintien de la communauté, de la conservation temporelle de son esprit et de ses intérêts matériels, de la succession du représentant groupal. A plusieurs égards, notre enquête abonde dans le sens d’une domination à la fois traditionnelle et charismatique et ce, bien que ceux-ci feignent souvent de s’identifier à des managers, des chefs d’équipe, ou des « leaders démocratiques » 632 .

En instance de divorce avec son mari pour adultère, Martine dénonce l’emprise que celui-ci a toujours exercée sur ses enfants et elle ainsi que sur leur patrimoine. Tout porte à croire que son influence s’est accrue à mesure de la consécration de son entreprise industrielle ; son nouveau statut social et sa richesse l’auraient grisé – parti petit artisan, il est devenu en une vingtaine d’années un puissant industriel reconnu régionalement. Dans sa bouche, il apparaît comme un potentat qui a toujours « fait ses lois ». Autoritaire, impulsif, régnant sans partage sur la cellule familiale et ses intérêts matériels, il était presque impossible de ne pas le retrouver à la tête des SCI. Nulli concedo. Le droit sociétaire est même venu lui garantir un plus grand contrôle politique et économique, institutionnaliser son pouvoir patriarcal et discrétionnaire (cf. infra). Sensiblement moins « despotiques », Jean-Louis et Patrick ont aussi usé des normes juridiques légales pour légitimer leur position dominante dans le groupe d’associés et bien rappeler, à qui voudra l’entendre, qu’ils ont fécondé le projet sociétaire :

‘Q – En tant que gérant, vous occupez une place particulière…
« Bien sûr. Je fais office de catalyseur. Je reste quand même l’élément de décision. On me suit, bon parfois avec plus ou moins d’enthousiasme, mais on me suit quand même. Mais c’est vrai que la décision finale, en toute honnêteté, à partir du moment où je sens qu’il n’y a pas un non catégorique, bon ben c’est moi qui la prend. »
[Jean-Louis, PDP 10]’ ‘« […] Il y a un conseil que je donne lorsque je rencontre des jeunes ou des amis, c’est que moins il y a d’associés et mieux on se porte. Associés veut dire conflit. Alors on peut dans certains cas trouver des associations qu’on pourrait appeler de « complémentaires » par le biais d’un commercial plus un technicien de haut-vol, qui apportent leurs compétences au sein d’une société et qui peuvent donc partager leur autorité et leurs responsabilités. Mais en règle générale – je ne parle pas des grands groupes financiers – je dirai tout bêtement qu’on ne peut pas mener un bateau avec deux capitaines. Il faut toujours qu’il y ait un responsable au-dessus des autres […] »
[Patrick, PDP 22]’

Jean-Louis se représente sa mission de gérant comme celle d’un « catalyseur » ; il canalise et synthétise en outre les impressions de ses frères et sœurs sur les investissements, les travaux et l’organisation comptable. Son optique semble plus démocratique que celle du mari de Martine, quand bien même les décisions finales lui reviennent. Son pouvoir dans la SCI va de pair avec son pouvoir dans la fratrie. C’est comme si un droit d’aînesse agissait et qu’en tant qu’autorité morale restante – les parents sont décédés – ses frères et sœurs n’osaient pas trop éveiller chez lui de crispations.

Avec Patrick, au contraire, les raisons d’une monopolisation du pouvoir politique sont mues par davantage de pragmatisme. De son expérience passée dans un établissement bancaire, au service d’entrepreneurs en tout genre, il a retiré certains principes d’action qui le poussent à redouter la multiplication des associés et les concessions politiques que cela réclame. Il préfère tabler sur une limitation numérique et s’installer seul à la barre du bateau. Aussi importe-t-il une règle de conduite ou une éthique qui a traditionnellement cours dans le monde des PME, monde où les dirigeants s’accrochent à une vision patrimonialiste de la gestion et du pouvoir tant sur les biens que sur les hommes.

L’enchevêtrement du traditionnel, du charismatique et du légal s’incarne encore dans les pratiques et représentations du pouvoir patrimonial sociétaire de Robert. Nous avons déjà vu plus haut (cf. supra, chapitre 7, § 7.2), qu’il s’était appuyé sur la rédaction des statuts pour renforcer le message ou la mission de protection de la mémoire et du patrimoine familial. Gardien d’une vieille tradition rurale, tacitement élu par sa mère et sa tante, il s’imagine avoir un défi à relever. Par-delà l’offre de ses compétences techniques et de son temps, il en fait une question d’honneur… ou de fierté personnelle, comme tend à le prouver son discours :

‘Q – Qu’est-ce que vous faites concrètement dans les SCI ?
« Mon rôle en particulier ? Suivant les circonstances, je suis simple associé ou gérant. Mais entre nous, je suis toujours le moteur »
R – Le moteur ?
« C’est moi qui ai eu cette réflexion, de ne pas démembrer les biens qu’avaient mes grands-parents en tant qu’agriculteurs et d’essayer de gagner de l’argent avec l’immobilier […] »
[Robert, PDP 12]’

et :

‘« Je suis le moteur, l’esprit ou l’âme. Dans la première SCI, le gérant c’est moi. Pourquoi ? Ben parce que j’ai un peu la frousse des autres associés. Dans la deuxième, là, c’est une affaire vraiment familiale entre mon épouse et mes enfants. La gérante, c’est mon épouse. Puis, comme elle est plus jeune que moi et que je vais crever avant elle… La troisième, vu qu’il y a des problème de luttes énormes, je suis toujours gérant mais j’aurais bien voulu me débarrasser de la gérance. Et dans la quatrième, c’est encore mon épouse la gérante. »
[Robert, PDP 12] ’

Il ne confine pas son rôle de gérant à celui d’un simple gestionnaire financier, ou, à tout le moins, pas uniquement. Plutôt, dirions-nous, le situe-t-il à mi-chemin entre le rationnel et le symbolique ou le mystique. Le rationnel parce que c’est lui qui reste à l’origine de la fructification des projets patrimoniaux grâce à des montages juridico-financiers ad hoc. Le symbolique ou le mystique parce qu’il se considère comme leur « esprit » ou leur « âme ». Il s’efforce non seulement de préserver le message des ascendants, mais aussi de laisser son empreinte (cf. infra, § 10.3). En ce sens, il se rapproche du « nouveau chef de famille » 633 ou de l’« héritier désigné » 634  ; celui qui se sert des volontés de sa mère et de sa tante puis du rite de l’assemblée générale pour instituer sa fonction de gérant autoproclamé et espéré. Un double effet d’assignation statutaire, de fait et de droit, se fait donc jour. Mais s’il a brigué la gérance, c’est aussi, dans cette veine, en raison de la méfiance qu’il nourrit envers sa sœur et son frère. Cette fonction de contrôle se présente ainsi pour lui comme un bon moyen de s’imposer comme le chef du clan, de prévenir des tensions et de restreindre des transgressions normatives, la naissance d’un contre-pouvoir 635 . Nous verrons pourtant dans le dernier chapitre que cette fonction, même exercée avec la plus grande fermeté, n’élude pas toujours la perte de cette légitimation statutaire et l’émergence de troubles.

L’enquête nous oblige finalement à intercaler un quatrième type : la domination par les compétences, qui rend en partie raison de la disjonction des tâches gestionnaires, de la division des territoires, de la logique procurative ou de l’apathie de certains associés. Ils acceptent, par commodité, calcul, réalisme, réflexe, « envoûtement » ou absence de choix, que le « meilleur » ou le plus informé du groupe prenne le leadership du montage et leur en fassent, directement ou non, profiter. Dès cet instant, l’« expert désigné » occupe la gérance par son dynamisme et en vertu d’une assimilation socio-cognitive du savoir au pouvoir. C’est lui qui récolte des informations indispensables et les retransmet aux associés les moins intéressés et les moins compétents 636 .

Cette domination par les compétences peut alimenter, les cas de Jean-Louis, Patrick et Robert le démontrent, une domination charismatique et traditionnelle. Pour autant, elle a une existence propre qui suffit au détenteur des connaissances et compétences pour prendre ou être nommé à la gérance. Gérant d’une SARL d’assistance aux PME, ancien directeur administratif d’une entreprise lyonnaise, Dominique a été « nommé d’office » à la tête de la SCI qu’il a constituée avec Bernard et ses deux autres amis. Il est d’ailleurs autant, si ce n’est même plus, comparé par Bernard à un « gérant de fait » qu’à un gérant de droit, ce qui signifie que même si Dominique n’avait pas officiellement accepté cette responsabilité, il aurait été prié de s’exécuter, pour le bien commun. Pour Richard, directeur technique d’une SA, la nomination à la gérance relève par contre plus, il le dit lui-même, de sa « sédentarité ». Expliquons-nous. A la différence de ses autres associés, il est peu sollicité pour se déplacer dans le but de nouer des contacts commerciaux ou de traiter des marchés. Sa partie est technique, ce qui le conduit à demeurer sur place pour surveiller la production et gérer la maintenance. Il ne se vante pas d’avoir plus de connaissances juridico-financières que les autres mais a été désigné par ses pairs en raison de son assiduité et de sa présence in situ, génératrices elles aussi de confiance et d’estime.

En définitive, il convient de ne pas trop réduire la domination par les compétences aux seules dimensions juridico-financières, théoriques et pratiques ; la compétence peut être une aptitude à être là au bon moment – the right man in the right place –, surtout quand les autres associés, concentrés sur leurs activités professionnelles, ne disposent pas du temps nécessaire à la gestion du patrimoine immobilier. Ici, la domination n’a plus le sens d’une autorité forte, raide et parfois condescendante mais celui, plus édulcoré, d’une dépendance conclue et harmonieuse.

Notes
630.

Cf. Max WEBER, Economie et société, tome 1, op. cit., p. 289 sq.

631.

Ibid., p. 326 sq.

632.

Cf. Alain BLANCHET et Alain TROGNON, La psychologie des groupes, op. cit., p. 104. Le leader démocratique fixe des buts, définit des moyens pour les atteindre et négocie une répartition des rôles avec les autres membres du groupe. Il se distingue du leader autoritaire, qui décide seul de tout sans tenir compte des autres avis, et du leader « laisser faire », qui s’estime être un acteur-ressource dans un groupe maître de son destin.

633.

Cf. Anne GOTMAN, Hériter, op. cit., p. 133.

634.

Cf. Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire, op. cit., « Les rites d’institution », p. 121 sq.

635.

Nous en reparlerons dans le dernier chapitre mais Robert nous a déclaré que son frère, très attiré par le titre – attitude qu’il ne se prive d’ailleurs pas de brocarder au passage –, aurait bien voulu être gérant d’au moins une SCI. Comme si cette fonction renfermait quelque chose de magique. Sur cette dimension magique de l’acte d’institution, cf. Pierre BOURDIEU, ibid. supra, p. 126.

636.

Il s’agit du « schéma de communication à deux étapes », dit Two Steps Flow of Communication , décrit par Alain DEGENNE et Michel FORSE, Les réseaux sociaux, op. cit., p. 187. Le membre de plus influent du réseau recueille l’information via le canal médiatique et la relaie autour de lui. Ceci lui permet d’exercer une influence des plus efficaces, les autres membres tombant alors sous la coupe d’une autorité sociale.