Transpositions légales de l’ordre socio-symbolique

Le gérant-leader, quelle que soit la racine et l’allure de son leadership, n’est jamais vraiment à l’abri d’un désaveu des autres associés (cf. infra, chapitre 11, § 11.3). S’il est le plus fort, le plus compétent ou le plus charismatique, il a tout intérêt à métamorphoser cette autorité en une autorité légale qui lui permette d’assurer ses arrières et de rester un leader officiel et inamovible. C’est l’une des leçons que nous tirons non seulement de la doctrine juridique, mais aussi des théories contractuelles rousseauiste (cf. supra, l’épigraphe du chapitre) et wébérienne. Sa domination factuelle, culturelle, mentale ou morale doit virer à une domination réglementaire « immunisante ». Les clauses statutaires peuvent, pour ce faire, lui être d’un grand secours.

Notre travail sur les statuts archivés au Greffe des SCI des enquêtés ne nous a pas, pour autant, permis d’extraire – outre dans le cas de l’agrément relatif aux cessions de parts (cf. infra, chapitre 11, § 11.1) – des dispositions politiques particulières, qui seraient venues réaffirmer le potentiel stratégique des porteurs-gérants ; nous nous attendions à vrai dire à découvrir des originalités rédactionnelles. Nous nous restreindrons donc à une explication des textes juridiques, à des spéculations et des simulations comportementales.

En parcourant le droit sociétaire, nous nous apercevons que les associés jouissent d’une grande liberté pour arranger la gérance selon leurs souhaits et leurs besoins 637 . Compte tenu de ce que nous avons dit précédemment, cette liberté politique échoit surtout à l’un d’entre eux, celui qui féconde la ligne d’action générale du projet patrimonial. Le gérant s’appuie ainsi sur l’écrit juridique pour ratifier sa désignation à ce poste : il est soit nommé dans les statuts au début du montage, soit par un acte ultérieur sur décision prise à la majorité des associés – quoique les statuts puissent prévoir des règles alternatives, dont celle d’unanimité (article 1846 du Code Civil). Sur un principe analogue, celui d’une permissivité contractuelle, le gérant est révocable soit à la majorité, soit à l’unanimité (article 1851), et cette révocation, excepté là encore clauses contraires, n’entraîne pas ipso facto la dissolution de la SCI.

L’exposé de ces deux dernières conditions est plus qu’intéressante sur un plan sociologique. D’une part, un gérant lambda, au demeurant précautionneux, peut rédiger ou faire rédiger par un praticien une clause adaptée légalisant son inamovibilité. Etant donné qu’il est aussi associé, détenteur de droits de vote, il peut faire découler sa révocation d’une décision unanime des associés. En participant à ce titre au vote de la décision le concernant, l’unanimité ne sera jamais atteinte 638 et il pourra continuer son œuvre ad vitam aeternam. D’autre part, il peut également prendre soin d’introduire une clause stipulant que son éviction met fin à la SCI. Si son limogeage résulte de déboires relationnels persistants, d’un excès d’autorité ou n’est tout simplement pas justifié 639 , la dissolution peut ressembler à une mesure de rétorsion (cf. infra, chapitre 11) ; s’il ressortit à une remise en cause de l’objet poursuivi et de l’esprit du montage, la dissolution ponctue la fin de l’histoire co-contractuelle – le gérant, tel un capitaine n’abandonnant pas son navire, « meurt socio-juridiquement » avec sa société, si l’on nous permet la formule.

Concrètement, son pouvoir se décline en un pouvoir interne, à savoir l’accomplissement de tous les actes de gestion requis par l’intérêt sociétaire (article 1848) : gestion comptable et fiscale de base, et un pouvoir externe, c’est-à-dire l’engagement de la SCI dans le rapport avec les tiers (article 1849) : banque, locataires, administrateurs de biens, entreprises de bâtiment, justice, etc. Au même titre qu’un dirigeant de société commerciale – gérant de SARL ou PDG de SA – il est personnellement responsable envers les associés et les tiers d’un manquement constaté aux clauses statutaires, des infractions et délits réglementaires et des incuries gestionnaires graves (article 1850). Il a une triple responsabilité civile, fiscale et pénale et son champ d’action doit clairement être circonscrit dans les statuts. En somme, c’est l’objet sociétaire qui est supposé peser sur sa conduite 640 . Si sa déloyauté est par exemple avérée, qu’il détourne à son profit des actifs sociétaires, il viole son mandat et peut être attaqué en justice pour abus de confiance 641 . D’où la chance ou la liberté légale – elle joue dans les deux sens – dont bénéficient les associés de pouvoir limiter son action, notamment en matière financière, dès le départ ou durant la vie sociétaire. « La liberté des uns commence où s’arrête celle des autres », comme le dit le dicton. Il faut qu’ils se concertent pour déterminer, à la majorité ou à l’unanimité, des clauses habilitant le gérant à conclure tels actes au détriment de tels autres. Mais si cette option vaut, comme nous le pensons, pour des SCI égalitaires à fonctionnement démocratique, elle est plus qu’incertaine, si ce n’est utopique, pour des SCI inégalitaires, de type familial, où le pouvoir décisionnel et gestionnaires est concentré. A moins qu’il ne considère son épouse et ses enfants comme des partenaires à part entière, nous imaginons mal un père de famille, à l’origine du montage et un brin autoritaire, approuver ce genre de motion ou de système de surveillance ; son identité de chef de famille serait heurtée.

Cette domination légale du gérant, leader tout-puissant, n’opère véritablement que si elle rencontre chez les associés un écho favorable. Il faut être deux. Quand bien même les associés demeurent minoritaires, ils ne sont pas pour autant privés de leur droit de vote, et c’est là l’une des contradictions du système. Ils détiennent moins de parts, donc moins de pouvoir de décision, mais peuvent participer aux décisions « collectives » 642 . Un pseudo quitus à la clé ? Afin qu’ils exercent leur droit de vote et prennent leur décision en toute connaissance de cause, il est de leur droit, comme nous l’avons exposé supra (§ 10.1), d’être informés le plus précisément possible sur la gestion de la SCI (article 1855). Ils ont le droit d’obtenir communication des documents sociétaires une fois par an, de poser des questions écrites au gérant une fois par an aussi – ou selon une autre fréquence indiquée dans les statuts – et de consulter le rapport de gestion établi par le gérant lors de la clôture annuelle de chaque exercice comptable.

S’ils le décident au préalable, les modalités de consultation inter-associés peuvent être simplifiées. Ils peuvent en effet exprimer leur consentement non plus lors d’une assemblée, mais dans un acte écrit (article 1854). L’obtention de l’accord nécessaire à la vente d’un bien immobilier est à ce propos exemplaire 643 . S’ils sont d’accord pour autoriser la vente, le gérant peut leur envoyer directement à chacun la promesse de vente, leur simple signature venant alors sceller leur accord. Cette disposition vaut surtout pour les SCI partenariales ou familiales étendues, dans lesquelles certains associés sont géographiquement disséminés ; elle a pour objectif de faire gagner un temps précieux, à condition que le gérant soit sûr que tous les associés donneront leur accord. Elle est, tout comme l’assemblée d’ailleurs (cf. supra, chapitre 7, § 7.1), quelque peu superflue dans d’autres SCI familiales car le gérant majoritaire engage seul la société dans l’achat et « amadoue » souvent son épouse ou ses enfants pour décrocher leurs signatures. C’est en particulier le cas de Norbert (cf. supra, extrait d’entretien) qui joue sur le ressort de la confiance familiale et de la désaffection gestionnaire de son épouse et de sa fille unique pour leur faire signer des documents et des actes « à l’aveugle ». Dans ce contexte, la signature valide juridiquement l’acte écrit, authentifie, par définition, la participation contractuelle « sincère » et responsable d’un associé. Ce geste a trait à l’acte d’investiture ou d’institution, à l’assignation statutaire, qui communique ou publie ce que le signataire a à être. Mais sous un angle moral, cette authenticité et cette sincérité sont sujettes à caution, du fait même des « artifices démagogiques » employés par Norbert. De surcroît, son épouse et sa fille ne peuvent pas tout à fait être désignées comme impliquées : elles le questionnent rarement, ne consultent jamais les documents sociétaires et les rapports de gestion, ainsi que le droit les y autorise. Leur confiance et leur indifférence déforment leur identité juridique, socio-politique, ce qui alimente d’autant le leadership de Norbert.

Une autre dimension du pouvoir légal d’un gérant doit enfin être révélée. Elle touche au contrôle et à la répartition des parts dans les montages familiaux démembrés. Nous avons vu que tout associé avait le droit de prendre part aux décisions collectives, d’activer son droit de vote et que certaines résolutions ne revenaient pas qu’au seul gérant. Des praticiens proposent d’esquiver ces « écueils » – i.e. de conforter une ligne monarchique –, en privant certains associés de leur droit de vote. Ils plaident pour un démembrement de la propriété des parts entre usufruitier et nu-propriétaire. Cependant que la doctrine juridique n’attribue le statut d’associé et donc le droit de vote qu’au seul nu-propriétaire 644 , certains patriciens finalisent des aménagements conventionnels. Ils contestent en cela un postulat en vigueur depuis longtemps dans le monde juridique et qui dénie un droit politique à l’usufruitier 645 . En habillant les statuts, ils peuvent et vont conférer les pleins pouvoirs aux usufruitiers, laissant les nus-propriétaires en retrait. Dans le sens où, dans la majorité des situations, ces montages regroupent des parents et leurs enfants, les parents usufruitiers cumulent de la sorte pouvoir gestionnaire et décisionnel.

Toutefois, d’autres juristes insistent là-dessus, une telle clause doit tout de même permettre au nu-propriétaire de participer aux assemblées avec une voix consultative : « Même interdit de vote, le nu-propriétaire n’est pas interdit de parole » 646 . Les praticiens qui ont tendance à adjuger la totalité des droits de vote à l’usufruitier détournent la nature du démembrement qui est d’instaurer une « collaboration équilibrée » et prennent ainsi le risque de « favoriser la chicane en renforçant l’antagonisme des intérêts » 647 . Tout en réservant le droit de vote à l’usufruitier, le praticien minutieux fera par conséquent en sorte que les intérêts légitimes du nu-propriétaire ne soient pas bradés. Il veillera notamment à ce qu’une modalité garantisse sa convocation à chaque assemblée générale, que les documents sociétaires soient correctement portés à sa connaissance, qu’il puisse énoncer ses appréciations et réserves, qu’il soit enfin écouté sur les décisions relatives à la répartition des bénéfices. L’enjeu est de conserver une réciprocité utile à la gestion, à la rentabilisation et à la valorisation des biens – ne pas tout donner à l’un ou à l’autre –, réductrice des incertitudes relationnelles ou des occasions de contentieux 648 . Mais tous les praticiens sont-ils prêts et préparés à cette conception plus communautaire des relations entre usufruitiers et nus-propriétaires, à un assouplissement de la ligne monarchique ? La question a déjà, en partie, été tranchée (cf. supra, chapitre 9, § 9.1).

Notes
637.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 492 sq. Les auteurs précisent que grande liberté ne veut pas dire totale liberté. Il font référence à une décision jurisprudentielle qui a annulé une résolution statutaire organisant la dévolution héréditaire de la gérance. Tout n’est pas permis et surtout pas la reproduction temporelle légale d’une inégalité groupale. Sur la scénarisation de la dévolution, cf. infra § 10.3.

638.

Cf. Le Particulier, « Les sociétés civiles immobilières », op. cit., p. 57.

639.

L’article 1851 avertit qu’une révocation décidée sans justes motifs donne lieu à des dommages et intérêts. La révocation peut enfin être prononcée par les tribunaux pour cause légitime, à la demande de tout associé.

640.

Cf. Le Particulier, « Les sociétés civiles immobilières », op. cit., p. 65. L’auteur donne une illustration précise. Une SCI a en général pour objet l’acquisition, la gestion, la location et l’administration de biens immobiliers, ainsi que l’emprunt pour réaliser ces opérations. Le gérant se doit donc d’ouvrir un compte bancaire, acquérir un bien au moyen d’un emprunt et ensuite le louer. Il établit les déclarations fiscales, encaisse les loyers et tient la comptabilité. Néanmoins, il ne peut prendre la responsabilité de vendre le bien, de faire prendre une hypothèque à tort et à travers, sans en référer aux autres associés réunis en assemblée générale. Ces opérations outrepassent en effet le cadre de la gestion courante telle qu’elle est définie en théorie par l’objet statutaire. Pour que le gérant arrive à décider le plus exclusivement et le plus librement possible, il faut que l’objet et son pouvoir statutaires soient des plus étendus et qu’ils s’harmonisent. Il n’omettra par exemple pas de se donner les moyens contractuels de vendre le bien sans passer par les autres associés. Cf. 96ème Congrès des Notaires, Le patrimoine au XXI e siècle, op. cit, p. 331.

641.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 138. L’abus de confiance est au centre du conflit qui oppose Solange à sa sœur, cf. chapitre 11, § 11.3.

642.

Les associés qui seraient en délicatesse avec un gérant omnipotent et peu soucieux du protocole sociétaire pourraient s’emparer d’un arrêt de la Cour de Cassation du 21 octobre 1998. En effet, les associés doivent être convoqués au moins 15 jours avant l’assemblée par lettre recommandée. En s’appuyant sur les articles 1844 et 1844-10 du Code Civil, énonçant que tout associé a le droit de participer aux décisions collectives, la Cour de Cassation a établi qu’un associé pouvait invoquer la nullité des délibérations au motif de l’absence de convocation de certains associés, alors même que le gérant s’était régulièrement convoqué. Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 497. Nous comprenons mieux à cette aune que des gérants cultivent une attitude légaliste, surtout quand, à l’instar de Robert, des tensions entre associés menacent les montages sociétaires ; cf. supra, chapitre 7, § 7.1 et infra, chapitre 11.

643.

Exemple donné dans Le Particulier, « Les sociétés civiles immobilières », op. cit., p. 68.

644.

L’article 1844 du Code Civil avance que « Si une part est grevée d’un usufruit, le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier ».

645.

Cf. Suzel CASTAGNE, « Droit général des sociétés. Usufruit et nue-propriété d’actions et de parts sociales. Commentaires », op. cit., p. 4. L’auteur évoque une réponse ministérielle du 23 décembre 1996, qui affirme « l’ineptie de refuser la qualité d’associé à l’usufruitier ».

646.

Une décision de la Cour de Cassation du 4 janvier 1994 le rappelle. Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p 153.

647.

Cf. Suzel CASTAGNE, « Droit général des sociétés. Usufruit et nue-propriété d’actions et de parts sociales. Commentaires », op. cit., p. 5.

648.

Un autre arrêt de la Cour de Cassation, du 2 mars 1994, a jugé que les statuts pouvaient concomitamment accorder le droit de vote à l’usufruitier et au nu-propriétaire. Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p 153.