Autres visages du pouvoir : gérance putative et options tactiques
Quittons ce rayon théorique pour désormais ramener notre attention sur d’autres manipulations pratiques du droit sociétaire par les détenteurs effectifs du pouvoir politique. Certains porteurs de parts, par leurs attitudes, « bousculent » en effet les codes objectifs du leadership sociétaire. A la lumière de leurs parcours, de leurs situations et de leurs plans, mais aussi de leurs aptitudes et de leur technicité, ils vont choisir des procédés alternatifs qui peuvent soit les amener à renoncer aux responsabilités juridiques sans pour autant disparaître du champ décisionnel, soit les inviter à promouvoir ou restaurer un nouvel équilibre politique et gestionnaire. Ce que ne dévoilent pas expressément les deux tableaux précédents, à savoir des processus de nomination singuliers et dynamiques et un rapport plus ou moins fluctuant entre logique individuelle et logique collective.
Dans un premier temps, 8 des 46 enquêtés peuvent être qualifiés de (co)gérants de fait. Au centre de montages familiaux, ils logent, dès le départ ou bien au cours de la vie sociétaire, leur conjoint ou l’un de leurs enfants à la tête de la SCI. Ceux-ci deviennent en l’espèce des gérants putatifs ou « de paille » puisque les véritables instigateurs du projet restent en embuscade, supervisent les opérations et soufflent de précieux conseils. 3 types de nomination, aussi rationnelle l’une que l’autre et compatibles entre elles, surgissent :
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Une nomination technique contrainte. Forcé d’utiliser son appartement de rapport pour le transformer en cabinet d’assurances, Georges n’a pas eu d’autre choix que de monter une SCI pour se louer son bien à lui-même (cf.
supra, chapitre 5, § 5.4). Afin de se soustraire à une intervention fiscale ultérieure, il a mis son épouse à la gérance pour qu’elle représente la SCI lors de la signature du contrat de bail entre celle-ci et le cabinet. L’ubiquité du même signataire aurait pu paraître louche ; c’est du moins ce qu’il s’est imaginé. A l’origine d’un montage entre son fils et sa bru, pour la gestion d’une maison située à Irigny, Sylvain avait lui, de son côté, destiné la gérance à son fils intermittent du spectacle, jusqu’à ce que les ASSEDIC s’en mêlent :
‘Q – Donc dans votre SCI, vous êtes trois avec votre fils et votre belle-fille ?
« Que deux… je n’y suis même pas »
Q – Qui est gérant alors ?
« C’est ma belle-fille. Mon fils est intermittent du spectacle et en tant que tel il a droit à des assurances-chômage. Vous savez, c’est toujours délicat aux yeux de la loi de trouver un gars qui est en assurance-chômage et qui est gérant d’une société. Le mot « gérant », on a tout de suite l’impression qu’on se fait 25 000 par mois ! A l’époque j’avais un ami qui était patron des ASSEDIC et qui m’a dit : « Je comprends bien qu’être gérant de SCI ça ne rapporte rien, c’est pas un salaire. Mais on a tellement de gens dans la fonction publique qui pensent qu’un gérant a un salaire, qu’il gagne bien sa vie, qu’il n’a rien foutre aux ASSEDIC ». Donc, on l’a pas mis gérant. Et comme il n’est pas très administratif, ça arrangeait tout le monde »
[Sylvain, PDP 36]’
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Une nomination psychologique. Si elle est jugée déraisonnable par beaucoup de praticiens, ce genre de nomination ne doit pas être ignoré car, en vertu d’une rationalité subjective, elle fait sens pour ses adeptes. Très soucieux de discrétion – attitude rémanente qu’il justifie par son passé d’ancien membre du FLN en mission clandestine en France – Amid, après en avoir débattu avec son épouse, a tenu à que ce soit elle la gérante ; ce qui lui sied assez bien en raison de son statut d’administratrice du budget domestique (cf.
supra, § 10.1). Discrétion et spécialisation s’accommodent en l’occurrence. Chez Colette, dans un autre registre, cette nomination psychologique n’est pas exempte d’amour et d’affection. Elle nous a confié qu’elle avait laissé son concubin prendre la gérance pour lui donner assurance et importance (flatter son ego ?), le sécuriser
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et le gratifier. Cette tactique conjugale n’entrave en rien son rôle de gérante de fait, étant donné que la maison apportée à la SCI lui appartenait avant leur rencontre et que le montage est le fruit de sa réflexion personnelle ; en lui abandonnant la gérance, elle lui laisse l’impression d’un certain pragmatisme.
- Une nomination prévoyante. L’attribution des responsabilités sociétaires à un conjoint ou à un enfant est quelquefois imputable à une stratégie de transmission patrimoniale anticipée. Nous évoquerons une passation de pouvoir sertie de pédagogie familiale (cf. infra, § 10.3). Sept et dix ans après avoir monté deux SCI, Robert, tracassé par ce qu’il adviendra après son décès, a donné la gérance à son épouse, lui demeurant un associé attentif. Le même sentiment taraude Pascal qui, lors de l’entretien, nous a déclaré qu’il avait engagé les démarches juridiques nécessaires pour installer son fils aîné à la gérance des SCI patrimoniales qu’il a constituées du milieu des années 80 à nos jours :
‘« […] Moi, je n’ai pratiquement plus de parts dans les SCI. Je n’apparais pas, de façon à ce qu’il arrive un accident ou quoi que ce soit, qu’il n’y ait pas de problèmes de succession. Les enfants ont déjà tout. Je n’ai pas fait en sorte de tout avoir jusqu’à la fin de mes jours et puis qu’après il y ait une succession… J’ai tout donné, je m’en fous. D’ailleurs, je remonte des trucs et je le fais pour mes enfants. Bon, ils sont jeunes. Mon aîné vient de terminer un master à Sup de Co et il bosse en ce moment au Conseil d’Etat. Il a 26 ans et bon, lui, il a une grosse partie. Le deuxième a 20 ans, voilà. C’est moi qui gère tout. Dans certaines SCI, je suis gérant sans avoir de parts. Je ne le suis pas dans toutes mais j’assume les risques financiers et la gestion s’il y avait un problème. Les partenaires sont mes enfants et d’autres personnes. C’est quand même intéressant parce que ça permet d’échapper à tout droit de succession […] »
[Pascal, PDP 24]’
Quand il dit qu’il est « gérant sans avoir de parts », ce n’est pas tout à fait vrai. Nous avons fouillé les archives et surpris qu’il n’était même plus gérant de droit depuis 1995. A contrario, il agit comme un gérant de fait qui, par ses compétences techniques et sa proximité des biens, prend le relais de son fils récemment intronisé mais travaillant à Paris. La passation de pouvoir juridique – suivant de près l’abandon progressif de ses parts (cf.
supra, § 10.1 sur les types de recrutement) – concorde donc bien avec sa volonté de pallier les effets successoraux d’un décès impromptu, de protéger ses enfants, d’alléger la note fiscale, mais également avec un probable refoulement de sa trajectoire judiciaire balisée de nombreux litiges et procès ; il a peur que ses enfants fassent, directement ou non, les frais de son vécu « houleux ». Solange n’est pas en reste. Trois ans après avoir orchestré le montage d’une SCI pour la récupération aux enchères de son appartement, elle a organisé le départ des associés historiques en vue d’y intégrer ses trois enfants. Elle a propulsé l’aînée, âgée de 18 ans, gérante, pour lui mettre le pied à l’étrier. Si la jeune femme « fait les papiers », les nombreux lapsus commis par Solange durant l’entretien chassent les doutes sur son implication réelle. Nous dirons plus volontiers, pour rendre justice aux deux, qu’elle « seconde » sa fille dans une tâche qui n’a plus de secret pour elle (cf.
infra, § 10.3).
Dans un deuxième temps, nous avons détecté d’autres modes d’exercice spécifique de la gérance. Ils concernent 5 enquêtés, plus enclins dans leur approche à privilégier une forme de contrôle décisionnel collectif (2) ou bien un report conjointement souscrit des compétences et du pouvoir sur une personne ou une structure ès qualités (3) :
- En premier lieu, Hervé et Benoît doivent bel et bien leur nomination à leurs compétences techniques et professionnelles, l’un est expert-comptable, l’autre consultant dans l’immobilier d’entreprise. Malgré cet indéniable atout, ils sont impliqués dans des montages à l’intérieur desquels le nombre des associés est supérieur à la moyenne. Ceci nous incite à penser que moins il y a d’associés, plus il y a de chances de voir poindre un leader omnipotent et presque indéboulonnable et que, inversement, plus il y a d’associés et moins le gérant fait figure de leader incontesté ; il sera davantage plutôt identifié à un « sherpa », escortant les associés dans la réalisation de leur projet commun. Pour preuve, Hervé occupe seul la gérance mais ne ratifie jamais une décision si une majorité simple ne se dégage pas et si un conseil tricéphale informel, dans lequel officient un notaire membre de la Fédération et deux éminents associés de la première heure, rend un avis contraire. Deux instances le surveillent donc sans que cela nuise pour autant à la confiance qui lui est octroyée. Dans le cas de Benoît, où le montage vise à juridiciser une jouissance à temps partagé de sa copropriété béarnaise, nous apprenons l’existence d’une gérance tournante, faisant que le mandat du gérant ressemble à s’y méprendre à un « contrat à durée déterminée » (CDD). En effet, conformément aux statuts, le gérant est nommé pour un an et ne peut se représenter l’année suivante. Il peut revenir aux responsabilités une fois les tours consommés, soit plusieurs années après. L’objectif d’un tel système consiste à responsabiliser tous les associés qui ont décidé de soutenir le projet de préservation/perpétuation de la propriété ancestrale et à éviter de voir des orientations politiques censurées sans autre forme de procès ou sans le recul indispensable. La critique sera d’autant plus constructive et mieux admise que les éventuels contempteurs auront eux-mêmes fait l’expérience d’une fonction prenante et parfois périlleuse (cf.
infra, chapitre 11). Nous sommes loin des montages de petite taille où le gérant unipersonnel centralise tous les pouvoirs !
- En second lieu, Françoise et Henri d’un côté, Frédéric et Thierry de l’autre, abordent la question de l’allocation du pouvoir politique et gestionnaire sous l’angle de la commodité et de l’évidence, de la subordination de l’intérêt général à un intérêt particulier. Pour les deux premiers, couple d’enseignants ayant voulu parer à l’instabilité résidentielle de leur fils étudiant, le fait de se trouver dans la gérance n’apporte rien de plus si ce n’est d’accompagner leur fils unique dans son projet. Leur présence politique dépendrait plus, à première vue, d’une vigilance face à un rejeton parfois un peu « exubérant ». Ils sont à l’initiative de l’achat d’un studio, mais c’est cependant leur fils qui a imaginé un recours sociétaire. De ce fait, le couple, bien qu’il ait financé l’acquisition immobilière, se décharge sur lui de son devoir juridique. En quelque sorte, il n’a qu’à se débrouiller seul, puisqu’il vit dans le studio et a pensé la SCI. Tous trois sont cogérants de droit mais seul le fils se prend au jeu. Frédéric et Thierry calculent davantage en fonction d’une stratégie d’entreprise. Entre 1999 et 2000, Frédéric décide que ses 26 SCI auront à terme pour gérante unipersonnelle ou cogérante – avec lui ou l’un de ses proches associés – sa SARL Delta, pilier de son groupe et spécialisée dans la recherche locative, la gestion des charges et la direction administrative (cf.
supra, chapitre 6, § 6.4, Figure 9). Aucun des associés sociétaires n’a manifesté son désaccord devant cette initiative, surtout qu’ils veulent bien toucher les dividendes sans participer. En 1999, le cogérant de sa SCI partant à la retraite, Thierry se garde bien de le remplacer. Il profite de ce départ programmé pour conserver seul la gérance, sans que les autres associés s’en indignent. Cette attitude leur semble normale, si tant est qu’elle corresponde à un processus de rationalisation engagé depuis longtemps dans leur SA d’expertise-comptable et où Thierry trône déjà à la présidence.
- Ce dernier cas de figure est le seul qui nous ait permis de noter le passage d’une gérance collégiale à une gérance unipersonnelle. A rebours, nous n’avons rencontré qu’un seul cas de passage d’une gérance unipersonnelle à une gérance collégiale. Il illustre aussi une stratégie d’entreprise. Gérant unique d’une SCI de 4 associés pendant 10 ans, Bruno choisit en 1999 de partager la gérance avec une SA d’expertise-comptable auvergnate. Au grand dam des autres associés (cf.
infra, chapitre 11, § 11.1), cette SA a été choisie par Bruno pour le rachat progressif de sa propre SA. Cela étant, il en est aussi l’un des actionnaires. Vu que la SA auvergnate rachète les actions de la SA, il a paru logique à Bruno qu’elle rachète les parts de la SCI qui en abrite le siège. Le système de la cogérance lui permet d’assurer une transition en douceur et de ne pas voir ses intérêts patrimoniaux totalement absorbés dans l’opération de reprise.
En conséquence, pour conclure sur ce point, nous avancerons que la faible fréquence temporelle des changements de nature de la gérance sociétaire renforce notre analyse générale sur la stabilité et l’herméticité des montages sociétaires. Ces changements sont encore moins fréquents que les changements d’associés
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qui, eux, ne modifient pas forcément la ligne d’action décrétée et le leadership socio-juridique. Toutes proportions gardées, ces changements surviennent plutôt dans les SCI partenariales professionnelles car étroitement liés aux stratégies et aléas qui affectent la vie d’une entreprise et, ce faisant, de son patrimoine immobilier. Une étude plus poussée des archives sociétaires nous aurait peut-être amené à mieux cerner ce phénomène hautement dynamique et révélateur d’une logique (pré)méditée de l’ouverture aux énergies humaines et financières.