Autres visages du pouvoir : gérance putative et options tactiques

Quittons ce rayon théorique pour désormais ramener notre attention sur d’autres manipulations pratiques du droit sociétaire par les détenteurs effectifs du pouvoir politique. Certains porteurs de parts, par leurs attitudes, « bousculent » en effet les codes objectifs du leadership sociétaire. A la lumière de leurs parcours, de leurs situations et de leurs plans, mais aussi de leurs aptitudes et de leur technicité, ils vont choisir des procédés alternatifs qui peuvent soit les amener à renoncer aux responsabilités juridiques sans pour autant disparaître du champ décisionnel, soit les inviter à promouvoir ou restaurer un nouvel équilibre politique et gestionnaire. Ce que ne dévoilent pas expressément les deux tableaux précédents, à savoir des processus de nomination singuliers et dynamiques et un rapport plus ou moins fluctuant entre logique individuelle et logique collective.

Dans un premier temps, 8 des 46 enquêtés peuvent être qualifiés de (co)gérants de fait. Au centre de montages familiaux, ils logent, dès le départ ou bien au cours de la vie sociétaire, leur conjoint ou l’un de leurs enfants à la tête de la SCI. Ceux-ci deviennent en l’espèce des gérants putatifs ou « de paille » puisque les véritables instigateurs du projet restent en embuscade, supervisent les opérations et soufflent de précieux conseils. 3 types de nomination, aussi rationnelle l’une que l’autre et compatibles entre elles, surgissent :

‘Q – Donc dans votre SCI, vous êtes trois avec votre fils et votre belle-fille ?
« Que deux… je n’y suis même pas »
Q – Qui est gérant alors ?
« C’est ma belle-fille. Mon fils est intermittent du spectacle et en tant que tel il a droit à des assurances-chômage. Vous savez, c’est toujours délicat aux yeux de la loi de trouver un gars qui est en assurance-chômage et qui est gérant d’une société. Le mot « gérant », on a tout de suite l’impression qu’on se fait 25 000 par mois ! A l’époque j’avais un ami qui était patron des ASSEDIC et qui m’a dit : « Je comprends bien qu’être gérant de SCI ça ne rapporte rien, c’est pas un salaire. Mais on a tellement de gens dans la fonction publique qui pensent qu’un gérant a un salaire, qu’il gagne bien sa vie, qu’il n’a rien foutre aux ASSEDIC ». Donc, on l’a pas mis gérant. Et comme il n’est pas très administratif, ça arrangeait tout le monde »
[Sylvain, PDP 36]’ ‘« […] Moi, je n’ai pratiquement plus de parts dans les SCI. Je n’apparais pas, de façon à ce qu’il arrive un accident ou quoi que ce soit, qu’il n’y ait pas de problèmes de succession. Les enfants ont déjà tout. Je n’ai pas fait en sorte de tout avoir jusqu’à la fin de mes jours et puis qu’après il y ait une succession… J’ai tout donné, je m’en fous. D’ailleurs, je remonte des trucs et je le fais pour mes enfants. Bon, ils sont jeunes. Mon aîné vient de terminer un master à Sup de Co et il bosse en ce moment au Conseil d’Etat. Il a 26 ans et bon, lui, il a une grosse partie. Le deuxième a 20 ans, voilà. C’est moi qui gère tout. Dans certaines SCI, je suis gérant sans avoir de parts. Je ne le suis pas dans toutes mais j’assume les risques financiers et la gestion s’il y avait un problème. Les partenaires sont mes enfants et d’autres personnes. C’est quand même intéressant parce que ça permet d’échapper à tout droit de succession […] »
[Pascal, PDP 24]’

Quand il dit qu’il est « gérant sans avoir de parts », ce n’est pas tout à fait vrai. Nous avons fouillé les archives et surpris qu’il n’était même plus gérant de droit depuis 1995. A contrario, il agit comme un gérant de fait qui, par ses compétences techniques et sa proximité des biens, prend le relais de son fils récemment intronisé mais travaillant à Paris. La passation de pouvoir juridique – suivant de près l’abandon progressif de ses parts (cf. supra, § 10.1 sur les types de recrutement) – concorde donc bien avec sa volonté de pallier les effets successoraux d’un décès impromptu, de protéger ses enfants, d’alléger la note fiscale, mais également avec un probable refoulement de sa trajectoire judiciaire balisée de nombreux litiges et procès ; il a peur que ses enfants fassent, directement ou non, les frais de son vécu « houleux ». Solange n’est pas en reste. Trois ans après avoir orchestré le montage d’une SCI pour la récupération aux enchères de son appartement, elle a organisé le départ des associés historiques en vue d’y intégrer ses trois enfants. Elle a propulsé l’aînée, âgée de 18 ans, gérante, pour lui mettre le pied à l’étrier. Si la jeune femme « fait les papiers », les nombreux lapsus commis par Solange durant l’entretien chassent les doutes sur son implication réelle. Nous dirons plus volontiers, pour rendre justice aux deux, qu’elle « seconde » sa fille dans une tâche qui n’a plus de secret pour elle (cf. infra, § 10.3).

Dans un deuxième temps, nous avons détecté d’autres modes d’exercice spécifique de la gérance. Ils concernent 5 enquêtés, plus enclins dans leur approche à privilégier une forme de contrôle décisionnel collectif (2) ou bien un report conjointement souscrit des compétences et du pouvoir sur une personne ou une structure ès qualités (3) :

En conséquence, pour conclure sur ce point, nous avancerons que la faible fréquence temporelle des changements de nature de la gérance sociétaire renforce notre analyse générale sur la stabilité et l’herméticité des montages sociétaires. Ces changements sont encore moins fréquents que les changements d’associés 650 qui, eux, ne modifient pas forcément la ligne d’action décrétée et le leadership socio-juridique. Toutes proportions gardées, ces changements surviennent plutôt dans les SCI partenariales professionnelles car étroitement liés aux stratégies et aléas qui affectent la vie d’une entreprise et, ce faisant, de son patrimoine immobilier. Une étude plus poussée des archives sociétaires nous aurait peut-être amené à mieux cerner ce phénomène hautement dynamique et révélateur d’une logique (pré)méditée de l’ouverture aux énergies humaines et financières.

Notes
649.

La nomination du concubin à la gérance s’inscrit dans un processus de consolidation du lien conjugal qui s’était déjà amorcé avec l’appel à son notaire pour la rédaction statutaire et ce, malgré les réticences de Colette envers le recours à la profession notariale. Cf. supra, chapitre 9, § 9.2.

650.

Une autre façon de s’en rendre compte est de reprendre les résultats issus du traitement de « BDSCI.XLS » : 37,7% des formalités sociétaires accomplies au RCS de Lyon concernent des cessions/donations de parts contre seulement 17% pour les changements de dirigeants. Cf. supra, chapitre 7, § 7.1, Tableau 42.