10.3 Reflets d'une dévolution patrimoniale « scénarisée »

Pour fermer ce chapitre sur l’organisation socio-juridique des groupes d’associés, nous allons nous pencher sur l’un de ses principaux ferments théoriques et pratiques : la dévolution patrimoniale. Nous venons d’en discourir dans les deux sections précédentes en abordant d’une part le rôle des interrelations ou des interdépendances sociétaires familiales et conjugales et, d’autre part, le problème de l’agencement des pouvoirs dans les groupes et les montages qui ont une culture et une vocation plus ou moins solidariste. Elle constitue aussi, plus profondément, l’une des toiles de fond de la plupart des chapitres précédents. L’objectif ici est de prolonger la parenthèse sur les situations familiales, de creuser l’analyse de l’influence des normes dévolutives sur les relations entre associés familiaux ou quasi familiaux.

En saisissant la majorité des porteurs de parts enquêtés comme des « acteurs stratégiques » ou des acteurs à projets (cf. supra, chapitre 2, § 2.2 et 2.3), force est de remarquer que le droit soutient leurs intentions dévolutives. Les principes selon lesquels les parts de capital sont alloties et les clauses statutaires aménagées augurent d’une congruence entre organisation et scénarisation. La transmission d’un bien immobilier ne se départit jamais tout à fait d’un processus parallèle de socialisation ou d’apprentissage des règles nécessaires à sa gestion, ni, signe d’une rationalisation, de l’élaboration d’un agenda ou d’un calendrier. Ceci nous exhorte à ne pas considérer la dévolution patrimoniale uniquement dans son sens juridique légal, comme une dévolution matérielle ; elle est aussi une dévolution technique (savoirs et savoir-faire), politique (passation de pouvoir décisionnel ou gestionnaire), normative et axiologique (valeurs, éthique).

La polysémie est de rigueur et rend raison d’un utilitarisme familial ambiant 662 . Au-delà, elle suggère l’acuité de la dimension éducative des pratiques 663 . La socialisation peut s’effectuer sur plusieurs générations, être directe ou indirecte, travestir une « conversion » – a fortiori quand, par exemple, les parents tentent de convertir leurs enfants à la SCI après qu’eux mêmes aient été convertis par des praticiens ou d’autres canaux 664 . Nous conviendrons pourtant moins d’une reproduction que d’une production. De plus, son déroulement peut mettre au jour des attitudes différenciatrices – ne pas intégrer certains enfants ou proches – qui sont le corrélat soit de stratégies parentales, soit de contraintes légales, soit, encore, des deux. « Quand les parents ont un projet, les enfants ont un destin » 665 . Certainement, mais un destin qui, pour parfaire l’assertion sartrienne, se réalise sous plusieurs conditions, la formulation du seul projet ne suffisant pas : qualité du message éducatif et des interactions familiales, représentation positive de la dévolution patrimoniale, reconnaissance de celle-ci comme un tremplin social, sentiment d’être un acteur familial – un véritable associé, homo pro se – et non pas une « marionnette ». En superposant des cas concrets et des cas simulés, passons en revue quelques reflets de cette dévolution « scénarisée ».

Notes
662.

Sur la question de l’utilitarisme familial, cf. Francis GODARD, La famille, affaire de générations, op. cit., p. 31. Pour l’auteur, un acteur familial peut être défini comme un Self-Reliant Actor, c’est-à-dire comme « un agent capable de négocier et renégocier des contrats en famille», ce que nous avons en même temps confirmé et infirmé supra. Et d’ajouter p. 153 que « [la] socialisation de l’enfant est surdéterminée par les anticipations rationnelles [des parents] en matière de répartition des investissements personnels ».

663.

Cf. Jean KELLERHALS, Claire MONTANDON, Les stratégies éducatives des familles. Milieu social, dynamique familiale et éducation des pré-adolescents, Neuchâtel-Paris, Delachaux & Niestlé, « Approches Pédagogiques et Psychologiques », 1991, p. 14, 15, 31 et 33. Pour eux, l’éducation est un « processus d’influence identifiable par ses stratégies (formes et contenus de la socialisation) et par la division du travail qu’il implique (dans et hors la famille) ». Les parents disposent ainsi que 4 grandes techniques d’influence qui sont : le contrôle, la motivation, la moralisation et la relation. Si leurs analyses s’appliquent aux pré-adolescents, nous pouvons nous les approprier pour évoquer le cas d’enfants plus âgés et même adultes. La socialisation n’est pas un processus figé et n’est pas réservée à une catégorie.

664.

Ibid. Parmi les 4 composantes du processus éducatifs qu’ils désignent figurent, aux côtés des objectifs parentaux, des techniques pédagogiques employées, des rôles éducatifs assignés, la coordination entre les agents éducatifs. Si les parents relaient l’argumentaire d’un praticien, la socialisation est interposée. Nous retombons sur le processus du Two Step Flow of Communication déjà présenté supra, § 10.2.

665.

Jean-Paul SARTRE paraphrasant PLATON, cité par Jean-Pierre BOUTINET, Psychologie des conduites à projet, op. cit., p. 88.