Se dessaisir mais pas à n’importe quels prix

De nombreux sociologues, économistes et juristes s’accordent à dire que le dessaisissement patrimonial en direction des enfants est de plus en plus hâtif ; ce qui ne signifie pas pour autant qu’il est bâclé. Soit les parents associent très tôt leurs enfants dans des montages simples, en leur octroyant un certain quota de parts et/ou en leur en cédant d’autres au fur et à mesure ; soit ils se fixent sur une donation-partage de droits sociétaires démembrés. En comparaison des premiers, ces montages démembrés demeurent statistiquement marginaux. Cela étant dit, leur pratique s’inscrit aussi dans une dynamique pertinente de défiscalisation 666 . Depuis la loi de finances pour 1992, amendée par celle 1996, les parents donateurs bénéficient d’un précieux abattement décennal. Tous les 10 ans en effet, ils peuvent donner jusqu’à 300 000 francs en franchise d’impôt. De la sorte, ils établissent à leur tour un calendrier ou un échelonnement temporel de leur transmission, ce qui les autorise à « garder la maîtrise du devenir de leurs enfants ou de leurs petits-enfants » [Conseiller en gestion de patrimoine, PRAT 24]. Ils se dessaisissent mais pas à n’importe quel prix, le premier prix étant fiscal ou réglementaire. Ils veulent bien mettre en route la dévolution, concrétiser leur générosité, mais il faut que cela leur rapporte quelque argent.

Le deuxième prix qu’ils ne désirent pas toujours payer est de nature plus « organisationnelle », ou politique, et peut être analysé d’un point de vue socio-anthropologique. Selon certains spécialistes de la question du don, le geste dévolutif instituerait une différence et une inégalité de statut entre le donateur et le donataire 667 . Cette différence et cette inégalité statutaires affleurent assez clairement dans les montages familiaux étudiés sous les traits d’un déséquilibre capitalistique et/ou politique. Les parents donnent des parts, celles-ci ouvrant droit à une fraction des résultats, mais s’arrangent pour conserver le contrôle sociétaire, celui-ci n’étant en réalité qu’un reflet du contrôle qu’ils pratiquent sur le groupe familial. Outre le fait qu’ils puissent, en jonglant avec des règles d’unanimité ou de majorité absolue, voire renforcée, « cadenasser » la SCI, c’est-à-dire empêcher que les enfants sortent ou que des étrangers entrent (cf. infra), d’autres leviers juridiques sont à leur disposition ; le tout entretient l’équivoque sur l’essence de leur geste, mais moins sur la rationalité de leur attitude « altruiste-égoïste ».

Le choix d’une cogérance parentale ou d’une gérance non associée participe de ces expédients. Etienne, ainsi que Pascal projette de le faire de son côté dans un futur proche (cf. supra, § 10.2), gère une SCI dans laquelle seuls sont fils et sa fille majeurs sont associés à 50/50. L’abandon du pouvoir économique matérialise certes le processus de dessaisissement, mais la confiscation de ce pouvoir lui permet de protéger le patrimoine d’une éventuelle déprédation, de jouer son rôle à la fois d’éducateur et de surveillant. Jacques, lui, formalise sa stratégie d’une autre façon. Cogérant avec son épouse dans sa deuxième SCI, il en détient 44 des 100 parts, son épouse 43 et ses trois enfants une chacun. S’il aspire à passer le flambeau petit à petit, il a pris ses précautions. En lisant les statuts de sa SCI, nous sommes tombé sur une clause particulière qu’il n’a pas mentionnée lors de l’entretien : « Si l’un des deux gérants décède, il est remplacé par le plus âgé après eux. En cas de décès d’un des gérants associés, les parts sociales du de cujus reviennent au conjoint survivant ». A travers cette clause, la contradiction du dessaisissement ressurgit. Si son épouse ou Jacques décède brutalement, leur fils aîné prendra la relève politique tandis que les parts reviendront au conjoint survivant. Dans l’esprit de Jacques, l’accès à la cogérance valorise la transmission patrimoniale et œuvre en faveur d’une transition. Toutefois, le fait que l’un des deux parents puisse récolter les parts de l’autre retarde encore un peu plus l’échéance d’une passation définitive des pouvoirs. La clause en question enfreint la norme successorale explicite, faisant que, légalement, ce sont les enfants qui doivent hériter des parts.

Bien qu’il n’ait pas été mobilisés par les enquêtés, deux autres dispositifs peuvent être mis en avant : le recours au droit de vote plural ou à la voix prépondérante 668 . Ils servent la cause de parents obnubilés par le contrôle et illustrent le lien qui existe entre transmission différée, scénarisation et ingénierie sociétaire. Par principe, le droit de vote reste proportionnel au nombre de parts détenues. Une habile rédaction statutaire peut y déroger, rapprochant ainsi le fonctionnement des SCI de celui des sociétés de capitaux. Nous pouvons donc trouver un droit de vote double à l’issue d’un certain délai, voire triple, quadruple, quintuple à l’expiration de nouveaux délais, un droit de vote plural attribué aux parents instigateurs, etc. De même, les statuts peuvent attribuer une voix prépondérante à l’un des deux parents en cas de partage des voix ou d'indécisions durables. Autrement dit, même si les associés ne peuvent jamais être totalement privés de leur droit d’expression 669 , celui-ci peut être écorné par des parents qui ont parfois du mal à se débarrasser de leur autorité et à négocier leur « dépossession ». Il semblera plus cohérent et raisonnable à un parent de voir son conjoint le remplacer au pied levé plutôt que ses enfants jugés inexpérimentés, toujours trop « tendres » pour jouir d’un patrimoine important. La hiérarchie a la vie dure !

Revenons aux montages démembrés. Nous avons vu dans la section précédente que des arrangements conventionnels étaient concevables. Lorsque, grâce à son notaire, Raymond a amorcé la donation-partage des droits démembrés de la SCI contenant sa propriété de Dommartin [Figure 13], il a immédiatement su que lui et son épouse auraient des droits et des obligations juridiques précises. En préparant les statuts, le notaire lui a annoncé qu’en tant qu’usufruitiers, ils auraient un droit d’usage ou un droit d’habitation qui, tout en étant temporaire, n’en resterait pas moins viager. Il a également appelé leur attention sur le fait que leurs deux enfants seraient les propriétaires et eux, en quelque sorte, des locataires « à vie ». D’où l’obligation légale de prendre à leur charge toutes les réparations d’entretien (article 605 du Code Civil) et les charges financières afférentes à la jouissance (article 608).

Figure 13 – La donation-partage des droits démembrés de la SCI de Raymond

Si la passivité de ses enfants agace Raymond, il essaye d’y remédier. Tout en leur exposant sa stratégie de dessaisissement différé, il leur retransmet le contenu d’un contrat qui intime aux nus-propriétaires le devoir d’effectuer les grosses réparations indispensables à la conservation domaniale (article 605) et de contribuer aux dettes contractées à cet effet (article 612). Les gros travaux n’ont pas encore eu lieu, mais ne sauraient tarder. Afin de devancer leur apathie, il aurait pu, en faisant insérer une clause dérogatoire, raffermir cette contrainte. S’il s’en est abstenu, c’est pour s’abstraire d’une éventuelle division familiale et donner à ses enfants une chance de se reprendre. Mais en l’état, leur opinio juris faiblit. Il leur répète juste que contributions morale, financière et juridique se chevauchent. L’avenir pourrait – là, nous spéculons – l’inciter à durcir le ton, à adopter cette clause, et ne plus faire fi des lazzis dont ses projets sont l’objet. Il se languit d’un revirement, soit de moins de négligence et de plus de légalisme – une gratitude formelle.

Notes
666.

Dans les montages simples, rappelons que la défiscalisation s’organise en partie autour des cessions de parts et des droits d’enregistrement relatifs auxquels elles sont soumises.

667.

Cf. Maurice GODELIER, L’énigme du don, op. cit., p. 21.

668.

Cf. 96ème Congrès des Notaires, Le patrimoine au XXIe siècle, op. cit., p. 327. Les auteurs du rapport indiquent que cette technique est largement répandue dans les pays scandinaves mais qu’elle reste très encadrée en France pour ce qui concerne notamment les sociétés commerciales.

669.

Ibid. Les notaires mettent en garde sur cette pratique : « Son utilisation doit être modérée. En effet, le déséquilibre créé par un recours excessif ou injustifié au droit de vote multiple pourrait être attaqué sur les fondements généraux du droit des sociétés (affectio societatis). Il ne serait pas possible, par exemple, de supprimer le droit de vote à un associé en pleine propriété. » Pour les SCI, la jurisprudence pose des limites comportementales.