« C’est pas du papier bidon ! ». Transmission, mérite et collaboration

Ce genre de regrets dissimule un phénomène sociologique de premier ordre, déjà visité dans le chapitre précédent : l’adéquation contextualisée des logiques du don et du donnant-donnant. Nous inférons qu’au vu de l’importance de certains enjeux patrimoniaux et de leur niveau d’attente, des parents souhaitent une collaboration accrue de leurs enfants et entonnent pour l’occasion un refrain méritocratique. Donner d’accord, mais à condition de faire ses preuves, de passer des épreuves. Pascal énonce tout haut ce que d’autres parents se contentent de penser tout bas :

‘« […] Quand j’ai crée les SCI, ils avaient des parts dans certaines. Ils ont amené le capital demandé, ils ont amené des cautions… enfin, ils ont tout amené. Attention, ils sont partenaires ! Je veux dire que c’est pas du papier bidon. Mon fils aîné qui travaille au Conseil d’Etat a mis sa griffe. Il a des revenus qui sont quand même pas mal pour un jeune qui démarre. Il a engagé le risque de se faire saisir ses salaires s’il y avait un pépin. Ce sont des fonceurs ! Mon amie, c’est pareil. Elle vient de passer un DESS en GRH et elle a un poste important avec un bon salaire. On a fait un partenariat. Comme je vous le dis, c’est pas un partenariat bidon ou du papier bidon. Moi je donne tout mais je veux que d’un autre côté, ils assument les risques. »
[Pascal, PDP 24]’

Ses enfants, mais également sa jeune amie de l’époque, se comportent comme de véritables partenaires d’affaires. En apportant des fonds personnels, en se portant cautions pour les emprunts bancaires, ils prennent des risques que Pascal apprécie à leur juste valeur. Quoiqu’il juge cela normal, étant donné qu’ils vont retirer un profit de l’opération et qu’il leur offre ses compétences et sa présence, il leur sait gré de leur adhésion à cette éthique des affaires. « Ce sont des fonceurs ! ». Par leur double implication financière et juridique – la signature fait alors sens –, ils s’opposent à beaucoup d’enfants associés fantoches ou, pour le paraphraser, « bidons ». Il fait plus autorité qu’il joue de son autorité. Nous pouvons pour le coup nous aventurer à penser que la nomination à la gérance de son aîné est autant un avant-goût de la passation de pouvoir qu’une récompense. Plus généralement, c’est la transmission qui a cette vocation. Ses enfants ne l’ont pas lâché, lui ont maintenu leur confiance, alors que ses problèmes judiciaires avaient fait vaciller son mariage et son groupe familial. Il est un peu sur le chemin de la rédemption. S’il transfère son patrimoine, c’est aussi parce qu’il croit en eux, plus qu’en tout autre association (cf. supra, § 10.1). Ainsi accorde-t-il une grande importance au diplôme et à la situation socioprofessionnelle – son fils aîné est titulaire d’un MBA et travaille au Conseil d’Etat, son amie d’un DESS et a depuis peu intégré le service des ressources humaines de Carrefour 670 . L’un et l’autre sont à ses yeux les critères d’une aptitude qu’il convient d’étalonner et de roder par une association sociétaire équitable.

Une autre idée nous vient à l’esprit à propos de l’attente parentale du contre-don, assurance d’une réussite de la dévolution patrimoniale. Quand un enfant comme l’aîné de Pascal participe en partenaire à un montage, il engage son honneur d’associé. Constitutif d’une identité d’associé-acteur, cet honneur devient « le symbole immatériel de la cohésion du groupe » familial 671 . L’honneur est une vertu qui se situe aux confins de la prescription juridique et l’impératif catégorique. Plus précisément, il est la garantie d’une conduite convenable qui transcende l’union des exigences juridiques et morales. En regardant ses enfants, et dans une moindre mesure son amie, comme des partenaires ou des investisseurs à part entière, Pascal attend d’eux qu’ils soient à la hauteur de son geste et du défi « professionnel » de la gestion patrimoniale immobilière. La représentation positive de l’honneur nourrira leur implication et leur attachement de manière continuelle.

Notes
670.

Pour Francis GODARD, l’école est progressivement devenue la référence dans tous les milieux sociaux, le diplôme relevant d’un système de légitimation connu de tous. Cf. La famille, une affaire de générations, op. cit., p. 115 sq. Il précise que « les voies de la mobilité sociale passent par le diplôme et nécessitent des mobilisations familiales très précoces qui impliquent des anticipations de long terme ». C’est en cela que certains enquêtés comme Rémi n’associent pas de suite leurs enfants à des montages sociétaires. Ils préfèrent d’abord investir dans leur cursus scolaire. Une fois qu’ils auront décroché leur diplôme, la question sera reconsidérée.

671.

Nous reprenons les propositions de Georg SIMMEL pour notre analyse. Cf., Sociologie, op. cit., p. 518 sq.