Eduquer, responsabiliser…

Il semble donc que l’implication des enfants et/ou la réduction de l’apathie procèdent autant d’un sursaut utilitariste des intéressés que d’un apprentissage réussi des règles juridico-financières et d’un adroit rappel de certains principes moraux. Education et responsabilisation font chorus. Pour parvenir à leurs fins, des parents peuvent jouer les « professeurs », peu ou prou empathiques, ou bien organiser la socialisation en profitant de la liberté rédactionnelle que le droit objectif leur concède. Le choix de cette seconde solution démontre que la frontière entre technique pédagogique et technique juridique est des plus minces. A ce titre, certains juristes proposent sans ambages de rédiger des clauses spécifiques obligeant les enfants à assister aux assemblées générales, à s’investir dans la gestion, à cofinancer les réparations immobilières, etc. 672 .

Le rite sociétaire peut dans ce contexte être apparenté à un rite d’initiation ou à un rite de passage. En étant rapidement initié au protocole sociétaire, au cérémonial « démocratique » de l’assemblée, et au mode opératoire gestionnaire, c’est comme si les enfants, surtout quand ils sont mineurs, commençaient à ouvrir la porte d’un univers patrimonial-financier jusque-là réservé aux adultes. En somme, en conquérant le statut d’un associé impliqué, l’enfant est un peu considéré comme un adulte (responsable). Quand bien même la nomination à la gérance d’un enfant peut référer à « l’emploi fictif », elle s’inscrit aussi dans ce processus de responsabilisation.

« Apprendre à raisonner » [Robert], tel est le maître-mot des parents qui, enchantés par la SCI, veulent en dispenser les principaux préceptes ou donner la leçon [Alain, Didier, Etienne, Rémi, Pascal, Solange, Stéphanie, Sylvain]. Et d’ailleurs, en enseignant une méthodologie, un savoir-faire ou des astuces sociétaires – d’après nous tout aussi importants que la transmission matérielle –, il s’agit pour eux d’instruire leur progéniture sur la symbolique de la transmission patrimoniale et les heureux effets politiques et financiers de son anticipation.

‘« Actuellement je voudrais me débarrasser de toutes mes parts. Bon par contre, je garderai toujours l’usufruit, c’est-à-dire les revenus. Mais les nues-propriétés, je vais toutes les donner, il n’y en a plus rien à faire. De toute façon, on va tous crever les uns après les autres et je suis le premier sur la liste maintenant dans la famille puisque mes parents et ma tante sont morts. Ma mère avait finalement très bien compris le système et mes grands-parents eux aussi. En fin de compte, les biens, il ne faut pas les… Je ne suis pas juif mais j’aime bien le rabbin qui passe tous les dimanches matins à la télé. Il a eu une expression qui m’a frappée : il a dit qu’il n’avait jamais vu dans un enterrement un coffre-fort pleurer (sic) (rires). Et c’est vrai, quand vous êtes mort, c’est pas pour vous : « Jouissez ! Ce n’est pas pour vous mais pour le suivant, puis le suivant » […] »
[Robert, PDP 12]’ ‘« […] Ce qui est bien avec la SCI, c’est que maintenant mes enfants sont plus ou moins formés à ce genre de raisonnement. Ils ont très bien compris… parce qu’au début, ils disaient : « qu’est-ce qu’il fabrique notre père ? ». Maintenant, ils se rendent compte que ça rapporte. »
[Robert, PDP 12]’

Disons que Robert entretient un rapport rationnel à la mort. Le premier extrait en témoigne, elle ne doit pas, du fait de son inéluctabilité, être un sujet tabou. Plus finement, Robert, tout comme Pierre, exalte l’intuition de ses ascendants ; ce sont eux qui depuis quelques générations ont impulsé la dynamique. Ils n’ont pas voulu attendre le moment fatidique pour léguer, sachant que cela coûterait cher et que des tensions intra-familiales pourraient survenir. En fin de compte, Robert est de ces parents qui passent le témoin en moralisant et en motivant, mais aussi en s’appuyant, à l’instar de Pascal, sur une sorte d’interactivité familiale, faisant que les enfants peuvent être conduits à poser des questions, à partager leurs difficultés d’interprétation, à afficher sans retenue leur intérêt croissant :

‘Q – Vos enfants s’y intéressent ? Ils cherchent à savoir comment ça marche ?
« Ils me font confiance. Ils disent : « Bon ben c’est lui qui mène la barque, il sait où il en est. S’il achète, c’est qu’il a bien calculé son coup ». Bon partant du principe qu’en dehors de mon malheureux dépôt de bilan, où j’étais clair dans cette affaire, parce que je n’ai pas eu d’ennuis avec l’administrateur judiciaire… Et en plus, avant de déposer, je sortais d’un contrôle fiscal approfondi qui s’est révélé blanc ; je veux dire que je n’ai pas été enquiquiné. Donc ça veut dire que quand même pendant 20 ans, j’ai mené mes affaires à peu près rondo. Les enfants, adolescents à cette époque, ont vu comment ça se passait. Ils me font confiance, ce qui est bien. Souvent, j’ai l’aîné, de par son master à Sup de Co et sa profession actuelle, qui me pose des questions pour savoir où on en est, ce qui est tout à fait normal. »
[Pascal, PDP 24]’

Il ne fait guère de doute que cette socialisation juridico-financière des enfants prend une tonalité différente selon qu’ils sont mineurs ou majeurs, à charge ou autonomes, motivés ou atones, et selon ce que la loi autorise de faire. Pour Etienne, la jeunesse de ses enfants, mineurs à l’époque de ses premiers montages, ne constitue pas en soi un obstacle participatif. Certes leur partenariat est nul, seul Etienne dirigeant la manœuvre et finançant les investissements et abondant les comptes, mais leur présence capitalistique atteste d’une socialisation précoce. A l’opposé, d’autres parents, plus nombreux, paraissent la percevoir comme un frein ou un inconvénient qui renvoie à un questionnement sur le degré de maturité de leur progéniture et sur les contraintes juridiques qui pèsent sur eux en cas de sollicitation d’un mineur. En outre, l’absence des enfants mineurs d’un montage familial doit être recherchée dans le ou les motifs originels, « égoïstes », qui ont animés les parents : défiscalisation, enrichissement conjugal, protection du conjoint survivant, etc., et dans le souci de ne pas leur faire courir des risques financiers inutiles tant qu’ils sont jeunes – nous pensons bien sûr aux risques inhérents au crédit bancaire et au manque de mansuétude des créanciers.

Pour Jacques, Jean-Claude et surtout Sylvain, le problème s’est posé mais a été vite résolu. La loi n’interdit aucunement à un mineur d’être associé de SCI et ce, en dépit du fait qu’ils soient indéfiniment tenus des dettes sociétaires. Cependant, les risques encourus nécessitent l’intervention du juge des Tutelles pour la participation de l’enfant mineur, l’administration légale ou l’accord des deux parents n’y changeant rien 673 . Sylvain met par exemple l’accent sur la difficulté d’obtenir du juge des Tutelles un avis favorable et diligent pour la réalisation d’une opération immobilière. Il reproche au magistrat un raisonnement trop administratif et trop rigide, défiant l’essence même d’un montage voué à répondre à des opportunités marchandes. Son jugement n’irait pas dans le sens de la préservation et de la fructification des intérêts patrimoniaux du mineur et donc du groupe d’associés 674 .

La perspective d’un interventionnisme public supplémentaire les décourage. D’aucuns comme Jacques préfèrent ainsi attendre que leurs enfants atteignent l’âge de la majorité. Pourtant, l’habileté rédactionnelle des praticiens peut quelquefois leur apporter les moyens de parer à une ingérence administrative qui refroidit leur projet de solidarité familiale et, dans leur esprit, nuit à leur liberté chérie. Des clauses statutaires peuvent de ce fait indiquer qu’en cas de passif, les mineurs ne seront responsables qu’à hauteur de leurs apports, « l’excédent de passif étant imputé exclusivement sur les parts des associés majeurs » ; que le gérant ne pourra souscrire d’emprunt au nom de la SCI qu’après s’être assuré « de la renonciation de la banque à poursuivre les associés mineurs » 675 . Les parents qui désireraient vraiment transmettre et socialiser sans pour autant profiter de leur supériorité parentale, et se voir un jour réprouver leur « diktat », peuvent encore faire usage d’un autre dispositif juridique : la promesse de porte-fort 676 . Définie par l’article 1120 du Code Civil, elle est une convention qui permet aux parents, voulant monter une SCI avec leurs enfants mineurs, de donner la possibilité à ces derniers de ratifier ultérieurement les engagements d’apports souscrits en leur nom. Les enfants pour qui ils se portent fort sont juridiquement des tiers à l’acte conclu sans leur consentement. Aussi, les enfants ne deviennent vraiment associés qu’après cette ratification, c’est-à-dire une fois passé le cap de la majorité. Lorsque l’engagement est ratifié, les parts sont supposées souscrites dès l’origine du montage ; la ratification présente donc un caractère rétroactif.

Aucun des enquêtés n’a mobilisé cette technique ; peut-être parce qu’ils ne la connaissaient pas, peut-être parce que ce truchement conventionnel aurait « offenser » leur autorité de parents souverains, maîtres de l’éducation de leurs enfants, et décideurs à leur place. D’un certain point de vue, l’usage de cette convention s’accommoderait plus avec des conduites propres aux familles « associationnistes », à l’intérieur desquelles les enfants sont de réels sujets, où leur droit à la parole est plus que toléré et où on joue le jeu de la négociation et de l’équité ; il médiatise une socialisation « en douceur » et arbitrée. De manière générale, quand des parents montent une SCI entre eux, sans leurs enfants, ceux-ci ne sont jamais écartés très longtemps. Sauf dans le cas de Colette, où l’isolement des enfants demeure irrévocable, des couples pronocent le souhait de voir leurs enfants les rejoindre quand eux, parents, l’auront décidé [Christine et Paul, Didier]. Ils dressent l’agenda et intervertissent l’ordre des motifs de constitution dans leur grille, la solidarité intergénérationnelle devenant plus importante que l’individualisme de départ (cf. supra, chapitre 5, § 5.4) 677 . Le temps qu’ils passent entre adultes, ils le prennent quand même pour avertir leurs enfants sur l’évolution des biens immobiliers et sur une fiscalité estimée coercitive. L’apprentissage se fait à « petits pas », par paliers.

Notes
672.

Cf. Thierry ANDRIER, Guide pratique des sociétés civiles immobilières, op. cit., p. 55.

673.

Cf. 96ème Congrès des Notaires, Le patrimoine au XXI e siècle, op. cit., p. 333-334.

674.

L’histoire de Sandrine peut nous éclairer sur cet interventionnisme mal vécu. Quand son frère décède en 1994, elle se retrouve seule avec sa sœur dans la SCI. Alors âgé d’une dizaine d’années, son neveu – le fils de son frère – hérite des parts de son défunt père. Dès cet instant, le juge des Tutelles fait son apparition puisque mineur, il n’est pas jugé apte à gérer son héritage. Afin de payer les frais de succession, le magistrat précipite la vente de la maison si chère aux yeux de l’enquêtée. Sa représentation de la justice devient rapidement négative. Elle fustige tout un ensemble de choses : lourdeur administrative, lenteur des décisions, mauvaise compréhension de la situation des familles, réglementation « à outrance », suivi trop régulier (examens probatoires), attitude suspicieuse à l’égard des proches de l’enfant, refus de voir les administrateurs légaux prendre des risques financiers dans la gestion du capital placé de l’enfant.

675.

Les notaires soulignent l’intérêt de ces clauses pour la bonne et simple raison que l’endettement direct de la SCI est l’opération qui expose le plus sensiblement les mineurs au risque de passif. Dans le cas où la banque accepte cet aménagement conventionnel, elle demande en règle générale en contrepartie une caution solidaire des associés majeurs. Cf. 96ème Congrès des Notaires, Le patrimoine au XXIe siècle, op. cit., p. 334.

676.

Cf. Le Particulier, op. cit., p. 43.

677.

Agé de 44 ans lors de l’entretien, Didier, père de 3 fils de 20, 17 et 15 ans, a jusqu’à 65 ans pour organiser une donation des parts à leur attention avec une réduction des droits de 35%. S’il donne après, il ne bénéficiera que d’une réduction de 25%. Bien qu’il ait vingt ans devant lui pour transmettre, il compte s’y prendre avant, quand tous ses enfants auront intégré l’enseignement supérieur – son aîné est déjà inscrit à l’ECAM de Lyon.