… surveiller, écarter

Quand on traite des questions d’éducation et de responsabilisation, on n’est jamais très éloigné de celle du contrôle, de la surveillance et de l’inspection, voire de l’ostracisme. Un peu comme si la confiance des parents envers leurs enfants n’était pas pleine, alors même que, paradoxalement, elle se situe au cœur du recrutement (cf. supra, § 10.1). Nous avons à cet égard interprété le choix d’une cogérance ou d’une gérance non associée comme une forme de synthèse entre technique éducative et technique de surveillance. La conservation du pouvoir politique et l’attribution d’un faible nombre de parts aident le fondateur d’un montage à prévenir abus et dérapages gestionnaires, si ce n’est à doucher certaines lubies et impudences. Si Charles a désigné son fils cogérant, c’est indubitablement pour préparer l’avenir. Ses deux frères, prêtre et invalide de guerre, célibataires sans enfants, ne se sont pas opposés à l’entrée de leur neveu dans la SCI. Il ne représente pas à vrai dire, avec ses 5 parts sur 14 505, un danger ou une force revendicative. Ils ont même approuvé sa nomination pour une raison qui touche à la perpétuation d’un patrimoine familial ancien. N’ayant pas de descendance, ils se sont reportés sur leur frère aîné et son fils cadet. Mais, s’il se tient près de son fils, c’est aussi, peut-être, qu’il craint qu’une trop grande individualisation de ses intérêts économiques et politiques ne produise une mauvaise gestion du patrimoine et, plus grave, un relâchement du lien familial 678 . Tant qu’il sera vivant, il sera un garde-fou et travaillera à maintenir la solidarité formelle d’intérêts créée pour défendre le patrimoine et la cohésion familiale.

Avec Richard, nous découvrons une autre facette de la surveillance qui a rapport avec la responsabilisation. Evoquer le cas de Richard au beau milieu d’une analyse des relations familiales n’est pas si déplacé que cela dans la mesure où d’une part la relation avec ses associés professionnels est quasi fraternelle et, d’autre part, la tactique adoptée peut convenir à des groupes d’associés purement familiaux :

‘« On vient de créer une nouvelle SCI et comme j’ai beaucoup de travail, parce que je gère beaucoup d’autres choses, j’ai passé la main à une autre personne qui avait tendance à se détacher un petit peu. Ça fait trop longtemps qu’il fait de l’assistance technique chez un client. Donc on a souhaité lui redonner un peu le goût de s’occuper d’autre chose que de ce client-là. »
R – C’est un moyen de le ramener un peu…
« …Oui, d’essayer de le ré-impliquer un petit peu et puis de le voir plus souvent dans nos locaux. Pour garder le contact parce qu’il y a un noyau dur et que ce noyau dur reste intéressé et puisse se voir suffisamment souvent pour participer aux décisions stratégiques ; que ça ne soit pas quelqu’un qui se sente écarté et qu’on ne sente pas quelqu’un qui s’écarte si vous voulez. »
[Richard, PDP 28]’

La nomination à la gérance de son associé fait partie des nominations prévoyantes (cf. supra, § 10.2). Lorsqu’il parle de le « ré-impliquer », il ne veut pas que ses occupations sur le terrain le détachent du groupe. L’aventure collective et la bonne marche de l’entreprise en essuieraient alors les conséquences. La nomination à un poste clé, à responsabilités, sonne comme une promotion et comme un hommage à leur histoire commune ; et celle-ci ne peut s’interrompre parce qu’on n’a pas tout tenté pour accomplir son devoir d’ami partenaire et pour conjurer le sentiment d’une disqualification ou d’une mise à distance. Il y a de l’affection dans ce geste.

Loin de Richard donc l’idée d’écarter son associé du champ décisionnel. D’autres porteurs de parts en font par contre une ligne d’action concrète. Nous avons révélé que pour préserver leur pouvoir, ils accaparaient la gérance et/ou un maximum de parts de capital. Quelles que soient les méthodes mobilisées, un certain sens de la prophylaxie et une culture de la fermeture les guident dans leurs pratiques de l’isolement. Intégrer le champ de la gestion patrimoniale et des décisions qui y président n’est pas donné à tout le monde. Nous en pointerons deux manifestations : la séparation des membres familiaux par alliance et le legs sélectif scénarisé.

En premier lieu, ainsi que nous l’a déclaré un praticien interrogé [PRAT 8], nombre de familles se méfient des « pièces rapportées ». Brus et gendres leur apparaissent, ceteris paribus, comme des menaces pour l’intégrité de leur groupe primaire, si ce n’est des spoliateurs. Nous reviendrons dans le dernier chapitre sur une anecdote savoureuse narrée par un praticien. Par exemple, quand nous avons demandé à Françoise et à Henri pourquoi leur belle-fille n’était pas entrée dans la SCI, leur moue synchronisée a suffit à nous aviser sur la délicatesse de la question. Malgré nos tentatives pour en savoir plus, ils sont restés très vagues. Ils nous ont simplement fait comprendre qu’ils avaient élaboré ce montage avec et pour leur fils unique, les sentiments filiaux étant plus forts que tout. Instinct de survie groupal ? Rien n’est moins sûr. Pour Etienne et Pascal, la méfiance existe aussi mais n’interdit pas la réalisation de montages sociétaires. En cela, ils bravent un peu la casuistique familialiste et l’argumentaire juridique de quelques praticiens plus idéalistes qu’ingénus (cf. supra, chapitre 9, § 9.1). Divorcés ou en instance de divorce, ayant, sans se remarier, refait leur vie avec une autre femme, ils refusent le mélange des genres. Leurs enfants et leurs concubines ne figurent jamais dans la même SCI ; les risques de discorde sont grands, surtout si leurs enfants souffrent de la séparation parentale et « méprisent » une « étrangère » qui ne pourra jamais se substituer à leur mère.

Quelquefois cependant, ces « étrangers » sont moins repoussés qu’invités. L’invitation sociétaire d’un gendre ou d’une bru peut procéder d’une espèce d’entrisme, au sens politique du terme. Elle peut en effet être composée par les parents comme une technique d’influence d’un enfant récalcitrant ou détaché des enjeux patrimoniaux ; ils comptent sur la présence du conjoint pour le galvaniser, le repêcher. Elle peut aussi authentifier la réussite du processus d’intégration familial ; les beaux-enfants ont prouvé leur valeur et leur probité, passé le test, et font partie intégrante de la famille. Sylvain n’a pas seulement nommée sa belle-fille à la gérance en raison du statut socioprofessionnel de son fils (cf. supra, § 10.2). Il l’a fait non seulement parce qu’ils ne sont pas mariés, et qu’en tant que concubins la SCI est des plus intéressantes – de plus, son fils ne goûte pas aux tâches administratives a contrario de sa bru –, mais aussi parce qu’il a appris à lui faire confiance. Ce crédit a même poussé Sylvain à lui donner des parts d’une SCI qu’il a constituée six ans plus tard avec son fils, son épouse et un oncle de cette dernière pour l’acquisition d’un autre bien immobilier à Lyon.

En second lieu, l’entrée de certains enfants dans une SCI, qui relève pour partie de la donation, donne à voir une version remaniée du legs stratégique. Pour des économistes de l’héritage et des successions, ce type de legs signe l’existence d’un modèle « égoïste ». Les parents manipulent l’héritage pour en faire une espèce de sanction positive ou bien l’objet d’une compétition entre enfants. Dans le premier cas, ils identifient la dévolution patrimoniale à un mode de paiement ou une rétribution pour des services rendus par leurs enfants ; dans le second, elle traduit, dans ses modalités, leur volonté de monter les enfants entre eux afin de générer plus d’attention à leur égard et d’implication vis-à-vis de la gestion patrimoniale 679 . Le partage des biens, via l’octroi gratuit et sélectif de parts, s’adosse à des pratiques inégalitaires qui sont surtout le lot des « riches » 680 . Bien qu’elle puisse présenter un coût prohibitif en matière de tensions familiales (cf. infra, chapitre 11) – un ou plusieurs « chouchous » sont désignés –, les parents s’appliquent à juridiciser cette norme culturelle et stratégique du divide ut impera. Un exercice du pouvoir en amont. Nos entretiens ne nous ont pas permis de repérer de telles pratiques, sauf peut-être, encore qu’ils s’en dédisent, dans le cas de Sandrine (cf. supra, § 10.2) et de Charles. Ce dernier a sollicité son fils cadet pour entrer dans la SCI au détriment de sa fille aînée. Celle-ci n’a pourtant pas été mécontentée puisqu’il lui a donné en pleine-propriété un autre de ses biens immobiliers lyonnais. Un dédommagement ? Qu’il nous soit toutefois autorisé de conjecturer que Charles, descendant d’une lignée aristocratique, ait vu dans son fils, porteur de son nom et vecteur de la cognation, le candidat naturel pour subvenir à la pérennité d’un immeuble, prestigieux emblème de l’histoire familiale.

Pour enrichir notre exposé, nous ferons état de deux simulations comportementales ou cas d’école, extraits d’une revue de vulgarisation juridique, et relatifs à une transmission post mortem 681  :

  1. Par la constitution sociétaire, et moyennant compensation financière, certains héritiers ne peuvent revendiquer leur droit sur le patrimoine apporté. Soit Monsieur Durand, veuf et propriétaire d’un immeuble de 800 000 francs, qu’il habite avec sa fille depuis le décès de son épouse. Bien qu’il ait deux fils, il désire que sa fille devienne propriétaire de l’immeuble après son décès ou, à tout le moins en garde la jouissance. Il monte une SCI dans laquelle il apporte l’immeuble en nue-propriété, la valeur supposée de celle-ci étant de 600 000 francs ; sa fille, qui a des revenus, apporte, elle, 120 000 francs en espèces. Ainsi, 720 parts – 600 au père et 120 à la fille – de 1 000 francs sont créées. Au décès de Monsieur Durand, à défaut de dispositions testamentaires, ses 600 parts seront dévolues à trois enfants à égalité et la SCI continuera avec eux. Vu qu’elle n’aura que 320 parts sur les 720, sa fille n’aura pas la majorité. Monsieur Durand rédigera ou fera rédiger les statuts de telle sorte à ce que ses fils n’entreront dans la SCI qu’en vertu d’un agrément préalable. Si la sœur s’entend bien avec l’un de ses frères, elle pourra l’agréer et refuser l’autre ; elle devra par contre lui racheter ses parts pour devenir majoritaire (520 parts).
  2. Par la constitution sociétaire, certains héritiers peuvent être avantagés et d’autres, tout en honorant ce que la loi leur accorde, être privés de pouvoir réel sur les biens. Au décès de Monsieur Durand, ses parts sont équitablement réparties entre ses trois enfants et sa fille se retrouve minoritaire. Pour échapper à cette situation, qui met à mal son scénario préciputaire, il peut de son vivant lui consentir une donation de parts dans la limite de la quotité disponible –  i.e. la part dont il dispose librement. Ici, en l’occurrence, elle correspond au quart de ses biens. S’il ne possède pas d’autres biens, il pourra donner à sa fille 150 parts (un quart de 600), chacun de ses trois enfants recevant ensuite le reliquat (450 parts réparties entre eux). Au décès de Monsieur Durand, sa fille détiendra ses 120 parts depuis l’origine, plus 150 parts données et 150 parts recueillies dans la succession de son père et représentant sa part de réserve, soit un total de 420 parts ; si bien qu’elle deviendra, par ce subterfuge, majoritaire. Le même résultat peut être obtenu d’une autre façon si Monsieur Durand ne choisit plus une donation de son vivant, mais un legs à sa fille de parts lui conférant, toujours dans la limite de la réserve héréditaire, la majorité.
Notes
678.

Nous empruntons l’idée à Georg SIMMEL, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 612. Nous reviendrons là-dessus dans le dernier chapitre.

679.

Cf. Luc ARRONDEL, « L’approche économique de l’héritage : modèle et tests », op. cit.

680.

Cf. Luc ARRONDEL., Anne LAFERRERE, « Les partages inégaux de successions entre frères et sœurs », Economie et statistique, n° 256, juillet-août 1992, p. 29-42.

681.

Cf. Le Particulier, op. cit., p. 23-24.