Chapitre 11. « Turbulences » contractuelles. Des forces et limites des normes sociétaires dans la gestion des crises d’associés

« Dès l’aurore, dis-toi d’avance : je rencontrerai un indiscret, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste […] »
Marc Aurèle, Pensées[II, 1]

« A vouloir trop bien faire, on aboutit souvent au pire »
Proverbe chinois

« Le profit de l’un est le dommage de l’autre »
Montaigne, Les Essais[I, 22]

« [La SCI], c’est un outil merveilleux… à condition que les gens s’entendent » [Notaire, PRAT 5]. Alors que bon nombre de praticiens conçoivent la SCI comme un mode rationnel d’anticipation des crises d’associés, sans jamais aborder textuellement la question des conflits ouverts, ou usant à cette fin de circonlocutions prudentes, d’autres, à l’image de ce notaire, admettent plus volontiers que la machine sociétaire puisse se gripper de temps à autre et autopsient avec plus ou moins de jubilation le jeu des manigances individuelles. Ils confirment ainsi le propos de l’un de nos enquêtés, Norbert, fin technicien au demeurant, pour qui « [la] plupart des problèmes dans les SCI sont des problèmes purement humains ».

Nous rencontrons un clivage où, grossièrement, une maîtrise théorique et technique – scientifique mais parfois « aveuglante » – des montages s’opposerait à une connaissance empirique des mœurs des porteurs de parts-clients et de la détérioration de leurs relations. Mais le débat ne se pose pas bien entendu de manière aussi sommaire, ne serait-ce parce que beaucoup de praticiens opèrent à la charnière de l’abstrait et du concret. Quand ils sont soigneux, la rédaction statutaire les portent du côté de la construction scénaristique. Les statuts sont de fait pensés comme un système d’attentes (socio-contractuelles) qui fixe des espérances et des aspirations (des destins), certes réversibles dans le temps, ainsi que des modes d’adaptation à de possibles changements d’humeur dans les groupes d’associés ; des blocages ou des « expulsions » peuvent être sciemment prévus et/ou orchestrés. Soit, dans un cadre homéostatique, ils cherchent à protéger un bien de sa traversée du temps et des générations, et donc d’une gestion future peut-être désordonnée, soit ils s’attachent aux personnes en imaginant des hypothèses de combinaisons interpersonnelles plus ou moins probables : coalitions, cliques, triades, dyades, foyers contestataires, etc. Même si cette deuxième approche reste des plus aléatoires, car spéculative et supposant, chez le scénariste, une sagacité qui confinerait presque à la « divination », les praticiens créent en simulant ou en anticipant des processus d’évolution possibles à partir d’une situation sociale donnée (cf. supra, chapitres 8, § 8.1 et 9, § 9.1).

Dès lors, qu’ils y aient été formés ou bien confrontés sur le terrain, les praticiens vivent avec le conflit ou, mieux, avec une certaine représentation du conflit. « […] Le droit, ça sert à régler les conflits ou plutôt à prévoir qu’il n’y en aient pas » [Directeur de l’ingénierie patrimoniale dans une banque généraliste, PRAT 36]. Dans ce chapitre, il s’agit par conséquent de voir quelle est la place du désordre dans un univers où tout semble de l’extérieur « réglé comme du papier à musique » (cf. supra, chapitre 10), quels sont les effets secondaires et/ou pervers d’une entente scénarisée, juridicisée, pour ne pas dire fabriquée. Nous partons du principe que le droit sociétaire – l’organisation statutaire –, malgré la souplesse d’action qu’il peut offrir, peut être à l’origine de troubles quelquefois insurmontables et que le fait de « forcer » les personnes à s’entendre demeure un challenge audacieux. Le proverbe chinois placé en exergue dévoilerait en l’occurrence toute sa valeur et la SCI deviendrait, pour ceux qui s’y empêtrent, une véritable boîte de Pandore.

Sous leurs différentes déclinaisons théoriques, la sociologie et l’anthropologie juridiques accordent une large part à la question du conflit 683 . Plus précisément, le conflit dériverait soit d’une absence de droit, soit d’une impuissance de celui-ci – i.e. une rationalisation formelle en décalage avec la réalité empirique – , soit, enfin, de la concurrence d’ordres juridiques rivaux 684 . Si nous remontons jusqu’à Max Weber et Georg Simmel, nous notons, sans trop entrer dans le détail, que le premier envisage le conflit comme un irrespect du règlement convenu mettant fin à la socialisation sociétaire ou sociation 685 tandis que le second, peut être un peu plus optimiste, y voit un mode de régulation et d’équilibre social, facteur d’invention de normes et de règles communes aux deux parties en cause 686 .

Si nous adhérons à l’idée que le conflit puisse dans les faits jeter les bases de nouvelles relations, décrisper des situations de crise et permettre une affirmation identitaire, nous pensons qu’il peut aussi susciter une extrapolation des différends et un éclatement du groupe 687 . « Le conflit n’est pas le produit objectif d’une situation, bien que les circonstances puissent avoir un poids considérable, mais il est la conséquence de la volonté subjective de personnes, de groupes ou de collectivités qui cherchent à briser la résistance qu’autrui oppose à leurs intentions ou à leur projet » 688 . En plus de notre identification des conflits sociétaires ou contractuels à des conflits organiques, nous conjecturons d’une part que les conflits entre associés éclaboussent la vie sociétaire et, réciproquement, que les tensions sociétaires sapent, plus ou moins directement, la vie groupale. Bien qu’elle soit censée œuvrer à leur aplanissement, la formalisation contractuelle est parfois inefficace pour parer à des crises groupales qui lui sont antérieures. Nous parlerons alors d’incubation conflictuelle.

Ce chapitre nous redonnera donc l’occasion de discuter de l’impuissance du droit sociétaire et de la confrontation d’ordres juridiques rivaux (cf. supra, chapitre 7, § 7.1, 7.2 et 7.3). Puisque le droit, coutumier et/ou légal, pénètre la vie de nos enquêtés, nous ne traiterons pas des conflits relatifs à une absence du droit. Avant de rentrer dans le vif du sujet, nous tenons à préciser deux choses :

  1. Tout d’abord, le domaine de la conflictualité recouvre des réalités très différentes. Il importe de distinguer les petites chicanes ou chamailleries d’agitations plus graves, allant de la criseIbid., p. 312-314. « Le conflit diffère de la crise qui est un processus lent rompant avec la situation jusqu’alors connue et reconnue […], une dissolution continue et graduelle des formes traditionnelles accompagnée d’une perturbation de l’équilibre existant ». La crise est un « symptôme d’une transition entre un ancien état de stabilité relative et la quête d’un nouvel équilibre ». au choc frontal ou au conflit brutal, en bref des discordes légères, passagères, et des mésintelligences plus profondes conduisant à un délitement des interrelations et à une inévitable judiciarisation. C’est pourquoi nous avons choisi le terme de turbulence pour définir des « indispositions » relationnelles dont la magnitude varie en fonction des ambiances, des périodes et des histoires collectives, des systèmes de valeurs observables, de la taille des espaces d’expression individuelle. Lorsque par exemple les tribunaux sont sollicités pour trancher un différend entre associés, leur opinio juris prend une autre ampleur mais la résiliation contractuelle – avec ou sans préavis – est consommée ; la négociation, la concertation et la conciliation ont fait long feu.
  2. Ensuite, dans le même prolongement analytique, nous proposons le concept d’échiquier sociétaire. Cristallisant une configuration politique et économique interpersonnelle précise, la SCI apparaît comme un lieu où peuvent s’affronter, au fil du temps, des intérêts individuels. Certains associés réprouvent le pouvoir ou le leadership exercé par l’un d’entre eux. Ils forment des « camps », c’est-à-dire des contre-groupes ou des contre-pouvoirs, dont la force de conviction et d’action entraîne au mieux des recompositions stratégiques, au pire des « schismes ». Dans les deux de cas de figure, la résilience du groupe est mise à l’épreuve, la domination individuelle paraissant aux « contrariés » bien souvent usurpée. Les passes d’armes entre associés illustrent quelque part une transition entre inaction et actionCf. Guy BAJOIT, « Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement », op. cit. Pour l’auteur, il convient de déterminer quand, comment et pourquoi les apathiques passent à l’action. Ce chapitre répondra en partie à cette triple question. ; des associés jusque-là sous l’éteignoir sortent de leur torpeur parce que leurs intérêts sont menacés. Cette prise de conscience a parfois beau être tardive, elle n’en reste pas moins efficiente. Ainsi en va-t-il des montages familiaux de type égoïste/altruiste dans lesquels le geste de donner revient à « décider sans décider »Nous reprenons la formule de Luc ARRONDEL et André MASSON, cf. « Les transferts entre générations. L’Etat, le marché et les familles », Futuribles, n° 247, novembre 1999, p. 5-40., cette indécision s’avérant au final germe de troubles (cf.supra, chapitre 2, § 2.3). Dans ce contexte d’affrontement des volontés, de renversement des croyances établies, le retournement de la léthargie en protestation relève, ainsi que nous le qualifions, du (r)éveil identitaire – (r)éveil dont la force est proportionnelle au sentiment d’injustice, d’inégalité ou d’iniquité éprouvé.

En mettant en parallèle histoires d’enquêtés, histoires racontées par des praticiens, références jurisprudentielles et simulations comportementales, notre propos cherchera à comprendre ces « paradoxes de la proximité » 692 et à démontrer que les conflits sont, tour à tour ou à la fois, des « conflits de personnes », « de contenu » et « de procédure » 693 . Dans une première section, nous déplierons l’éventail des solutions normatives offertes aux porteurs de parts pour prévenir ou résoudre les incertitudes relationnelles [§ 11.1]. Plus que de faire un catalogue, il s’agira de regarder quelle est la place réservée aux solutions légales et aux tactiques infra-juridiques mises en œuvre par les porteurs de parts-acteurs. Pour ce faire, nous nous arrêterons notamment sur l’usage des cessions de parts – un usage envisagé comme une solution subsidiaire, où écriture et oralité se rejoignent – et sur celui des clauses d’agrément. Dans une seconde section, nous continuerons notre discussion des tensions et des issues possibles en les illustrant de manière concrète [§ 11.2]. Nous verrons qu’accrocs contractuels riment avec désaccords financiers et axiologiques, ceux-ci fissurant l’édifice communautaire et sociétaire. Nous jetterons ainsi un premier coup d’œil sur ces fameux « (r)éveils identitaires ». Enfin, dans une troisième et dernière section, nous approcherons les troubles relationnels dans leur extrémité et dans leurs excès [§ 11.3]. En attestant du double aspect offensif et défensif des conflits 694 , nous évoquerons des troubles sérieux, pour ne pas dire inextricables, produits par une gestion patrimoniale controversée et par les agissements d’« associés-trublions ». A travers l’étude d’argumentaires plus ou moins corrosifs, nous essaierons de repérer les modes d’articulation pratique entre émotions, normes et intérêts et retracerons quelques dénouements judiciaires.

Notes
683.

Cf. Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, op. cit., p. 176 : « L’étude du conflit offre le plus souvent au sociologue et à l’anthropologue des questions juridiques l’occasion d’un terrain de recherche des configurations normatives structurant une société qui sont, elles, son véritable objet. Il s’agit d’un objet véritablement foisonnant, puisque les normes qu’il s’efforce de repérer parmi les réponses apportées aux situations de crise vont des lois formelles aux simples habitudes, des règles explicitement énoncées comme telles aux coutumes du sens commun et aux schèmes culturels. Aussi, l’on ne sera pas étonné, lorsque l’un d’entre eux décortique le traitement extra-juridictionnel des différends dans un ou plusieurs contextes, qu’il privilégie ce que les processus observables ont à voir avec les principes de l’ordre social en vigueur dans le groupe étudié […] ». Il ajoute, p. 173, que l’évitement du conflit a été et est encore une « voie très féconde pour la recherche sociologique ».

684.

Cf. Julien FREUND, Sociologie du conflit, Paris, PUF, « La politique éclatée », 1983, p. 330 sq. Louis ASSIER-ANDRIEU déclare quant à lui que le conflit « peut aussi bien être considéré comme l’échec du droit que comme sa source la plus universelle et la plus dynamique », op. cit., p. 164. Séduisante ambivalence !

685.

Cf. Max WEBER, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 326 sq. Socialisation sociétaire ou, pour ce qui nous préoccupe ici, processus de scénarisation des relations juridico-patrimoniales.

686.

Cf. Georg SIMMEL, Le conflit, op. cit., p. 26. « [Nous] opposer nous donne le sentiment de ne pas être complètement écrasé dans cette relation, cela permet à notre force de s’affirmer consciemment, donnant ainsi une vie et une réciprocité à des situations auxquelles nous nous serions soustraits à tout prix sans ce correctif ». En cela, plus près de nous, la théorie simmélienne semble avoir inspirée les théories systémiques de Talcott PARSONS et de Niklas LÜHMANN, ainsi que toute une partie de la sociologie juridique actuelle. Un anthropologue de la trempe de Karl LLEWELLYN attribue également une valeur créative au conflit, considérant l’action revendicative comme un facteur de création et de renouvellement social. « Chaque revendication, chaque tension, chaque conflit recèle une faculté d’ordre et d’harmonie. L’addition des pressions divergentes socialement exercées en direction d’objectifs variés au sein d’une matrice sociale constitue le véritable théâtre des activités juridiques d’un groupe […] ». Sur ce point et un développement de la pensée de Karl LLEWELLYN, cf. Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, op. cit., 65-69.

687.

Il y a des « conflits productifs », caractérisés par de longues séquences de communication, une flexibilité des positions, et des « conflits destructifs », marqués par de longues périodes d’escalade, une rigidité des positions et un évitement des solutions. Cf. Alain BLANCHET et Alain TROGNON, La psychologie des groupes, op. cit., p. 92.

688.

Cf. Julien FREUND, Sociologie du conflit, op. cit., p. 304.

692.

Si Georg SIMMEL l’applique à la famille, nous pouvons mobiliser cette belle locution pour la très grande majorité des groupes d’associés. Cf. Le conflit, op. cit., p. 85 : « L’hostilité purement personnelle, née de l’antipathie entre les caractères, va assez à l’encontre du principe de paix, sans lequel la famille ne pourrait exister à long terme ; mais pourtant ce sont les liens étroits de la vie en commun, la solidarité économique et sociale, l’unité présumée, qui est une sorte de violence faite aux individus – tout cela est particulièrement propice à des frictions, des tensions, des oppositions […] ».

693.

Cf. Alain BLANCHET et Alain TROGNON, La psychologie des groupes, op. cit., p. 92-93. Les deux auteurs désignent les « conflits de contenu » comme des conflits issus de différences d’opinions concernant les informations, points de vue ou les contenus de la tâche du groupe ; les « conflits de personnes » comme des conflits liés aux aspects émotionnels des relations interpersonnelles, à savoir à des vexations subies ou à des attaques personnelles ; les « conflits de procédure » comme des conflits découlant de positions divergentes au sujet du modus operandi du groupe. Ils déclarent que les conflits de contenu peuvent être gérés par un rappel des procédures, c’est-à-dire des règles élaborées pour organiser la vie groupale.

694.

Cf. Julien FREUND, Sociologie du conflit, op. cit., p. 160.