Comme nous l’avons déjà observé, le mécanisme des cessions de parts fournit aux porteurs de parts un moyen de recruter à bon escient ou de contrôler le casting sociétaire (cf. supra, chapitre 10, § 10.1). Sous cet angle, il surgit et agit, surtout dans les SCI familiales, comme un mode de « préservation de l’harmonie » [Notaire, PRAT 1] groupale. Cela étant, cette harmonie est fragile. Par exemple, par le jeu de l’alliance, de nouveaux membres – souvent qualifiés de « pièces rapportées » par les enquêtés – intègrent ou tentent d’intégrer avec peu ou prou de bonheur un nouveau cercle familial qui cultive ses propres normes, valeurs et codes et qui vit avec ses propres tourments. Il arrive en outre que l’attitude de certains associés, membres d’une lignée et/ou acolytes d’une aventure patrimoniale commune, dépare, que ceux-ci cherchent soit à se désister du montage, à se désolidariser d’un projet commun – à défaut d’être souvent collectif – auquel ils n’accordent plus le même crédit qu’au début, soit à s’y accrocher coûte que coûte et ce, au grand déplaisir d’autrui. Dans la première éventualité, les nouveaux membres par alliance, se situant dans l’antichambre du montage, sont perçus comme de potentiels « intrigants » tandis que, dans la seconde, qu’ils soient partants ou en instance de départ, leur statut d’« arriviste » ou de « comploteur » a déjà été repéré puis décrié.
Parmi nos enquêtés, 8 sont passés par des cessions de parts pour se délivrer de la mauvaise aura de certains associés, desserrer leur étreinte, ou bien pour essayer de se soustraire à des situations délétères qui, en l’absence de ce correctif, se seraient envenimées. 8 figures spécifiques de la défection ou de la démission peuvent ainsi être tracées, leur dénominateur commun étant leur caractère socialement salutaire :
Le contrat sociétaire ne subvient parfois pas toujours, théoriquement, à la sécurisation ou à l’apaisement des relations entre associés. La cohésion sociale peut en pâtir. Les cessions de parts, notamment celles en blanc, se présentent pour le coup comme une solution de rechange, peu ou prou négociée. Le discours d’un avocat d’affaires, familier de cet usage technique, est à ce sujet très intéressant, surtout pour ce qui concerne les montages familiaux et leur évolution :
‘« Les problèmes familiaux existent. Au départ, tout est beau, tout est neuf. Et puis comme je vous le disais, dans notre société on n’est jamais sûr de rien. Aujourd’hui c’est comme ça mais qui vous dit que ça sera pareil dans un an ou 10 ans, qu’il n’y aura pas une altération des rapports familiaux. J’ai le cas. Au départ, il y avait un enfant qui faisait partie d’une SCI. Aujourd’hui il fait des siennes parce que c’est une jeune fille qui avait rencontré un mec et que le mec est en train de lui monter la tête : « Il n’y a pas de raison que je ne sois pas dans la SCI », etc. Bon c’est simple. La SCI elle a encore des emprunts – il lui reste deux tiers à payer – ce qui veut dire que pour le moment il n’y a pas de valorisation du patrimoine immobilier. Moi je dis à la fille « Ok, vous voulez ça mais qu’est-ce qu’on fait ? Je demande à un expert d’évaluer le bien pour savoir quelle est la valeur vénale de chaque part sociale ? Et pour en tenir compte, c’est quoi ? Il faut que je connaisse l’actif, c’est-à-dire la valeur vénale du bien, le passif et qu’ensuite je refasse le calcul. Il y a tant de parts et si je ramène ça, ça fait tant « . « Ok, je vous rachète vos parts : je vous donne 1 000 balles, un franc symbolique ou alors vous me payez le solde ». De toute façon, on trouve toujours des solutions […] ».Dans l’exemple concret qu’il nous offre, une jeune femme, associée dans une SCI avec son père et ses frères, est pressée par son ami pour qu’elle le coopte dans la société patrimoniale et, plus largement, dans la structure familiale. Mais le père ne tolère pas l’intrusion de cette « pièce rapportée » dont les manœuvres semblent pour le moins douteuses. Mobilisé comme tiers médiateur et arbitre, le praticien, averti des incertitudes qui pèsent sur le devenir des structures familiales en général, se voit missionné par le paterfamilias pour négocier un compromis, dans la mesure où chaque partie campe sur ses positions. Il doit parvenir à une diminution des revendications de la fille et de l’insistance de son ami, à contrarier la réaction d’orgueil que pourrait avoir par la suite l’enfant lésé, c’est-à-dire, en réponse au veto paternel, une volonté farouche de faire barrage aux décisions collectives. Son argumentation se veut à la fois mathématique et psychologique. Dans la palette des solutions disponibles figurent soit une négociation amiable (cession de part symbolique, accord implicite originel), soit un marchandage pur et simple (départ moyennant indemnisation financière) – qui tiennent pour beaucoup aux capacités de persuasion et au talent du praticien –, soit enfin un recours au blanc-seing. Dans le contexte, le choix de l’avocat balance entre le rappel d’une règle du jeu initiale copartagée et la tractation financière (cf. infra). Il délaisse le blanc-seing qui est plus couramment utilisé dans les SCI partenariales. Lorsque des associés signent un acte en blanc, cela signifie qu’ils adhèrent très tôt à une tactique qui peut les desservir dans le futur. Si en cas de tension l’un d’eux refuse de restituer ou de vendre ses parts, il ne peut rien objecter et surtout pas un abus de confiance ; les tribunaux lui répondraient qu’il s’est jeté « dans la gueule du loup » et qu’il a tout de même consenti à cette méthode coupable (cf. supra, chapitre 7, § 7.2).
Le mécanisme des cessions de parts fait donc partie des remèdes qui permettent de surmonter les effets induits par des changements d’attitudes fortuits. Son utilisation raisonnée caractérise l’union conceptuelle et pratique entre prophylaxie et liberté contractuelle (cf. supra, chapitre 2, § 2.4). Ainsi, relativement aux attentes sélectives exprimées et aux traditions en cours, les entrées et les sorties, l’ouverture et la fermeture, paraissent maîtrisées. A coté des négociations ou des marchandages, le choix de la nature socio-juridique des cessions 701 , selon le type de SCI et sa configuration interpersonnelle, nous invite aussi à (ré)établir le lien entre stratégies d’anticipation des litiges et coutumes groupales [cf. Tableaux 51 et 52].
NATURE DES CESSIONS (CP) | SCI HAB | SCI ICP | TOTAL | |
A | Libres entre associés, conjoints d’associés, ascendants et descendants | 17 | 45 | 62 |
B | Libres entre associés, ascendants et descendants en ligne directe (conjoints exclus) |
6 | 3 | 9 |
C | Libres entre ascendants et descendants en ligne directe |
3 | - | 3 |
D | Libres au profit des descendants | 1 | 1 | |
E | Libres entre associés | 3 | 24 | 27 |
F | Toutes cessions soumises à agrément | 5 | 2 | 7 |
TOTAL | 35 | 74 | 109 |
Source : Archives RCS
NATURE | Amicale | Amicale/parte-nariale | Parte-nariale | Fami-liale et amicale | Familiale | TOTAL |
A | 3 | 22 | 1 | 2 | 34 | 62 |
B | - | - | - | - | 9 | 9 |
C | - | - | - | - | 3 | 3 |
D | - | - | - | - | 1 | 1 |
E | 8 | 4 | 6 | - | 9 | 27 |
F | 1 | - | 1 | 2 | 3 | 7 |
TOTAL | 12 | 26 | 8 | 4 | 59 | 109 |
Source : Archives RCS
Que nous apprennent les résultats de l’enquête ? Dans près de 57% des SCI du corpus (62/109), les cessions sont libres entre associés, conjoints d’associés, ascendants et descendants (A). Le degré d’ouverture atteint ici un pic qui est notamment le lot des SCI familiales ; environ 55% de ces dernières ont en effet des statuts dans lesquels ce choix est clairement énoncé (34/62). Quand elle survient, la défection d’un associé familial, consécutive à une dissension persistante, est palliée par l’intégration d’un très proche parent ou par le rachat des parts par un associé encore en place – la plupart du temps le leader. Il l’est également pour les 22 des 26 SCI amicales/partenariales du corpus, à savoir, en particulier, pour celles de Frédéric, dont la politique de recrutement sociétaire n’exclut pas des substitutions intermittentes d’associés par ceux encore dans le capital, des membres du milieu, des proches ou encore des membres de leur famille.
Dans ces deux situations, une certaine continuité socio-patrimoniale axée sur l’appartenance est privilégiée, le partage de valeurs communes et le respect d’une règle du jeu étant érigés en coutumes. On peut même alléguer qu’en consignant le choix d’un type de cession, les statuts normalisent des principes gestionnaires prononcés expressément et oralement par un seul acteur ou par plusieurs qui ont réussi à négocier, a priori, cette résolution.
Toutefois, l’ouverture peut être restreinte, voire très restreinte. Trois autres situations en témoignent (B, C et D), même si elles sont marginales dans le corpus (13/109, soit 11,9%). Soit les cessions sont libres entre associés, ascendants et descendants en ligne directe (9), soit entre seuls ascendants et descendants en ligne directe (3), soit, enfin, au profit des seuls descendants (1). Ces trois choix ne concernent que les SCI familiales et accentuent par là-même la volonté des fondateurs sociétaires de voir les biens patrimoniaux rester entre les mains de la lignée. Toute tentative d’une prise de pouvoir extérieure est de ce fait cantonnée ; les conjoints, c’est-à-dire les membres par alliance, sont tout simplement écartés. Le repli cognatique traduit ici aussi la mise en place d’une stratégie d’évitement des conflits familiaux pour l’appropriation et la gestion d’un patrimoine imprégné d’une forte valeur affective. Nous pensons de manière évidente aux SCI d’Alain, de Robert, de Pierre et de Sandrine (cf. Annexe I)
Un glissement (gradué) de l’ouverture vers la fermeture advient par conséquent. Il est encore possible de s’en rendre compte en ciblant les situations où les cessions sont libres entre associés (E) et celles où, bien sûr, toutes sont soumises à agrément (F). Les premières touchent près d’un quart des SCI du corpus (27/109) tandis que les secondes demeurent plus exceptionnelles (7/109). Chaque option contractuelle symbolise certes une fermeture mais la deuxième frappe davantage par sa rigueur socio-juridique. Dans notre corpus, le type de configuration interpersonnelle est indifférent à cette exclusivité ; l’assemblée des associés serait en l’espèce souveraine pour décider d’une cession, y compris à un associé (cf. infra). Les montages organisés par Didier, Pascal et Raymond s’inscrivent dans cette veine restrictive. Regroupant enfants et/ou conjoints, ils s’appuient sur le choix d’une ligne stratégique hyper-prudente où, bien que mûrement réfléchie, la présomption d’une éventuelle adversité conjugale ou filiale ne nuit en rien à l’amour et à la tendresse ressentis pour son conjoint et ses enfants. Au contraire, il semblerait que cette forme d’autorité raffermisse les liens socio-affectifs.
Si nous revenons sur les cessions libres entre associés, nous constatons qu’elles aussi se répartissent de façon homogène ; elles concernent presque autant les montages familiaux qu’amicaux et partenariaux. Lorsque ce choix est effectué dans les SCI familiales, c’est très souvent au profit des deux conjoints. D’une part il leur permet de mettre sur la touche leurs enfants sans mépris [Rémi, Colette] et, d’autre part, d’installer une soupape de sécurité en cas d’ennuis conjugaux ultérieurs ; la défection est rendue malaisée, si ce n’est irréalisable [Colette, cf. infra]. Quand ce choix est fait dans les SCI amicales et partenariales, c’est pour insister sur la solidité d’un cercle dont les membres, difficilement interchangeables, possèdent non seulement des intérêts patrimoniaux communs, mais se retrouvent aussi sur le terrain des valeurs d’entraide, de sincérité, de fidélité et de confiance réciproque, remparts supposés contre les conflits relationnels [Hervé, Bernard et Dominique, Richard].
Hormis dans les cas où celui-ci n’en est pas vraiment un, c’est-à-dire quand des statuts sont copiés sans une réelle réflexion « politique » derrière.