Promouvoir une « obligation de consensus »

Nous avons souligné plus haut que des spécialistes de la SCI ne prisaient pas trop, sauf exception, les clauses d’agrément à l’unanimité ou une étanchéité sociétaire totale. Elles rendraient difficile, en cas de tension, la décision de rompre avec un associé récalcitrant ou insoumis ou, à titre préventif, d’en faire rentrer un à contre-cœur. Leur choix contractuel exigerait, sur le modèle des indivisions, une coordination réciproque pas toujours facile à trouver ou à finaliser. Pourtant, il touche une menue fraction de nos enquêtés et de leurs SCI : 19,7% de celles-ci s’y adossent [cf. Tableau 53].

Quel en est le principal moteur ? De ce que nous avons pu saisir par les entretiens, nous inférons une franche peur des dissidences, des trahisons – trahison du projet, du message, des autres associés – et des « inconnus », dont les soi-disant plans font l’objet des prédictions les plus alarmistes car estimés énigmatiques et donc nuisibles pour le groupe déjà constitué. Un seul des associés pourra par conséquent, s’il sent le danger menacer, faire obstacle à une sortie ou à une entrée. Le recours à cette clause d’agrément particulière, censée décourager la défection, l’intrusion et les contestations qui peuvent en découler, peut ainsi être comparé à celui d’un procédé réputé stimuler le loyalisme – au sens où Albert Hirschman l’entend 710 .

Par ailleurs, cette peur de la dissidence et l’obligation d’un consensus se retrouvent, sous une autre forme, dans les montages égalitaires où les cessions ne sont déclarées libres qu’entre associés. Deux exemples précis étayerons notre analyse :

‘« […] C’est un avantage en cas de décès… par rapport aux enfants. C’est-à-dire qu’on ne peut pas revendiquer des choses qui ont été payées quand c’est inscrit comptablement dans la SCI. Par contre en cas de séparation, la SCI je l’ai fermée, c’est-à-dire qu’on ne peut racheter les parts que de l’un ou de l’autre, sauf si l’un refuse. L’autre vend ses 50% mais c’est 50% d’une maison… Je veux dire qu’on est inséparable, s’il n’y pas d’accord sur la revente. »
R – Inséparable ?
« Oui. Disons que c’est une façon de ficeler l’autre. C’est un objectif aussi. »
[Colette, PDP 23]’ ‘« […] On a des statuts qui font que quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent pas vendre à des tiers sans avoir l’autorisation des autres. Et d’autre part, deux enfants auront besoin des voix des parents pour prendre une décision contre le troisième. On a voulu éviter tout problème tant qu’ils sont jeunes. Après bon, quand ils auront passé 35 ou 40 ans, ils feront ce qu’ils voudront »
[Didier, PDP 14]’ ‘Q – Vous avez souhaité anticiper ?
« Tout a fait. Il faut toujours voir plus loin »
[Clémence, PDP 14]’ ‘« Oui parce que c’est tellement facile de prévoir dans les statuts, surtout quand c’est nous qui les écrivons. C’est plus facile de le faire avant. On a fait un calcul inverse des part. On a fait en sorte que toutes les décisions sur un certain nombre de points ne puissent être prises qu’avec 66% des voix. Comme nous, on gardera toujours un tiers, il n’y aura jamais 66 contre 66. Donc ils ne pourront pas décider sans leur troisième frère ou bien sans l’un des deux parents. Il y a une obligation de consensus. »
[Didier, PDP 14]’

Dans un cas comme dans l’autre, l’idée centrale est qu’il faut « toujours voir plus loin ». Ce n’est pas parce qu’on s’entend un jour qu’il en sera toujours ainsi. Colette et Didier, à leur façon, le savent pertinemment, eux qui se flattent d’avoir verrouillé les statuts. La première a souhaité dès le début du montage « évincer » les enfants de son concubin et les siens, le spectre des conflits inter-familiaux rôdant inlassablement. Mais elle ne s’est pas arrêtée à cette bonne résolution. Si elle a formulé le principe d’une répartition égalitaire du capital, c’est non seulement pour bien distinguer les contributions financières respectives mais aussi pour créer une somme d’obligations réciproques. Ni l’un, ni l’autre ne pourra, sans concertation préalable, vendre ses parts ; toute dilapidation est ainsi bannie. Aussi, les deux associés deviennent-ils « inséparables » et « ficelés ». Un désaccord affleure et les issues sont bouchées. Nous le subodorons, Colette cherche à prévenir les conflits d’intérêts en espérant que l’autre associé concubin aura intériorisé la règle du jeu. Couple et patrimoine sont intrinsèquement liés et les concubins contraints de s’accorder ou de composer. La fidélité conjugale est institutionnalisée dans et par les statuts sociétaires (cf. supra, chapitre 10, § 10.1). De son côté, Didier et son épouse ont adopté un schéma quasi identique. L’un ne peut rien décider sans l’autre et ce, bien que l’épouse soit ultra-majoritaire. Les clauses statutaires écrites ont plus de portée que la simple distribution capitalistique. La logique prophylactique surpasse même le cadre conjugal puisqu’ils préparent l’entrée de leurs enfants dans la SCI. A ce titre, pour faire échec à des conflits qui pourraient dans le futur les meurtrir, ils ont élaboré un système singulier protégeant l’équilibre patrimonial et familial : deux enfants ne pourront jamais s’associer entre eux pour barrer la route du troisième. Toutes les décisions, qu’il s’agisse de sortir, de vouloir faire entrer quelqu’un d’autre, ou encore d’investir, réclameront inévitablement une unanimité entre les trois enfants – i.e. l’émergence d’une triade. En gardant un quota de voix (1/3), les parents, « gendarmes familiaux », veilleront au grain.

Notes
710.

Cf. Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole, op. cit., p. 147. Pour une illustration différente, cf. supra, § 11.3, où devant la persistance des revendications et des défections annoncées, des « pénalités » ont été infligées.