Instabilité temporelle et prédictions limitées

Proposons une première synthèse ; celle-ci fera le pont avec les deux sections suivantes. Praticiens et porteurs de parts ont une authentique horreur de l’instabilité. Les mesures contractuelles qu’ils prennent afin de combattre les aléas comportementaux et conjoncturels l’objectivent. Ils sont toutefois bel et bien conscients que le contrat sociétaire n’équivaut pas à un traitement miracle, surtout quand les conflits entre associés sont durables et que certains d’entre eux se distinguent, comme le dirait un praticien rencontré, par leur « entêtement » [Directeur de l’ingénierie patrimoniale dans une banque généraliste, PRAT 36]. S’ils veulent vraiment quitter la SCI, rien ne peut les faire dévier de leur objectif. Dans le meilleur des cas, les autres coassociés rachèteront leurs parts, dans le pire une dissolution judiciaire pourra être prononcée. Les causes de rupture sont donc à la fois exogènes et endogènes. L’analyse avancée par un autre praticien peut nous aider à y voir plus clair :

‘« Alors à mon avis la société civile comporte des limites. Elle a l’intérêt qui en fait sa limite : c’est qu’on va pouvoir complètement déconnecter la détention du bien de la détention du pouvoir. Autrement dit, je vais pouvoir donner la quasi-totalité de mes parts et n’en conserver qu’une infime minorité, et par voie de conséquence une infime minorité du bien, même si celui-ci appartient à la société civile ; bien qu’on soit très minoritaire dans cette société on peut avoir tous les pouvoirs. Quelque part, c’est en cela que la société génère aussi une limite ou un piège. Aujourd’hui, on est en train de constituer des solutions qui peuvent à terme devenir des pièges pour des enfants. Parce que si l’espérance de vie s’accroît, on va avoir des enfants qui aujourd’hui ont 20 ans mais qui demain en auront 30 ou 35 et ils se diront « moi je voudrais être pleinement autonome et je suis dans une situation où on m’a dit que j’étais titulaire de 90% des parts mais je ne suis titulaire d’aucun droit politique ou presque » […] Si on met en place ce genre de dispositif, où les enfants vont se sentir comme dans une prison, on peut avoir des gens qui vont dire « moi j’en ai marre, je sors, je me retire ». Et c’est là où on a tendance à profiter peut-être de manière excessive de la souplesse de la société civile – sur ce plan-là j’entends – et peut-être que dans quelques années on aura les effets en retour. On a voulu préserver l’intérêt de la famille, on a voulu préserver l’intérêt du conjoint survivant, mais pour autant, sur une durée suffisamment longue, on va peut-être avoir quelques tensions au niveau de la famille alors qu’on l’a présentée comme un outil qui répond justement à cette préoccupation. Alors à partir du moment où vous avez des statuts, vous allez pouvoir régler tous les problèmes, dire « voilà, pour telle décision, les conditions de quorum, de majorité ; voilà qui pourra intervenir, qui a les pouvoirs, etc. ». Et c’est en cela qu’on croit avoir trouvé une solution qui est une panacée. Il n’y a jamais de panacée ! Les conditions du moment ne sont plus les conditions qu’on connaîtra ultérieurement […] »
[Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35]’

La SCI n’est pas la « panacée » que beaucoup voudraient qu’elle soit. Seuls ou conjugués, la liberté statutaire, l’évolution des trajectoires individuelles, les micro-contextes démographiques et socioéconomiques produisent des effets contraires à ceux recherchés. Elle peut avoir le défaut de sa qualité en quelque sorte. Des statuts mal conçus, des scénarios mal montés, ou encore une trop grande sophistication technique, et les problèmes relationnels ont plus de chances de surgir. Parmi les praticiens rencontrés, quelques uns mettent l’accent sur les maladresses de leurs concurrents et/ou de leurs confrères (cf. supra, chapitre 8, § 8.3). Ils la jugent à l’aune des dossiers de SCI qu’ils récupèrent – les avocats en première ligne – où les associés s’entredéchirent. Dans ces conditions, nous ne nous étonnerons pas de voir les praticiens les plus sensibles à la problématique conflictuelle s’échiner à réécrire certaines clauses, à essayer tant bien que mal de recoller les morceaux et à développer une phraséologie foncièrement prophylactique, au sein de laquelle les verbes prévoir et prédire occupent une place de choix. Ils appréhendent les situations en tentant d’interpréter les prodromes ou les présages d’une tension future. Ils ne jouent pas avec l’irrationnel – ils ne l’aiment guère (cf. supra, chapitre 8, § 8.1) – mais savent que des réactions impulsives ou des querelles annoncées peuvent changer la donne.

L’adversité est parfois plus forte que le contrat ; la règle du jeu peut changer spontanément ou progressivement. Si d’aucuns se mettent dans la peau d’un « prophète », assénant des avertissements et multipliant les vaticinations, d’autres « marchent sur des œufs ». Le temps est un facteur d’incertitude et d’érosion groupale qui engage à rester sur le qui-vive – « on ne peut pas tout prévoir ! » [Conseiller en gestion de patrimoine dans une banque d’affaires étrangère, PRAT 24]. Le commentaire vaut avant tout pour les SCI familiales qu’il convient, comme le rappelle ce conseiller, de « limiter à deux générations ». Il faut se méfier d’une trop grande souplesse qui pousserait les plus généreux à intégrer dans un montage des membres de différentes générations ou branches familiales aux histoires, expériences et projets composites, et à occulter la probabilité de conflits dus à une trop grande dépendance familiale. La grande difficulté induite par ce genre de montage familial – dont en particulier ceux rattachés à une donation-partage – étant d’apporter une réponse appropriée au double déni de cette subordination familiale : celui des parents de ne pas être dépendants de leurs enfants et, vice-versa, celui des enfants de se détacher de leurs parents, chacun voulant vivre de son côté, ne pas capituler sur ses droits 717 .

Notes
717.

Pour Théodore CAPLOW, qui propose une analyse de l’organisation relationnelle en termes de coalitions triadiques, la famille serait le témoin d’une tension sensible entre le « programme officiel » imposé par les dirigeants et une kyrielle de « programmes privés ». Cf. Deux contre un. Les coalitions dans les triades, Paris, Editions ESF, « Sciences humaines appliquées », 1984 (1968, 1971), p. 78. Nous reviendrons sur les triades infra, § 11.2 et 11.3