11.2 Avaries groupales et (r)éveils identitaires

Lorsqu’elles surviennent en même temps, les instabilités contextuelles et individuelles et les perturbations existentielles occasionnent des dégâts qui affaiblissent les montages sociétaires et leurs objets patrimoniaux. Ce phénomène fait frémir les porteurs de parts et les praticiens qui pensaient bien avoir tout pris en compte. Mais on n’est jamais à l’abri d’un divorce, d’un décès, d’une mésaventure financière, d’un changement de vie professionnelle ou, à moins d’être d’une grande placidité, d’une attitude « cyclothymique ». Pourtant, la découverte de solutions a posteriori est toujours possible, même si par définition chaque conflit est unique. S’il est difficile de prédire tout ce qui arrivera, autant se colleter avec la réalité, agir en situation. L’expérience est parfois plus enrichissante que la réflexion théorique.

Méditons à nouveau le conseil dispensé par Patrick (cf. supra, chapitre 10, § 10.2). Pour ce chef d’entreprise, « associé veut dire conflit ». D’où l’impérieuse nécessité de réduire le nombre de partenaires et de prendre le contrôle des opérations : ça limite les mauvaises surprises. Les augures n’en deviennent que meilleures. Moins de risques d’avaries quand un seul tient la barre. Dans cette lignée, Norbert nous a brièvement conté l’histoire d’une famille d’aristocrates lyonnais qui s’étaient réunis dans une SCI pour gérer un très grand immeuble de la Presqu’île. Les difficultés qu’ils rencontrèrent pour optimiser cette gestion furent pour l’essentiel relationnelles. En effet, ils étaient près de 200 associés, issus de branches différentes ! Du fait de leurs vécus, de leurs intentions, de leurs positions sociales, de leurs opinions et de leurs tempéraments, tous éclatés et certainement liés à leurs âges, il aurait été rare qu’ils tombent d’accord, ou, à tout le moins, que des coteries ne se constituent pas. Même le plus dégourdi des praticiens, rédigeant les meilleurs statuts, ne pourrait faire face à un tel nombre et, chemin faisant, à une immanquable « balkanisation » – pas besoin d’être un pronostiqueur professionnel pour pressentir les conséquences.

Ce conseil et cette anecdote se complètent. Elles nous invitent à émettre l’hypothèse selon laquelle tensions et conflits sociétaires naissent d’une foule de différences ou d’une trop grande uniformité ou, encore, d’une atomisation individuelle ou d’une cohabitation communautaire 718 . Dit autrement, des inégalités socioéconomiques patentes et une certaine dose d’hétérogénéité caractérologique sont sources de turbulences plus ou moins intenses. Désordres et chahuts proviennent simultanément de la manière dont sont rédigés les statuts, est réparti le capital – une entropie immanente (cf. infra, chapitre 2, § 2.3) – et, plus largement, d’un contexte sociétal actuel où l’individuation et l’individualisation assoient leur règne. Le fait que des associés se désunissent, mettant en exergue la valeur de leurs projets personnels, démontre cette tendance historique de plus en plus grande à « vouloir maîtriser sa vie, à vouloir faire ses propres expériences, à choisir ses valeurs » 719 . Ce constat est d’ailleurs, comme nous venons de le voir plus haut au sujet des montages avec donation-partage, plus que pertinent dans les familles où sévit cette résistance entre dépendance et indépendance, individu et groupe 720 .

L’apparition de contre-groupes ou de coalitions intra-sociétaires, adversaires d’une « pensée unique », désigne aussi, plus finement, une remise en cause de l’état des structures groupales et identitaires. La prise de parole et la protestation, mais aussi, dans un autre style, la défection participent en l’espèce d’une stratégie identitaire où faire accepter sa condition, faire reconnaître ses droits, valoriser ses propres projets ont parfum de victoire. Quand la différence et la singularité sont menacées, la différenciation, la visibilité et l’individuation sont des buts poursuivis 721 . Le modèle proposé pour l’analyse des rapports inter-praticiens peut ici être à peu près repris dans les mêmes termes (cf. supra, chapitre 8, § 8.3). Moins subir l’autorité et ne plus rester tout à fait silencieux donc ; passer du statut de figurant à celui d’acteur à l’affiche, et pourquoi pas en haut de celle-ci.

Une telle prise de conscience socio-identitaire n’est pas si éloignée que cela de la « petite révolte » disséquée par Albert Camus dans l’un de ses essais majeurs 722 . Tenter de faire valoir ses droits et sa différence revient à retrouver une forme de dignité ; la patience a des limites (cf. infra, 11.3). Au ressentiment, qui dénote de la passivité, succède parfois de la révolte, qui, elle, traduit un passage à l’acte, un quasi réflexe d’autodéfense selon les cas. « Le problème de la révolte, nous dit-il, est relatif au développement de l’individualisme. L’esprit de révolte est possible dans les groupes où une égalité théorique recouvre de grandes inégalités de fait ». Nous y voilà.

Notes
718.

Cf. Julien FREUND, Sociologie du conflit, op. cit., p. 156-157.

719.

Cf. Pierre BRECHON (dir.), Les valeurs des Français, op. cit., Conclusion, p. 238-243.

720.

Cf. François DE SINGLY, Sociologie de la famille contemporaine, op. cit., p. 91. Dans un autre ouvrage, l’auteur suggère que l’identité personnelle se construit à la croisée de deux principes : celui des rôles, des positions et des statuts et celui de l’idéal du subjectivisme. Puis d’ajouter à propos de l’héritage qu’il structure encore fortement les rapports intergénérationnels mais que les jeunes élaborent de plus en plus de scénarios qui les rendent indépendants, qui les autorisent à avoir un « soi authentique ». Cf. Le soi, le couple, la famille, Paris, Nathan, Essais & Recherches, 2000 (1996), p. 228.

721.

Joseph KASTERSZTEIN, « Les stratégies identitaires des acteurs sociaux. Approche dynamique des finalités », op. cit.

722.

Cf. Albert CAMUS, L’homme révolté, Paris, Folio/Essais, 1985 (1951), p. 27-38.