Une égalité capitalistique embarrassante

Que l’inégalité capitalistique ou décisionnelle conduise à des tensions n’est pas illogique, y compris quand la règle du jeu est ratifiée très tôt, à tout le moins celle consistant à voir une ou deux personnes exercer le pouvoir. Des changements d’attitudes apparaissent dans la durée ; rien n’est jamais vraiment permanent. En revanche, le fait que l’égalité capitalistique puisse en générer semble de l’extérieur un peu plus paradoxal. N’est-elle pas conçue au départ comme un moyen de resserrer des liens, de rationaliser juridiquement une harmonie affective ou partenariale (cf. supra, chapitre 10, § 10.1) ?

« Les montages à 50/50, c’est très dangereux » [Avocat fiscaliste, PRAT 12]. Le praticien reprend indirectement les remarques des commentateurs de la jurisprudence. Nombre de conflits sociétaires, entraînant une paralysie du fonctionnement organique, sont à rechercher du côté des antagonismes entre groupes d’associés égalitaires ou entre deux associés se partageant le capital 723 . Et quand en plus ces coassociés sont cogérants, nous imaginons l’amplitude du ou des blocages. Tout allait bien et un déchirement, une incompatibilité d’humeur mettent à mal la gestion d’un bien patrimonial et le mouvement collectif amorcé. Pas d’autre issue que de passer devant les tribunaux et – pire ou meilleur des cas – de vendre le bien pour résorber le différend. Certains porteurs de parts, en raison d’une trajectoire partenariale ou conjugale « chaotique », ont bien conscience de cette triste éventualité [Colette]; d’autres, aux expériences peut-être un peu moins décousues, ayant moins souffert, y consacrent moins de vigilance [Alain, Amid, Rémi]. Ce n’est pas à proprement parler une règle mais enfin… Nous ne serons donc pas surpris que les praticiens recommandent une inégalité capitalistique accompagnée d’un soupçon d’ouverture décisionnelle et/ou d’une préférence pour une gérance unipersonnelle. L’allure générale des montages s’en ressent (cf. supra, chapitre 10, Graphique 14). Détenteur de plusieurs SCI, se mettant dans la peau d’un praticien méfiant, Norbert approuve ce raisonnement tout en le corrigeant un peu :

‘« […] Des SCI, j’en ai aussi avec des amis. C’est un peu plus embêtant parce que si vous vous brouillez avec des amis… Bon, ça m’est jamais arrivé mais c’est vrai que des fois on est un peu bloqué, surtout si on est nombreux. Par exemple une SCI où on est 5, chacun a 20%, il y a un type qui est pas très agréable là-dedans, qui fait un peu la pluie et le beau temps. On lui dit : « on achète », pourtant on a chacun 20% et c’est une répartition où c’est vrai on est un peu ficelé. Donc à la limite, faire une SCI à 50/50 avec quelqu’un qu’on connaît bien, c’est bien, mais je ne conseillerais pas à 5 fois 20 parce qu’on multiplie le nombre de personnes et on a plus de risque de tomber sur un empêcheur de tourner en rond. Si on est 10, c’est pire ; 20, 50 ou plus, on n’en parle même pas. »
[Norbert, PDP 33]’

En l’écoutant, nous remarquons que les montages égalitaires ne valent que s’ils ne regroupent que deux associés et qui, par surcroît, s’entendent bien. Le tête-à-tête serait plus propice à des arrangements entre des personnes qui ont testé au préalable leur fiabilité mutuelle et la confiance qu’elles s’accordent. Avec les montages égalitaires plus denses, il s’en faudrait alors de peu de tomber dans ce que certains psychologues dénomment une « illusion groupale » 724 . Possédant un nombre identique de parts, les associés se fondent dans un ensemble où les identités individuelles sont nivelées, remplacées par l’identité groupale, celle-ci étant médiatisée par l’objet sociétaire. Quand l’un d’eux se réveille et « met son grain de sel », n’est pas ou plus en phase avec ses partenaires, c’est qu’il désapprouve non seulement la stratégie menée, les procédures appliquées, mais aussi « l’idéologie égalitariste » dans laquelle il a baigné jusque-là. La manifestation de son altérité débouche sur des heurts. Les autres ne comprennent pas cette atteinte contractuelle.

Notes
723.

Cf. Patrick CANIN, « La mésentente entre associés, cause de dissolution judiciaire anticipée des sociétés », op. cit.

724.

Cf. Alain BLANCHET, Alain TROGNON, La psychologie des groupes, op. cit., p. 40 sq.