Des associés « sans le sou ». Des effets de l’inégalité socio-économique

Donnons une autre illustration, tirée de notre rencontre avec un notaire, des effets pervers induits par l’égalité capitalistique :

‘« J’étais le notaire de deux frères parmi 5 frères et sœurs, qui étaient donc chacun propriétaire de 20%, 40% à deux, des parts de trois SCI dans lesquelles il y avait un immeuble chacun qui, pour moi, étaient dans les cinquante plus beaux immeubles de Lyon, et qui avaient quand même une certaine valeur. Sur les 5 frères et sœurs, il y en avait trois qui étaient très riches, qui avaient une bonne situation et qui payaient l’ISF, qui du coup avaient la majorité et qui influaient sur la gestion de ce patrimoine ; ils faisaient des travaux continuels pour ne pas avoir de revenus, pour créer des déficits fonciers, ce qui est très bien dans leur optique à eux. Et les deux autres, les deux clients qui étaient venus me voir, crevaient de faim en fait sur un patrimoine en or. Il a fallu deux ans pour arriver à.. parce qu’ils ont bien voulu, sinon c’était un piège… pour arriver à faire faire des échanges entre les enfants, pour que ceux qui voulaient vendre se retrouvent dans une société et les autres garder l’autre. Quand les deux miens se sont retrouvés à la tête d’une SCI, ils ont vendu leur immeuble et ils ont eu des sous. Mais si vous voulez, si les trois autres n’avaient rien voulu faire, on en serait toujours là parce qu’ils avaient la majorité et que pour vendre il faut 75% et pour gérer 50%. Donc c’est eux qui influaient sur la gestion […]. »
[Notaire, PRAT 7]’

Si la sauvegarde et la gestion d’un bien patrimonial familial incarnent pour beaucoup de praticiens des éléments favorables à la création d’une SCI, ce notaire reste sur la réserve. L’histoire évoquée en atteste. Il insiste aussi bien sur la production d’inégalités décisionnelles que sur la situation financière particulière des associés. Quand on monte une SCI et qu’on répartit le capital de façon égalitaire, tout praticien digne de ce nom doit évaluer le niveau des ressources de chaque partie. Tout en dénonçant implicitement l’attitude de son confrère à l’origine du montage, il nous offre le récit d’un déséquilibre et de tensions dans une fratrie, nés de la gestion de trois immeubles placés dans trois sociétés.

Cinq frères et sœurs avaient hérité de trois beaux immeubles bourgeois situés sur la Presqu’île. Dans le but de les administrer efficacement, ils avaient suivi les conseils d’un notaire. L’officier ministériel leur proposa de constituer 3 SCI au sein desquelles chaque membre de la fratrie aurait un nombre identique de parts (5 x 20%). Mais parmi eux, seuls trois jouissaient d’une position sociale élevée, avec des revenus importants susceptibles d’être partiellement injectés dans la gestion des immeubles. Les deux autres se trouvaient dans une situation socioprofessionnelle et financière beaucoup moins reluisante. Etant donné que les trois « riches » étaient sur la même longueur d’ondes, ils profitèrent de leur situation majoritaire pour engager des travaux de rénovation, coûteux mais défiscalisables, au grand dam des deux « démunis » qui subissaient leurs décisions sans pouvoir les contredire. Faisant face à l’incompréhension des plus riches, les deux frères décidèrent de consulter notre enquêté pour trouver un compromis – i.e. faire reconnaître l’inconfort de leur position. Leur but avoué était semble-t-il d’aboutir à la vente, mais celle-ci ne pouvait se décider qu’à la majorité des ¾, majorité bloquée au vu de la répartition capitalistique initiale. Pendant deux ans, le notaire négocia d’arrache-pied avec le reste de la fratrie. Sa mission fut aussi de démontrer l’inadéquation des stratégies des deux groupes d’associés, que les « démunis » ne formaient pas une « coalition révolutionnaire » et « illégitime » 725 et que leur souhait était moins de nuire au patrimoine, d’afficher leur déloyauté, que d’éviter de se perdre dans un plus grand marasme. Les tractations débouchèrent in fine sur l’élaboration d’un nouveau montage. Le notaire réussit donc son pari. Il fut convenu qu’au moyen d’échanges de parts croisés les trois plus riches conserveraient deux SCI qu’ils pourraient continuer à gérer avec leurs propres deniers tandis que reviendrait aux deux autres la dernière SCI. En récupérant l’intégralité du capital de cette société, ils purent vendre l’immeuble et dégager les liquidités escomptées.

Du point de vue sociologique, cette histoire nous éclaire sur la manière dont un groupe familial fait l’expérience du droit et de la négociation pour organiser les relations entre ses membres. Comme le souligne Théodore Caplow « l’organisation relationnelle admet des codes et des modes de communication qui sont les canaux de transit des pouvoirs réciproques et des manipulations affectives et sociales » 726 . Le notaire s’est ingénié à restaurer la communication – la recoder – entre deux groupes de parents associés dont les trajectoires et les stratégies patrimoniales étaient disjointes. Il a cherché à « arrondir les angles », à proscrire un dénouement judiciaire. Nous voyons que les enjeux patrimoniaux peuvent donner naissance à une alliance d’associés aux profils socioéconomiques similaires qui dicte sa loi aux autres, sous couvert des clauses statutaires, sans qu’ils puissent changer le cours des choses. Revendication ne signifie pas subversion. Les associés majoritaires peuvent réduire à l’impuissance des minoritaires qui ne peuvent pas forcément ester en justice pour abus de majorité (cf. infra, § 11.3). Les inégalités dans la fratrie, et par extension dans bon nombre de groupes sociétaires, familiaux ou non, sont imputables à des positions sociales et des capacités financières individuelles différentes (solvabilité). Souvenons-nous de la défaillance financière vécue par l’associé de Dominique et de Bernard, son départ pouvant autant être considéré comme le résultat d’une négociation amiable que comme une sanction triadique. Tout dépend de l’angle d’approche sélectionné.

Notes
725.

Nous reprenons ces concepts à Théodore CAPLOW, Deux contre un, op. cit., p. 66. Une « coalition révolutionnaire » est une coalition gagnante d’un ou plusieurs acteurs qui dominent le ou les éléments supérieurs de la structure relationnelle et organisationnelle. Une « coalition illégitime » est une coalition d’un ou plusieurs acteurs dont l’objectif est de saper la légitimité des autres.

726.

Ibid., p. 11.