Une cohabitation et une gestion communautaires contractées

Ambivalentes SCI, théâtres de situations où, comme le dirait Montaigne, le profit de l’un est le dommage de l’autre ! « Ça peut à la fois créer et éviter des tensions. Il y a toujours deux volets, le bon et son contraire… C’est dangereux » [Notaire, PRAT 5]. Parlons-en à la fille aînée de Pierre qui a été déçue par le geste paternel, un peu perçu comme une indifférence à sa forte envie d’autonomie résidentielle (cf. supra, chapitre 10, § 10.2). Dans les SCI démembrées par exemple, les parents donateurs « ligotent » souvent leurs enfants donataires. Les plus aisés d’entre eux s’adaptent mais pour les autres c’est une toute autre affaire. L’argent de la revente des parts leur permettrait certainement de souffler un peu et de prendre leur envol. « Je suis très prudent sur les sociétés familiales. J’ai trop vu de problème de sortie où un porteur de parts pouvait être piégé et ne pouvoir vendre ses parts qu’à sa famille qui lui proposait un prix dérisoire » [Notaire, PRAT 7]. Réduite à peau de chagrin, la prise de parole est une bien vaine consolation pour des associés qui aimeraient faire machine arrière ; la tension monte. Premier stigmate d’une cohabitation et d’une gestion communautaire contractées, c’est-à-dire socio-juridiquement approuvée, conclue, mais aussi quelquefois tendue, nerveuse ou, pis, déprimante.

Le choix de la SCI est discutable – la communauté dans son ensemble n’a pas toujours les moyens matériels de répondre aux desiderata de certains membres – ce qui n’empêche pas bien sûr de la préférer à une indivision où, de toute façon, la moindre protestation pourrait avoir de fâcheuses conséquences.

‘« L’intérêt de la SCI, c’est qu’une majorité va pouvoir décider et agir alors qu’en indivision c’est l’unanimité qui doit décider et agir. Ça permet, pour la conservation de biens importants ou hors-normes style château qu’on veut garder dans une même famille, d’abord d’être tous associés, tous participants de sa conservation. En plus, ça évite les réactions d’humeurs de quelques uns qui restent minoritaires et qui donc ne peuvent ni vendre ni casser le truc. Alors ça a l’inconvénient de son avantage. L’avantage c’est de gommer les minorités et l’inconvénient c’est précisément que les minorités ne peuvent pas s’exprimer, et que donc les porteurs de parts d’une SCI familiale ont beaucoup de mal à négocier ces mêmes parts. C’est non négociable dans le public. Personne ne va aller acheter une part de SCI familiale. On ne peut trouver que dans la famille et on se retrouve souvent à traîner un capital potentiel dont on ne profitera jamais sur le plan financier. »
[Notaire, PRAT 5]’

L’exposé quasi magistral du rapport antithétique entre SCI et indivision fait par cet autre notaire insinue que le choix de la première au détriment de la seconde repose sur une stratégie de contrôle de l’action de la minorité, surtout quand le bien à gérer possède un cachet. Paradoxe de l’action collective ou mascarade démocratique ? En servant à contrer d’éventuels blocages décisionnels, la règle de majorité suscite une mise sous silence des associés minoritaires. Il poursuit :

‘« […] Les conventions d’indivision ne durent que 5 ans. Donc il faut les renouveler souvent. C’est une organisation intermédiaire entre la SCI et l’indivision. Mais la SCI est plus durable dans le temps et plus élaborée. Si tout se passe bien, elle permettra quand même une petite négociation des parts au sein de la famille. Je suis en train de le faire là en ce moment dans un dossier, sur un château, et c’est pas facile. Ils ont beaucoup de mal à se mettre d’accord sur la valeur des parts. Je crois cependant qu’ils vont y arriver. Le patrimoine a une valeur et tout le monde y tient un peu quand même. Les sortants veulent quand même récupérer quelque chose d’intéressant et ceux qui sont dedans n’ont pas forcément les moyens suffisants pour aller très haut dans le rachat des parts. Il faut tenir compte de tout ça et c’est pas facile de négocier les parts dans une société familiale […] Pour l’instant, on discute de notaire à notaire parce qu’il y a une branche qui a son notaire et l’autre moi (rires). Donc c’est entre confrères. On s’envoie des courriers depuis un an pour essayer de mettre ça un point. On se rapproche tout doucement d’une solution. »
[Notaire, PRAT 5]’

Pour des clients propriétaires indivis d’un château situé dans la région lyonnaise, il a opté pour la constitution d’une SCI avec répartition inégalitaire du capital, certains membres de la famille étant plus attachés aux lieux que d’autres. En raison de leur éloignement géographique et du coût élevé des charges d’entretien, une frange souhaite quitter la SCI en vendant ses parts à un prix raisonnable. A l’opposé que ce qui se passe dans d’autres groupes familiaux, la consanguinité des liens et le désintérêt pour le château n’autorisent pas pour autant une cession arrangée ou gratuite des parts. Les partants désirent prélever un bénéfice de cette vente en famille, ce qui a pour effet de créer un dissensus sur la fixation de la valeur vénale des parts. Afin de trouver un terrain d’entente, les deux parties ont chargé leurs notaires respectifs d’ouvrir la négociation. De fait, preuve de la tension ambiante, toutes les discussions et propositions se font par commettants interposés. Il leur incombe de s’accorder sur la valeur des parts 727 . L’exercice est d’autant plus serré que les parts de SCI familiales ne sont pas évaluables selon des critères marchands et financiers objectifs ; il n’existe pas de marché de parts de SCI familiales. Du coup, seuls d’autres membres de la famille peuvent être réceptifs à la symbolique du bien dématérialisé, d’où la nécessité pour les deux notaires de formuler des propositions satisfaisantes – juste dosage entre attachement affectif, plus-values et trajectoires ou ressources financières personnelles.

Penchons-nous maintenant sur l’histoire de Benoît et sur celle de Marie, Christine et Paul, révélatrices de tensions communautaires relatives d’une part à une tentative de prise de pouvoir et au refus de payer pour la collectivité et, de l’autre, à la volonté de faire reconnaître son statut particulier dans la famille et dans la SCI.

Dans le système érigé par les ascendants de Benoît, la préservation du domaine familial transite par le respect d’un principe de base : celui de la multipropriété (cf. supra, chapitre 6, § 6.3). Or les tensions et les divergences décrites par Benoît sont l’effet de sa mauvaise appréciation. Elles ont trait aussi bien à l’acquittement des dépenses fonctionnelles qu’au sentiment de ne pas pouvoir jouir correctement de son tour d’occupation. Rappelons au passage que le système vit sur des tours d’occupation domaniale à durée déterminée, celle-ci ne pouvant excéder un mois. Si nous regardons le premier motif d’insatisfaction, nous en déduisons qu’il est étroitement lié aux trajectoires et ressources financières des 38 associés. Ayant moins d’argent, un groupe peut se sentir abusé et le faire savoir. Benoît a bien conscience qu’il est difficile de demander un effort équivalent à un associé majoritaire et à un associé minoritaire, mais la pérennité du système est à ce prix. L’installation du chauffage central est à ce sujet intéressante : tout le monde a admis la justesse du projet lors de l’assemblée annuelle – il faut bien se chauffer et apporter de la valeur ajoutée à la propriété – tout en sachant qu’il faudrait répondre à un lourd appel de fonds. L’investissement permettrait de plus de trouver plus facilement des ressources locatives adventices. Mais il y a un hiatus entre ce qui est convenu un jour et ce qu’il est possible de tenir réellement un autre. Le second motif d’insatisfaction et de contre-revendication est donc le corollaire d’un refus, avec du recul, de financer un équipement dont on ne profite qu’une fois par an.

Deux autres exemples témoignent de dissonances relationnelles. Voici quelques années, l’une des branches de la fratrie a tenté de prendre le pouvoir en proposant de racheter le gros des parts des associés. Benoît désigne cet événement comme une « OPA ». Pour ne pas porter préjudice à l’unité familiale, les « anciens » sont intervenus pour critiquer cette « manœuvre capitaliste » et restaurer un climat de confiance. La tension était devenue palpable. En tant qu’autorités morales et gardiens de l’esprit de famille, ils ont mis leur « sagesse » au service de l’intérêt général. En outre, une autre branche fit sécession peu de temps après cette OPA. Lassée par le principe de base et nourrissant des projets résidentiels plus personnels, ils ont cédé leurs parts aux six autres branches. Cet épisode déclenche chez Benoît un sentiment mitigé dans le sens où il a été contraint de racheter des parts alors qu’à l’origine le bien avait été donné et non acheté : « […] Une branche est partie de la SCI. On l’a indemnisée, à tort d’ailleurs puisque c’est un cadeau de nos grands parents » 728 . Mais tout héritier a droit à un dédommagement. Le bafouement de cette règle morale entretient chez lui des regrets – qui tournent plus à l’aigreur qu’à la revanche – car il opère bien le distinguo, en tant que familier du monde des affaires, entre dimension marchande et dimension affective familiale. En définitive, à froid, Benoît perçoit ses deux événements de manière assez positive. Ils ont eu le mérite de rendre visible des zones d’incertitude, d’instiller davantage de régulation (infra-juridique), de reconsolider les liens autour du vrai sens de la mutualisation des risques, des dépenses, des obligations, bref de donner une nouvelle impulsion au contrat. Il y a des (r)éveils identitaires parfois inopinés mais efficaces !

Les tensions vécues par Marie, Christine et Paul sont quant à elles justiciables d’une cohabitation communautaire permanente. Ici, pas de time sharing. Devant l’imminence d’un drame familial – le décès du fils de Marie et frère de Christine –, chacun a dû renoncer, sciemment, à son indépendance résidentielle. Et comme le soulève avec à-propos Christine, en se mettant à la place de sa mère, « reprendre une vie communautaire après avoir vécu 10 ans seul, c’est pas évident ». Il y a des automatismes à recouvrer, des compromis de coexistence à inventer, surtout quand chacun a un niveau et un style de vie singulier et qu’en plus des enfants vivent dans la maison. Trois générations ensemble, ce n’est pas rien. Un travail de chaque instant. Paul a son idée sur la question :

‘Q – Vous disiez que aimeriez bien que votre travail soit pris en compte pour la SCI ? C’est-à-dire ?
« Nous, on a quand même quatre gamins derrière. On n’a pas les mêmes moyens, les mêmes réserves que ma belle-mère par exemple. Donc nous, notre apport, il a certainement été l’emprunt c’est vrai, mais c’est aussi je dirai le travail que je fais. Mais le travail que je fais, il a d’abord été pensé ensemble. Quand on fait quelque chose là-haut, j’aime bien soumettre l’idée à ma belle-mère. Elle a parfois des idées, puis, de temps en temps, elle nous sort des trucs invraisemblables et on se dit qu’on aurait mieux fait de ne pas lui en parler (rires). Bon, ça fait partie de la vie. On va s’arrêter à ce genre de petits frottements, sans plus […] »
[Paul, PDP 2]’

Les débats familiaux s’animent autour de la promiscuité et des ses effets au quotidien, de la répartition des tâches domestiques et du sentiment de Paul de ne pas voir son travail considéré à sa juste valeur. Il en fait autant une question financière qu’une question identitaire. Son désir de voir ses activités manuelles reconnues par sa belle-mère s’inscrit un peu moins dans le cadre d’une relation familiale « froide » (cf. infra) que dans celui, conformément aux valeurs chrétiennes exhibées, de la recherche d’une prospérité communautaire (cf. supra, chapitres 6, § 6.4 et 7, § 7.1). Tout le monde donne son avis, attend celui de l’autre, ce qui n’interdit pas bien sûr de « petits frottements» ponctuels, quand bien même Paul minimise leur portée ou, plutôt, convient de leur évidence. Cela étant, sa complainte est tenace. Il renchérit, s’attirant le soutien voilé de Christine, prise entre deux feux – sa mère et lui :

‘« C’est vrai que la répartition n’a pas encore été réellement faite parce qu’il faut pouvoir tenir les comptes bien comme il faut et puis faire une AG en disant : « voilà, on prend tant de % à notre charge pour tout ce qui est travaux communautaires et puis voilà. »
[Christine, PDP 2]’ ‘« Ce qui demanderait à ce moment-là qu’on prenne en compte le travail que je fais ! »
[Paul, PDP 2]’ ‘« Oui, aussi. Bon, on a quand même chacun notre ligne de téléphone. Maman a la sienne, nous avons la nôtre. Et là, c’est pas sur le compte de la SCI. Ce qui est compte SCI, c’est des consommables comme l’eau, le fuel, l’électricité. Alors bon, c’est sûr que là on a participé au deux tiers. On a payé à peu près les deux tiers de la chaudière et de l’installation. »
[Christine, PDP 2]’ ‘R – C’est que me disait justement votre mère, qu’il y avait une répartition entre petits et gros travaux ?
« Alors ça, je dirai que c’est la ligne générale. Dans les détails, c’est pas tout à fait comme ça parce que… comment dire ? Je voudrais exprimer ce que je ressens. On dit que les bons comptes font les bons amis… jusqu’à une certaine limite ! Parce que quand on est au centime près en disant : « attention, là c’est moi mais ici ce n’est plus moi ». Bon là, ça devient la guéguerre sans arrêt. Nous déjà, on est croyants, on est chrétiens et on vit un petit peu en amour les uns avec les autres. Donc quand on peut rendre service, ben on le fait. Si ma belle-mère a un peu plus de sous en fin de mois puis qu’il y a quelque chose à acheter pour chez nous, eh bien c’est elle qui va le faire. Et vice-versa »
[Paul, PDP 2]’

Aux yeux de Paul, si Marie a accepté le principe d’une vie communautaire, elle devrait également se plier à ses valeurs morales cardinales : partage, solidarité, agapè. Les désaccords de fond portent sur la vitesse à laquelle se déroulent les travaux de rénovation de la maison et d’aménagement de l’espace de vie de Marie. Vu qu’elle est seule et qu’elle a plus d’argent, sa participation devrait être plus importante et ne souffrir aucune contestation, ce qui n’est pas tout à fait le cas. Ce déséquilibre notable conduit Christine, à l’inverse de Paul, à remettre la SCI au cœur de la discussion. Elle appelle de ses vœux une redistribution du capital de la SCI pour ne pas que les « frottements » se transforment en conflits ouverts, que les disparités et l’iniquité soient trop accusées. Définir un système de cohabitation d’accord, mais redéfinir aussi la transcription juridique des contributions financières respectives en fonction des besoins et des contraintes de chacun :

‘« […] Alors si vous voulez, sur le papier, on avait fait 100 parts pour la SCI : 33% pour mon frère, 33% pour ma mère et 33% pour nous. Mon frère étant décédé et ma mère héritant, elle va avoir deux tiers des parts. Bon alors le problème va être de savoir si on rémunère… enfin est-ce qu’on demande la participation des gens en fonction de leur nombre de parts ou en fonction du nombre de personnes ? Parce qu’à ce moment-là, c’est très déséquilibré puisqu’on a deux tiers d’un côté et un tiers de l’autre et on a 6/7ème des participants d’un côté et 1/7ème de l’autre. Donc c’est vrai que c’est une cote un peu mal taillée […] »
[Christine, PDP 2]’
Notes
727.

Dans la pratique, les associés ont la liberté, consentie par le droit, de choisir leur méthode d’évaluation. Cf. Le Particulier, op. cit., p. 72. La plus usitée est cependant celle dite de la « valeur mathématique » (actif–passif) divisée par le nombre total de parts. Cette valeur est généralement corrigée en fonction du nombre de parts cédées. « Ainsi, la vente d’une participation minoritaire n’offrant que peu d’intérêt, la valeur des parts sera minorée (de 5 a 20% selon que l’associé détient plus ou moins de parts ». Au contraire, si la participation cédée est importante et confère ainsi un réel pouvoir dans les assemblées, la valeur retenue sera supérieure à la valeur mathématique ». Nous comprenons d’autant mieux la médiation notariale que la vente, par-delà les aspects symboliques sous-jacents, va accroître le pouvoir décisionnel des plus disposés à payer.

728.

Cette représentation de la « mauvaise affaire » a déjà été abordée supra avec le rachat des parts de la bru divorcée par le père de Sandrine.