Des valeurs morales et des règles de conduite outragées

A travers cet exemple, nous notons primo que les valeurs individuelles et collectives sont constitutives des identités socio-juridiques et, secundo, que les registres financiers et axiologiques sont très souvent entrelacés. L’argent suscite des convoitises et des tensions, surtout dans les familles, qui peuvent être néfastes à l’entente communautaire et/ou contractuelle établie 729 . Quand il est au centre des altercations, que certains associés en possèdent davantage ou moins que d’autres – malsaines inégalités ! –, les valeurs et les normes affluent dans le discours des mécontents. Elles soutiennent leur indignation. Il y a des choses qui leur semblent naturelles mais qui, dans les faits, se perdent et notamment une certaine discipline 730 . Le contrat sociétaire et le groupe concerné chancellent. Voyons deux démonstrations de ce genre de discorde.

Il aura fallu près de vingt ans à Norbert pour faire l’expérience de son premier problème relationnel dans une SCI. Jusqu’à présent aucun ennui. Dans l’un de ses montages, il digère mal aujourd’hui que l’un de ses associés réclame des indemnités élevées pour occuper la gérance, tenir la comptabilité et, au final, obtenir une bien maigre rentabilité :

‘« Dans une SCI, je suis associé avec plusieurs mais il y a un garçon qui considère avoir la science infuse, qui est dans l’immobilier aussi. Il veut tout régir, tout régimenter. Donc, il s’est déjà mis gérant lui-même… bon, vous me direz, il en fallait bien un. Mais là où à mon avis c’est assez grave, c’est qu’il nous prend des honoraires de l’ordre de 10% par an, ce qui est énorme, pour les loyers à encaisser et il y a 4 factures par an. Ça fait cher la facture ! Et deuxièmement pour faire, parce qu’il a le diplôme d’expert-comptable, pour faire la comptabilité de la SCI. Mais c’est très succinct puisque moi mon comptable, entre parenthèses, il me prend de l’ordre de 3 ou 4 000 balles hors-taxe pour un petit bout de bilan, pour la déclaration fiscale du mois de février et pour les déclarations de TVA. Donc 4 000 francs, c’est raisonnable. C’est même pas cher, je le reconnais, tandis que l’autre nous prend 40 000 pour la même chose et 4 factures par an. »
Q – C’est sa rémunération de gérant en fait ?
« Oui. Mais enfin, je trouve que c’est pas… alors que dans d’autres SCI où je suis avec des copains, soit c’est moi qui gère, soit c’est d’autre copains et on ne se prend rien mutuellement. Par exemple moi je m’occupe de retrouver un locataire s’il y en a qui s’en va. Un autre va s’occuper de faire les factures, de faire des bricoles, des papiers, etc., et ce, sans prendre d’honoraires »
[Norbert, PDP 33]’

Dans ses autres SCI amicales, quand il est lui-même gérant, Norbert ne perçoit aucune rémunération. La gratuité prédomine, a fortiori lorsque chaque associé œuvre à sa manière, avec ses compétences, à la réalisation de l’objet sociétaire. Son jugement s’appuie donc sur un principe moral assez limpide, dont le respect vaut aussi bien en famille qu’entre amis : faire du profit avec des proches est inacceptable du fait de l’endettement et de la dette que cela génère 731 . C’est pourquoi il entretient une distance volontaire avec l’éventualité d’une rétribution de ses services qui peut être cause de dispute si elle n’est pas bien considérée sous tous ses angles. Pour lui, c’est le geste qui compte. Si le recours à l’outil sociétaire est fréquent dans des mondes professionnels dominés par l’argent et sa gestion, il n’est pas forcément bon d’étendre cette marchandisation à la sphère des relations entre associés-amis. Ses regrets n’en finissent pas, lui qui ne pensait pas être pris au dépourvu par l’« arrogance » d’une personne qu’il ne connaissait pas vraiment. Il l’attaque sur ses capacités :

‘Q – Dans le cas où vous avez rencontré ce problème, ce n’était pas un ami ?
« C’est un type que je connaissais mais qui se révèle particulièrement désagréable. D’une manière générale, il est… il a toujours tout vu ! A tel point que, comme il est dans l’immobilier, lorsque nous avons perdu un locataire important, le pétrolier Fina pour ne pas le nommer, il voulait s’occuper de retrouver des locataires. Mais il en est bien incapable parce qu’il n’a jamais tellement fait de commercial. Je dis pas que c’est un mauvais gestionnaire ou un mauvais comptable, mais c’est pas un commercial. Donc il ne voulait pas qu’on s’en occupe nous les autres associés. J’ai été obligé en sous-main de faire travailler un cabinet qui nous a retrouvé un très bon locataire qui est resté 10 ans. C’était la société Virila, qui a été rachetée par Xonobel, les peintures. Alors tout ça pour dire qu’il veut tout régimenter, tout faire lui-même, mais il ne fait rien du tout. Ça, c’est les problèmes humains qu’on peut rencontrer dans la vie tout court. »
Q – C’est une exception ? Je pense que c’était vous qui était à l’initiative des montages ?
« Oui, c’était moi effectivement. J’aurais pas dû le prendre mais je ne le connaissais pas assez. Les autres sont très bien mais sont un peu à sa botte. Ils ont des affaires en commun alors ils ferment un peu les yeux devant, j’allais dire, ses exactions. Mais enfin c’est comme ça (désabusé). »
[Norbert, PDP 33]’

Le fait d’être à l’origine du montage n’exclut pas une impression de « tromperie ». Les hommes gardent une part d’ombre et ne sont pas toujours pourvus d’équanimité. Norbert fait le deuil de sa naïveté. En outre, il se retrouve un peu isolé puisque cet associé a su rallier à sa cause les autres partenaires. Pour autant, ce ralliement paraît moins être le fruit d’affinités profondes que d’une décision réfléchie. Les autres associés ont en effet, en dehors de la SCI, des affaires en commun avec l’associé-gérant et c’est la raison pour laquelle ils jouent l’irénisme ou l’apaisement. Leurs attitudes cristallisent une stratégie illusoire du compromis ; ils essaient d’aplanir le différend mais le choc entre deux ego développés est trop grand. Norbert ne sait pas jusqu’où la discorde le mènera.

Martine a toujours secondé son mari, dans les bons comme dans les mauvais moments de leur existence qui les a conduits du petit artisanat au monde industriel. Mais le jour où elle apprend qu’il la trompe avec la mère de sa belle-fille tout s’écroule. L’histoire qu’elle nous conte revêt une allure mélodramatique. Le couple, la famille et le patrimoine en sont affectés.

L’événement produit un effet « désacralisateur ». Elle est une femme trahie au propre et au figuré. Son orgueil est blessé. Bien qu’ayant partagé sa vie pendant quarante ans avec lui, elle mesure aujourd’hui la distance qui la sépare de son mari. Ils n’ont plus la même conception de l’amour, de la fidélité et de l’honneur. Elle lui en veut de s’être laissé berner par une femme dont l’amour est feint. Elle imagine une double thèse du complot et du mari piégé. En effet, la maîtresse, épouse d’un entrepreneur en difficulté, aurait trouvé dans la personne de son mari un « gros poisson », riche et facilement influençable, susceptible de renflouer les caisses de son affaire. Devant son absence de scrupules, Martine la voit comme une « spoliatrice ». Si elle met l’accent sur l’ingénuité de son mari, Martine insiste aussi sur la déviance de la situation : c’est la mère de sa bru.

La transgression de ce tabou a des répercussions négatives sur une cellule familiale qui vivait jusque-là dans l’harmonie. Témoignage d’une hypertrophie du rapport de forces conjugal, deux dyades ou deux polarités socio-affectives surgissent : mère/fille et père/fils. L’amplification de l’antagonisme conjugal et les rivalités pour la récupération du patrimoine sociétaire poussent les deux enfants du couple à ne plus être neutres, à prendre parti. Si Martine reçoit le soutien de sa fille, son fils se rapproche de son mari – quoiqu’aux dires de Martine il ne cautionne pas l’attitude de son père mais est en porte-à-faux. Face à cet outrage, nous aurions pu conjecturer la formation d’une triade mère/fils/fille. Les relations entre les deux camps sont très tendues, Martine ne voyant pratiquement plus son fils qui, de plus, travaille sur la Côte d’Azur. La fille, elle, évite tout contact avec son père et a même envisagé de rendre sa part de la donation-partage effectuée quelques années plus tôt par son père – « Pourquoi garder un truc qui a tout souillé ? » dixit Martine en lieu et place de ses enfants. D’ailleurs l’adultère ne touche pas que la famille nucléaire. Elle a eu un sourd retentissement au sein de la belle-famille de Martine. Sans pour autant être mis au ban, le mari est prié de ne pas présenter sa maîtresse à ses proches. Ses parents, frères et sœurs apprécient énormément Martine qui continue de les fréquenter ; ils la soutiennent moralement dans l’épreuve.

Sans espoir de retrouver son mari – loin d’elle cette idée –, elle adopte une conduite défensive. Elle veut déjouer le plan élaboré par la maîtresse, protéger le patrimoine immobilier durement constitué après des années de labeur et, partant, le projet de transmission à leurs enfants et petits-enfants. Dans sa tête, il ne faut pas que le climat de cupidité qui sévit remette en cause ce qui avait été initialement décidé. Mais le mari semble avoir changé son fusil d’épaule : il aspire à vendre un maximum de biens, tentative de dilapidation que ne supporte pas Martine.

‘« […] Je veux les conserver (les SCI) parce que j’estime que dans l’immédiat, soyons francs, nous n’avons pas besoin de ces deux bâtiments pour vivre. Mais je voudrais quand même laisser une trace à mes enfants. Remarquez, j’ai peut-être tort de parler comme ça mais enfin c’est pour eux. A moins qu’ils n’en veulent pas. »
R – C’est-à-dire ?
« Je pense qu’ils vendront. Ce qui a fait changer un petit peu leur optique des choses, enfin pour mon fils je l’ignore parce que ça fait trois ans que je ne l’ai pas vu, je pense qu’ils se sont dit : « pourquoi garder un truc qui a tout souillé ? ». Donc tant que je vivrai et que je peux me permettre de les garder, eh bien je les garde. Mon mari, lui, veut s’en débarrasser parce qu’il veut toujours plus d’argent. Vous savez, quand on a une maîtresse, il faut assumer ! Alors, je veux bien qu’il assume mais pas avec mes sous. »
[Martine, PDP 9]’

A un autre niveau, le syndrome de l’adultère et de la séparation, aussi fort soit-il, favorise sa réaffirmation identitaire. Elle se demande à quoi ont pu servir toutes ses années de sacrifices et de soutien inconditionnel à son mari. Bien que plongée dans une période de doute et d’incertitude, elle a des projets et mûrit des représailles. Elle se réapproprie mentalement les biens et veut montrer un autre visage que celui de la femme soumise au joug de son mari. D’où, comme nous le verrons dans la dernière section, sa mobilisation du droit judiciaire.

Notes
729.

Depuis longtemps, Georg SIMMEL avait signalé que l’argent entraînait une distanciation réciproque entre membres familiaux, à la différence de la propriété collective génératrice, elle, de cohésion. Cf. Philosophie de l’argent, op. cit., p. 612. Oui mais voilà, nous l’avons déjà vu, la SCI n’est pas dans beaucoup de cas regardée et pratiquée comme une propriété collective (cf. supra, chapitre 7, § 7.2).

730.

Pour Michel FOUCAULT, les disciplines peuvent être perçues comme un infra-droit : « Elles prolongent jusqu’au niveau infinitésimal des existences singulières les formes définies pas le droit ; elles apparaissent comme des manières d’apprentissage qui permettent aux individus de s’intégrer à ces exigences générales ». Cf. Surveiller et punir, op. cit., p. 224.

731.

Cf. Jacques T. GODBOUT, Le don, la dette et l’identité, op. cit., p. 25.