11.3 Insolubles conflits. Fractures, règlements de comptes et pourvois judiciaires

Notre enquête auprès des porteurs de parts nous donne principalement à voir des frictions entre associés qui peuvent être résolues avec un peu d’imagination au moyen de clauses statutaires ou d’aménagements contractuels. Les conflits ouverts, convulsifs, violents, tranchés par la justice sont plus difficilement perceptibles. On ne s’épanche pas avec facilité et plaisir sur des blocages sérieux et des règlements de comptes, à plus forte raison encore quand il s’agit de conflits familiaux, quasi insondables – loi de l’omerta ? A dire vrai, nous avons seulement recueilli trois témoignages de différends profonds entre associés, ce qui semble insignifiant et en même temps révélateur de l’empreinte contentieuse et judiciaire laissée par les SCI et les sociétés civiles de patrimoine en particulier ces dernières années 735 .

Lorsque nous employons le terme de « différend », nous l’entendons aussi bien dans son sens juridique que dans son sens politique, à savoir « ce qui porte sur l’application ou l’interprétation du droit existant » et « ce qui n’est pas susceptible d’un règlement prenant pour base le droit existant et ne peut être résolu que par l’abandon de la prétention de l’une des parties ou par une modification du droit positif » 736 . Dans certains cas, le droit préventif atteint ses limites. Les associés pris dans le maelström d’un conflit ne souhaitent pas renoncer à leurs droits, dénoncent la privation de leur prérogatives, des incuries gestionnaires ou de grosses lacunes administratives et saisissent les tribunaux pour trouver une solution. Il y a toujours quelqu’un qui est pris pour cible.

‘« Il n’y a quand même pas cinquante sortes de conflit. Il peut y avoir un gérant qui est un peu despotique, mais le gérant d’une SCI il n’a pas grand chose à faire. Qu’est-ce qu’il fait ? Il loue ses immeubles le mieux possible, il encaisse ses loyers, le mieux possible également, et il fait face aux réparations qui sont à faire. Donc qu’est-ce qu’on peut lui reprocher ? De faire trop de réparations tassant trop la répartition des résultats, c’est tout… Alors comment on agit. Ben bien souvent, s’il s’agit d’une société civile familiale, on essaye d’arranger les choses et d’arrondir les angles. Si on ne peut pas les arrondir, après les gens vont au tribunal et il y a un certain nombre de litiges importants en matière de sociétés civiles. Après bon, il y a les litiges qui sont propres au droit des sociétés : des cessions de parts qui sont intervenues sans respecter les clauses d’agrément, des entorses aux statuts… font qu’il peut effectivement y avoir des litiges qui ne sont pas réglés par la négociation et les transactions mais qui sont réglés par les tribunaux civils […] »
[Avocat d’affaires, PRAT 10]’

Pour cet avocat spécialiste en droit des sociétés, la négociation ne règle pas tout. Bien qu’il en soit a priori un partisan, il est impuissant face à la détermination d’associés excédés qui veulent en découdre devant les juges. La négociation – la quête d’un accord au moyen de procédures ad hoc –, la concertation – l’harmonisation des conduites respectives – et la conciliation – la démarche visant à mettre fin de façon non contentieuse à un différend – n’ont pas produit les effets tant espérés par le praticien et certaines parties. Les tribunaux deviennent alors arbitres d’une situation confuse pour laquelle la médiation du praticien a échoué, « le jugement imposant l’issue de la discorde » 737 . Il est aussi par moments stupéfait et impuissant face à la violence des affrontements entre associés, celle-ci manifestant une radicalisation du conflit :

‘« Vous savez, j’ai vu des associés de SCI qu’on réunissait tous les ans dans une grande salle de réunion et il y en avait quelquefois qui passaient par-dessus la table pour taper ceux qui étaient en face (rires). Donc là, on arrive à un stade où on ne peut plus rien faire. »
[Avocat d’affaires, PRAT 10]’

Quatre points ressortent plus ou moins explicitement de cet avant-propos :

  1. Premièrement que la négociation, la concertation et la conciliation ont une fonction « sédative » peu ou prou efficace. Mais « sédative » ne signifie pas « curative » : il est possible de calmer ou de modérer temporairement un différend ou un conflit sans pour autant le résoudre complètement, surtout s’il est ancien et extra-sociétaire. Parfois, « on recule pour mieux sauter », selon l’expression consacrée.
  2. Deuxièmement, que l’émergence d’un litige concoure à la construction de la conscience juridique ou contractuelle d’associés qui, jusqu’ici avaient ignoré et dédaigné le contrat (cf.supra, chapitre 7, § 7.1). Parce qu’ils ont recours ou sont confrontés à la justice, leur conscience juridique et contractuelle devient situationnelleCf. Susan S. SILBEY et Patricia EWICK, « Devant la loi : la construction sociale du juridique », op. cit..
  3. Troisièmement, que le consensus reste souvent plus supposé que réel, qu’au-delà de la simple résiliation contractuelle, il n’est pas déplacé de parler de fiasco contractuel. D’aucuns, par leur attitude, rejettent définitivement le montage et le projet, ce rejet matérialisant à la fois un reniement des personnes et de l’outil sociétaire. Dans cette perspective, la contestation et la dissidence qui peut s’ensuivre représentent une forme de courage ou de sang-froid de la part d’associés qui refusent le poids de l’ordre établi et/ou du pouvoir absolu d’un gérant. La communauté ou la collectivité souffre de la résurgence des identités individuelles ou des (r)éveils identitaires.
  4. Quatrièmement, enfin, que les émotions peuvent induire des comportements pour partie agressifs et provocateurs : par exemple la colère suscite la revanche et le mépris la destitution. « La plupart des émotions, déclare Jon Elster, sont associées à une tendance à l’action qui, si elle n’est pas contrôlée, induira le comportement »Cf. Jon ELSTER., Proverbes, maximes, émotions, Paris, PUF, « Philosopher en sciences sociales », 2003, p. 19. Pour l’auteur, rappelons que l’explication du comportement peut utiliser un vaste répertoire de théories : le rational choice, les théories cognitives, les mécanismes à base motivationnelle non émotionnels (le désir d’agir pour de bonnes raisons) et, in fine, les émotions ; cf. conclusion, p. 159-173.. La contestation n’est pas irrationnelle en soi, bien au contraire, mais il subsiste des énigmes comportementales plus ou moins bien identifiables à l’intérieur desquelles les émotions et les croyances tiennent une place prépondérante. Autrement dit, ces dernières ont des effets sur le comportement des acteurs qui les vivent et de ceux qui les endurentAnalysant notamment la formation des coalitions dans les famille, Théodore CAPLOW précise que « la vie familiale est chargée de tensions entre émotions conflictuelles justement parce qu’elle repose sur des coalitions et que chaque coalition implique un adversaire. Elle débute par une coalition mari/femme, se poursuit par une coalition mère/enfant et se complique par des coalitions mère/fils, père/fille, oncle/neveu, etc. et bien d’autres selon les coutumes locales : aussi est-elle portée par l’enclenchement des forces d’amour et de haine, un peu comme un édifice tient debout grâce aux forces de pression s’exerçant en sens contraire ». Cf.Deux contre un, op. cit., p. 92-93..
Notes
735.

Cf. Henri HOVASSE, « Les sociétés civiles de patrimoine », Droit et patrimoine, n° 61, juin 1998, p. 46-48. Le nombre croissant d’arrêts de jurisprudence touchant ces sociétés est aussi, pour l’auteur, le signe de leur développement actuel.

736.

Simona ANDRINI, « Conflit » in André-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit.

737.

Cf. Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, op. cit., p. 174.