Des mésententes caractérisées et provoquées aux abus organiques. Quelques postures doctrinaires et jurisprudentielles.

Pour les juristes avertis, la mésentente entre associés sociétaires signe quelque part la fin de l’affectio societatis 741 ou, en termes plus sociologiques, du lien social. Elle en devient sa négation et a donc des effets plus ou moins graves sur le devenir de la SCI. Quand les associés n’arrivent pas à se mettre d’accord, les juges peuvent intervenir de différentes façons pour solutionner le conflit et limiter ses incidences sur le fonctionnement sociétaire, l’enjeu étant pour eux de préserver l’être moral qu’est la société. Ils peuvent soit nommer un conciliateur, soit un expert de gestion, soit un séquestre, soit un administrateur provisoire, soit, enfin, quand ces mesures n’offrent aucun résultat et que le droit le leur permet, exclure l’associé trublion. Si nous nous penchons par exemple sur la nomination d’un administrateur provisoire, nous remarquons que son but est de désigner un tiers qui « se substituera aux organes légaux de gestion le temps que se dénoue la crise » 742 . En cela, cette désignation reste une mesure « grave et exceptionnelle » ; il faut, si l’on peut dire, qu’il y est péril en la demeure et que la paralysie sociétaire soit constatée. Bien souvent d’ailleurs, logiquement, ce sont les associés minoritaires – ceux qui subissent le préjudice – qui sont à l’origine de la demande de nomination judiciaire.

La doctrine juridique tient pour identique la mésentente et la mésintelligence, qui est un défaut d’entente ou de compréhension mutuelle. D’un certain point vue, il est possible de voir le conflit entre associés, surtout s’il est persistant, comme la cause et le corollaire d’une perte d’intercompréhension pratique ou de consensus, une dispute sur les fondements moraux et légaux des interactions 743 . Nous le verrons infra avec les soucis relationnels rencontrés par Robert et Stéphanie. Nous pouvons donc partir du principe que l’action d’autrui est la cause de l’action d’un acteur donné, si tant est que celui-ci la comprenne d’une certaine manière. La communication interindividuelle semble bien être le socle moral des interactions, plus précisément la manière dont nous comprenons et agissons en retour de la norme posée au départ. Pour le coup, la nomination d’un administrateur provisoire, ou de tout autre tiers arbitrant dans certains registres du droit légal et ordinaire, devrait être saisie comme une remise en cause par l’acteur de la structure normative ou de la situation jugée anomique – pathologique ? – dans laquelle il est tombé.

Si la brouille devient trop grande, que chaque associé s’accroche et fait la sourde oreille aux revendications de l’autre, il existe une autre solution, plus fatale : la dissolution anticipée de la SCI, qui est à nos yeux une résiliation contractuelle catégorique. Dans l’article 1844-7 du Code Civil, il est dit que la dissolution est prononcée par le tribunal en cas de mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société. « Cette cause de dissolution est fréquemment invoquée : lorsque la zizanie s’installe, les conflits minoritaires-majoritaires s’accompagnent souvent d’action de guérilla en forme de dissolution pour mésintelligence » 744 . Néanmoins, pour aboutir à une dissolution sociétaire, la mésentente doit être caractérisée. Et pour la jurisprudence, le responsable de la mésentente, celui qui l’a provoquée, ne saurait agir en dissolution. Aussi, le droit et les juges cherchent-ils à protéger fermement l’entreprise collective.

La mésentente ne peut par conséquent suffire à entraîner la dissolution. Il faut pour cela qu’il y ait une interruption du fonctionnement normal de la société. Parallèlement, le défaut d’entente doit aussi être un « facteur de ruine de la société » 745 . Les situations de mésentente, réglées par les tribunaux, sont diverses et variées : cela va des conflits entre associés égalitaires (cf. supra, § 11.2) aux soupçons relatifs à un partage des bénéfices 746 . A cet égard, une question importante a été soulevée : la mésentente entre associés doit-elle nécessairement avoir son origine dans la vie sociétaire, entre associés, ou bien peut-elle provenir d’un conflit externe mais qui a des répercussion sur la vie sociétaire ? De notre avis, elle puise souvent sa source dans les histoires extra-sociétaires (cf. supra). Le droit, certaines décisions judiciaires l’attestent, s’attache pour l’essentiel à relever des facteurs endogènes sans pour autant omettre la portée de désaccords purement conjugaux ou familiaux. « L’origine du conflit entre associé est un élément indifférent à l’appréciation judiciaire de la mésentente » 747 . C’est en l’occurrence moins l’atteinte au pacte ou contrat sociétaire qui est juridiquement prise en considération que les conséquences de cette atteinte sur le fonctionnement correct de la société. L’aspect contractuel est relégué derrière l’aspect institutionnel. Le maintien du lien socio-juridique doit en effet devenir impossible en raison de l’entrave à la bonne marche des affaires de la société, à la paralysie de son activité. Paralysie, c’est-à-dire survenance de dissentiments empêchant la prise de décision par les organes sociétaires au sujet de la gestion courante.

Pour que la dissolution soit également prononcée, il faut de plus que la mésentente soit non provoquée. Chaque associé possède un droit d’action qui lui est reconnu. Toutefois, la jurisprudence précise que l’action en dissolution ne peut être exercée lorsque la mésentente est imputable à l’associé demandeur. Dans un arrêt assez ancien (25 février 1964), la Cour de Cassation a considéré que « la dissolution d’une société par la volonté d’un associé ne peut être admise qu’à la condition que la demande ne soit pas faite de mauvaise foi ou à contretemps ». Dès lors que l’associé a provoqué la mésentente, il ne saurait tirer profit de ses propres agissements pour obtenir le prononcé de la dissolution. Sinon, il disposerait d’un moyen imparable pour se retirer d’une société où la sortie n’est pas juridiquement envisageable. Ainsi, les juges dénoncent-ils, de manière plus ou moins exprès, un comportement heurtant le sens moral mais s’ingénient-ils à rechercher le fondement juridique de l’irrecevabilité de l’action. Ils se situent entre deux eaux. Ils délibèrent sur le comportement « fautif » du demandeur et pour pouvoir légitimement ester en justice celui-ci ne doit pas être coupable de la mésentente. Ils estiment même que c’est un abus de sa part de profiter de la mésentente pour obtenir la disparition de la société. Les contestataires ne sont donc pas à l’abri d’une désillusion et ont intérêt à avoir de bons arguments. Leur sort n’inquiète pas systématiquement les instances judiciaires. Nous en reparlerons plus bas avec Robert dans le sérieux litige qui l’oppose à sa sœur.

Les associés lésés, qui veulent changer le cours des choses, pourront toujours se consoler et obtenir gain de cause devant la justice en dénonçant certains abus, fraudes et autres comportements dolosifs. La littérature juridique nous offre plusieurs exemples qui peuvent être repris pour notre analyse. Nous demeurons pour l’instant dans la simulation. Nous allons nous arrêter d’une part sur l’action paulienne et, d’autre part, sur les abus de majorité et de minorité.

Si un associé ne voit pas sa situation s’améliorer et est témoin de conduites douteuses, il peut saisir les tribunaux et arguer d’un abus de personnalité morale qui le conduit à faire mettre en évidence le caractère fictif et/ou frauduleux de la SCI. Si l’un est un conjoint mis sur la touche par sa moitié, il peut alléguer une fraude à des droits conjugaux fondamentaux 748 . Mais l’exemple de fraude paulienne le plus frappant reste celui où les héritiers réservataires sont tout simplement écartés d’un montage familial alors qu’ils auraient pu légitimement y postuler. Les situations de remariages sont à ce sujet topiques. La fraude aux droits des enfants d’un premier lit peut être ourdie via une SCI constituée par un mari, sa seconde épouse et leur enfant commun 749 . Ce cas de figure, qui n’est pas rare, peut être sanctionné par la justice selon des critères à la fois juridiques et moraux. La « dépossession » des enfants du premier lit au profit de celui ou de ceux du second engendre une suspicion chez le législateur du fait de l’éclatement des biens familiaux et l’appauvrissement des ayant-droits 750 . Une insolvabilité volontaire et organisée peut être mise en relief. A charge donc aux praticiens expérimentés de trouver les bonnes clés ou les bonnes parades à ces récriminations pour ne pas que les deux groupes familiaux se déchirent et que les largesses accordées aux uns ne deviennent pas un inconvénient patrimonial pour les autres 751 .

Avec l’action paulienne, nous suivons une sorte de transmutation identitaire puisqu’en mobilisant à leurs fins le droit des obligations, les héritiers lésés se transforment en créanciers et leur(s) parent(s) « injustes » en débiteurs. C’est comme si ces derniers avaient une dette envers leurs enfants, dette à laquelle ils ne peuvent guère échapper, sauf en s’y prenant bien, avec les précautions qui s’imposent. Variation juridico-financière d’un rapport socio-anthropologique.

L’organisation politique de la prise de décision gestionnaire conditionne en partie les relations entre associés. Si l’unanimité est préférée à la majorité, un certain « absolutisme » se dégage alors qu’à l’inverse, si c’est la majorité qui prévaut, nous discernons un fonctionnement plus démocratique. Les minoritaires doivent s’incliner devant les majoritaires. En dépit de ce schéma, les minoritaires ne sont pas forcément écrasés et livrés aux caprices de la majorité. Les majoritaires peuvent voir leur responsabilité engagée si les décisions qu’ils prennent sont uniquement motivées par la valorisation de leurs intérêts personnels au détriment de ceux de la SCI et des associés minoritaires 752 . Les tribunaux viennent à leur secours quand cette majorité se rend coupable d’abus ; ils peuvent annuler certaines des décisions prises et faire verser des dommages-intérêts aux associés lésés. C’est ce qui se produit quand une décision de rémunération excessive d’un gérant est prise ou quand une fusion avec une autre SCI est décidée dans le but de priver un associé minoritaire de son droit de rachat des parts 753 . De facto et de jure, l’abus de majorité implique la réunion de deux éléments : la violation de l’intérêt sociétaire et la rupture d’égalité entre les associés 754 . Mais nous ne saurions passer à côté d’un autre phénomène qui peut contrevenir à la réalisation de l’objet sociétaire et à une bonne prise de décisions. Devant l’intransigeance de quelques associés peu coopératifs, la majorité peut avoir du souci à se faire. En effet, il existe, dans le droit, une faute, assez exceptionnelle avouons-le, pour abus de minorité. La Cour de Cassation définit l’attitude du minoritaire « obstiné » comme « contraire à l’intérêt général de la société en ce qu’il aurait interdit la réalisation d’une opération essentielle pour celle-ci, et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés » 755 . Les deux types d’abus sont donc, dans leurs définition, identiques ou symétriques. Outre un penchant objectif à la détérioration de l’objet sociétaire, c’est leur attitude égoïste qui est stigmatisée et sanctionnée. Sont essentiellement sanctionnés dans ce contexte, les refus répétés des minoritaires de répondre à une augmentation de capital nécessaire à la vie économique de la société.

La mise en perspective de ces deux types d’abus nous invite à les comparer à l’influence majoritaire et à l’influence minoritaire étudiées par la psychologie sociale 756 . Quand la majorité exprime une norme devant une minorité qui a une référence normative différente, cette minorité subit une pression qui peut l’amener à se conformer à la norme dominante si elle ne veut pas être exclue du groupe. Elle peut se soumettre à cette autorité normative. Cependant, d’après ce que nous venons de dire, nous serions tenté de rajouter qu’ils ne jouent pas toujours le conformisme et qu’ils se donnent parfois les moyens (judiciaires) de modifier la donne parce que leurs droits et opinions sont vilipendés. A contrario, l’influence d’une minorité active peut voir le jour sur la base de ces mêmes différences normatives ou en réaction identitaire à la norme dominante. La tension pousse cette minorité à la fermeté et, le cas échéant, à un « sabotage » des décisions majoritaires. Elle peut elle aussi faire preuve d’une véritable autorité, comme le montre sa volonté inflexible d’exister par le contre-pied et par ses recours juridiques et judiciaires, recours qui, sous un certain angle, concrétisent une extrémisation du conflit.

Notes
741.

Cf. Patrick CANIN, « La mésentente entre associés, cause de dissolution judiciaire anticipée des sociétés », op. cit.

742.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 177.

743.

Cf. Patrick PHARO, « Le droit ordinaire comme morale ou commerce civil », op. cit.

744.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 204.

745.

Cf. Patrick CANIN, « La mésentente entre associés, cause de dissolution judiciaire anticipée des sociétés », op. cit.

746.

Ibid. Deux arrêts de jurisprudence en témoignent : Cour d’Appel de Paris du 12 septembre 1995 et Cour de Cassation du 2 mai 1978.

747.

Ibid.

748.

L’action paulienne est définie par l’article 1167 du Code Civil, relatif aux contrats ou obligations : « les créanciers peuvent en leur nom personnel attaquer les actes faits par leur débiteur en fraude de leurs droits ».

749.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 88. Les auteurs font référence à un arrêt de la Cour de Cassation du 1er mars 1992.

750.

Cf. Frédéric LUCET, « Familles éclatées, familles reconstituées : les aspects patrimoniaux », op. cit.

751.

Pour un exemple, cf. supra, chapitre 5, § 5.1, sur le montage par PRAT 30 de 10 SCI familiales distinctes pour éviter à son client des conflits entre enfants de plusieurs lits. La multiplication des montages – un par bien immobilier patrimonial – peut être l’une des possibles recettes préventives.

752.

Cf. Le Particulier, « Les sociétés civiles immobilières », op. cit., p. 68.

753.

Ibid.

754.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER, Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 171.

755.

Ibid., p. 173.

756.

Cf. Alain BLANCHET et Alain TROGNON, La psychologie des groupes, op. cit., p. 51-59.