Malaise dans la fratrie

Les tiraillements ou les différends entre associés sociétaires s’expliquent souvent, ainsi que nous venons de le suggérer, par des lacunes dans la compréhension du montage et de la stratégie de ceux qui, parce qu’ils étaient soi-disant les plus compétents, l’ont élaboré de toutes pièces. Le malaise vécu est d’autant plus grand que ce montage concerne un patrimoine familial. Les histoires patrimoniales relationnelles de Robert et de Solange, en bisbille avec leurs frères et sœurs, nous renseignent certes sur ce climat d’incompréhension, mais aussi, plus indirectement, sur la désunion contractuelle et sur deux autres phénomènes, mis en exergue par des économistes et des démographes : d’une part que la nature des biens et leur degré de divisibilité sont des facteurs conflictuels plus décisifs que leur montant 757 , d’autre part que les conflits intragénérationnels sont plus fréquents que les conflits intergénérationnels 758 .

Cerveau des montages sociétaires familiaux, Robert se plaint du sectarisme de son frère et de sa sœur associés avec lui dans deux SCI. De manière récurrente dans l’entretien, il n’a de cesse de blâmer leur incompréhension face aux instruments juridiques déployés pour gérer le patrimoine familial. De prime abord, c’est la source du conflit qui les oppose et ce, bien que Robert ait, de son point de vue, choisi la meilleure option pour faire fructifier leurs nombreux biens hérités et qu’il ait toujours eu présent à l’esprit le lourd passé conflictuel de sa famille :

‘« […] Toutes les fois, c’était le problème d’un bien. Je me disais : « S’il éclate, ça va être la bagarre » parce que les successions vous savez… J’ai tous les papiers et j’ai bien vu dans les papiers familiaux qu’il y a toujours eu des bagarres énormes dans les successions. Et en fin de compte, à part un refus de jouer de ma sœur, qui n’a pas du tout compris le jeu, de quoi il s’agissait en fait… Elle a à peu près le même âge que moi mais elle veut tout. Elle n’a pas compris que de toute façon elle allait finir au cimetière comme les autres. Elle n’a pas du tout compris l’opération »
Q – Pourtant, elle est associée depuis le départ ?
« Oui mais elle ne comprenais pas parce qu’il faut mettre de l’argent, il faut mettre du temps et puis lorsque vous construisez une maison, ben il faut emprunter et il n’y a pas d’argent pendant la période de l’emprunt. »
[Robert, PDP 12]’

Ce que sa sœur cadette n’a pas cerné, c’est, derrière l’inexorabilité de son destin, la nécessité de donner de l’argent pour administrer un héritage. Pourquoi payer – précisément souscrire des emprunts – pour quelque chose qu’on a reçu gratuitement de sa famille ? Derrière l’incompréhension invoquée se cacherait une mauvaise interprétation du projet. Les représentations sont désynchronisées. Robert a sa logique d’homme d’affaires rompu aux techniques sociétaires tandis que sa sœur, psychiatre, serait à mille lieues d’une rationalité technico-financière que Robert juge profitable pour l’ensemble du groupe familial. Son frère, conseiller en gestion, serait plus ouvert à cette problématique :

‘Q – Je suppose que vous avez essayé de lui expliquer le fonctionnement ?
« Ah oui… Moi-même j’ai eu des difficultés à comprendre ce qu’était une SCI. Alors au début, je ne comprenais pas bien mais j’ai lu pas mal de bouquins dessus. Bon, mon frère, il est ce qu’il est mais il a des idées quand même. Ma sœur est psychiatre et son mari psycho… Alors lui, c’est amusant, il a même osé dire en pleine réunion que c’était du vol organisé »
R – En pleine assemblée ?
« Oui, comme ça. Non, je ne fais que respecter les règles. On a maintenant un expert-comptable qui nous contrôle. Je ne fais que respecter les règles. […] »
[Robert, PDP 12]’

Si les tensions avec son frère se sont adoucies, elles ont eu tendance à se durcir avec sa sœur. Il s’est mis dans la peau du « professeur », s’est escrimé à leur présenter les rouages sociétaires, mais ses efforts « éducatifs » se sont heurtés à leur rejet conceptuel et matériel de la SCI – au contraire de sa mère et de sa tante, puis de son épouse et de ses enfants, qui après vulgarisation lui ont fait confiance (cf. supra, chapitre 7, § 7.2). En concevant le système SCI comme du « vol organisé » 759 , son beau-frère, et par voie de conséquence, par influence conjugale, sa sœur, récusent la stratégie d’optimisation fiscale mise en œuvre. Robert épingle leur manque d’ouverture d’esprit ; il y voit une expression troublante de leur identité professionnelle imbue d’idéalisme. Plus grave, il les accuse de renier la logique dévolutive trans-générationnelle encouragée par leurs aïeux et de saborder l’entreprise de valorisation patrimoniale.

‘« […] Je pense que mon frère aurait bien voulu devenir gérant, mais il aurait surtout voulu le titre. Il n’a pas vraiment compris le sens. Ça ne s’improvise pas d’être gérant et ça prend du temps. Tandis que maintenant je sais pas… ça doit être un de mes problèmes. […] »
[Robert, PDP 12]’

Quoique plus disposé à comprendre le système – un effet de l’attitude didactique initiale de Robert ? –, son frère n’échappe pas aux diatribes. Robert est acrimonieux et cela se sent. Pour lui, son frère est plus attiré par le symbolisme du titre de gérant sans que cela l’incite vraiment à s’impliquer dans la gestion sociétaire courante. Il met l’accent sur l’ignorance et l’apathie de son frère et de sa sœur ; ils protestent mais n’apportent pas leur écot. Peut-être est-ce là aussi, comme il le laisse entendre lui-même, un effet pervers de son omnipotence ? Nous y reviendrons après. Les réactions qu’il décrit montrent qu’il s’interroge sur leur sens de la solidarité ou de la réciprocité des prestations. Selon Robert, ils se distingueraient plus par leur capacité à recevoir qu’à rendre ou donner à leur tour, attitude remettant en cause l’un des principes sociétaires essentiels de mutualisation des risques et des contributions. Sa décision d’utiliser la SCI pour construire des logements locatifs dans la grande bâtisse « Renaissance » héritée n’a, par exemple, pas emporté l’approbation de son frère et de sa sœur. Selon lui, ils n’ont malheureusement pas vu que ces nouveaux logements pourraient un jour être habités par leurs enfants, moyennant, par exemple, un loyer arrangé. Ils auraient donc donné la priorité, égoïstement, à leurs intérêts personnels, auraient eu une réaction spontanée offensant les règles d’une rationalité économique servant l’ensemble de la communauté familiale. Devant une telle attitude séditieuse, qu’il nous soit permis de présupposer l’existence de tensions familiales plus anciennes et extra-sociétaires, ces dernières ne faisant qu’attiser les premières. Le frère et la sœur, quand bien même le premier paraisse jouer un jeu plus équivoque, n’ont peut-être pas encaissé l’« intronisation » de Robert comme héritier désigné et/ou préférentiel 760 , seul dépositaire à bord (cf. supra, chapitre 10, § 10.2), et qu’il se soit par la suite presque autoproclamé gérant des SCI. Cette rancœur alimenterait des rancunes qui s’incarnent dans des pratiques de blocage, des refus participatifs, voire l’emploi d’un droit de veto sociétaire, et qui ont vraiment atteint leur zénith aux décès de leur mère et de leur tante quelques années plus tôt 761 .

Dans la même veine, Solange est sidérée par l’attitude de sa sœur. Elle reprend d’ailleurs les mêmes arguments ad hominem que Robert : un manque criant de curiosité, une ignorance avérée qu’elle relie à son appartenance professionnelle, un comportement procuratif hypocrite. Elle produit un discours identique où disqualification et condescendance flirtent ensemble. De surcroît, Solange renforce son jugement de valeur négatif par l’éloignement géographique de sa sœur cadette : dessinatrice, elle réside en effet en Charente-Maritime.

‘« Avec ma sœur, on passe au tribunal le 2 avril. J’ai d’ailleurs appelé mon avocat. C’est-à-dire qu’il y avait des comptes-courants et le jour où il n’y a plus eu d’argent, elle m’a accusé d’avoir détourner cet argent… alors qu’il n’y a pas plus honnête que moi. J’ai donc donné ma démission de la gérance et je lui ai dit qu’elle n’avait qu’à être gérante. Enfin, elle est bête comme ses pieds, elle est incapable de l’être. C’est donc resté comme ça et j’ai pris les nerfs, j’ai appelé mon avocat. Et donc, on va faire nommer un administrateur pour liquider la société. Ma mère étant décédée, moi je pars de là. »
[Solange, PDP 32]’

Le conflit avec sa sœur s’appuie quasiment sur les mêmes fondements que celui de Robert avec son frère et sa sœur. La mort de leur mère fait éclater au grand jour des jalousies et des rivalités plus anciennes qui déteignent sur la vie sociétaire. Comme si la période d’incubation s’achevait et que les symptômes surgissaient. Solange est accusée par sa sœur d’avoir détourné de l’argent ou d’avoir pioché à des fins personnelles dans le compte-courant. Confondante audace de la part d’une associée aboulique et distante !

Mise sur la sellette, attaquée sur sa bonne foi 762 , bref affligée par ce qu’elle estime être de la diffamation, Solange a pris la décision, outre de démissionner de la gérance – forme d’exit –, de faire nommer sur requête un administrateur judiciaire pour « crever l’abcès » et laver l’affront 763 . Celui-ci sera chargé de re-compulser toute la comptabilité, d’apporter la contradiction aux accusations de détournement dont elle fait l’objet et, in fine, d’orchestrer la dissolution de la SCI. D’après ce que nous avons pu comprendre, sa sœur l’aurait également prise à partie en arguant d’une raison juridiquement objective de mésentente : un manquement à son devoir d’information, pilier du « solidarisme contractuel » déjà évoqué (cf. supra, chapitre 10, § 10.1) Le recours à l’administrateur comme tiers (cf. supra) illustre bien la profondeur du conflit ou leur incapacité à régler leur différend par la négociation.

Notes
757.

Cf. Jérôme ACCARDO, Anne LAFERRERE, Daniel VERGER,  « Héritage et donations», Données sociales, INSEE, 1996, p. 363-370.

758.

Cf. Catherine BONVALET, Hervé LE BRAS, Dominique MAISON, « Proches et parents », op. cit. Emmanuelle CRENNER, Jean-Hughes DECHAUX, Nicolas HERPIN, « Le lien de germanité à l’âge adulte. Une approche par l’étude des fréquentations », op. cit.

759.

Le lecteur pourra à ce propos revenir supra à nos développements au chapitre 7, § 7.3.

760.

Pour Anne GOTMAN, la désignation d’un héritier préférentiel est le principal motif de tension dans la fratrie. Cf. Hériter, op. cit., p. 202.

761.

Ibid. Elle nous dit à cet effet que les conflits entre frères et sœurs interviennent une fois le conjoint survivant décédé, « quand le groupe familial privé de ses membres fondateurs perd une bonne partie de son assise ». Pour une analyse similaire, cf. aussi Jérôme ACCARDO, Anne LAFERRERE, Daniel VERGER,  « Héritage et donations», op. cit. et, dans une perspective moins patrimoniale, Emmanuelle CRENNER, Jean-Hughes DECHAUX, Nicolas HERPIN, « Le lien de germanité à l’âge adulte. Une approche par l’étude des fréquentations », op. cit.

762.

Denis MAZEAUD définit la « bonne foi » comme une « [règle] de conduite qui exige des sujets de droit une loyauté et une honnêteté exclusives de toute intention malveillante ». Elle est un impératif moral. Cf.« Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? », op. cit.

763.

Le recours judiciaire auquel Solange procède traduit aussi son attitude « procédurière » plus générale. Notons que c’est elle qui, pour le compte de ses patrons, fait toutes les démarches juridictionnelles contre des locataires mauvais payeurs ; que dans l’une de ses SCI, elle a attaqué sa banque pour non respect de son obligation légale de diffuser les relevés d’intérêts d’emprunt – ce qui au passage lui a été préjudiciable sur le plan fiscal ; que depuis elle fait partie de l’Association Française des Usagers des Banques.