Les ressources d’une épouse offensée

Retrouvons Martine. Le recours à l’avocate et au tribunal, consécutif à son affaire d’adultère, contribue à sa reconstruction identitaire personnelle. Elle aussi redouble d’efforts pour faire barrage aux volontés dilapidatrices de son mari, « abusé », selon elle, par sa maîtresse. Elle remet en relief l’affrontement de son camp contre celui de son mari et de son fils et insiste, avec satisfaction, sur le blocage gestionnaire et décisionnel ainsi généré :

‘« […] Mon fils est très chaud avec mon mari. Ma fille est très froide avec lui et mon fils est très froid avec moi. Un jour, je lui ai dit : « tu couches avec la fille et ton père couche avec la mère ; comment veux-tu lui parler à la tienne de mère, c’est pas possible ! ». Alors si vous voulez, j’essaye de préserver un maximum tout ça (le patrimoine des SCI) parce que je me suis aperçue qu’en fait cette femme, en accord avec son mari, c’étaient des spoliateurs. Et comme moi, je ne suis pas décidée à me faire spolier, j’ai fait en sorte que tout s’arrête. Quand mon mari veut de l’argent, c’est à moi qu’il soit s’adresser. »
[Martine, PDP 9]’ ‘« […] Il m’a déjà fait des propositions. Il ne les met pas en vente mais il a contacté une société immobilière. Alors, l’autre jour, il m’a demandé si le prix convenait. Je lui ai répondu qu’il me conviendrait quand je signerais. Mais comme on est 2 contre 2 pour les signatures. Je ne suis pas folle parce que si on signe, on nous donne de l’argent. Alors, c’est bien qu’on nous donne de l’argent mais on dilapide tout. En ce moment, il veut dilapider »
Q – Et qu’est-ce que vous comptez faire ?
« Je compte déjà ne jamais donner ma signature pour qu’il vende. Vous vous rendez compte, ça représente je ne sais pas combien de millions de francs. Si on bouffe tout, qu’est-ce qui va rester aux enfants ? Moi, je veux que le patrimoine revienne à mes enfants. J’ai mes enfants mais en plus des petits-enfants. Je veux qu’ils profitent de mes affaires »
[Martine, PDP 9]’

« Etre deux contre deux pour les signatures ». Au même titre que les deux SCI, tout le patrimoine conjugal est neutralisé en raison de l’enclenchement de la procédure de divorce. Les assemblées générales annuelles se déroulent chez leur ancien conseiller juridique. Si Martine est toujours accompagnée de son avocate, ses enfants, signe de déni, ne prennent même pas la peine de se déplacer, signant des procurations à leurs parents représentants respectifs. Pendant longtemps, la participation de Martine à la vie patrimoniale a été très réduite 764 . Aujourd’hui, elle tient sa revanche et son implication tient autant à la méfiance qu’elle voue désormais à son mari qu’à son désir de protéger un patrimoine auquel elle s’identifie de plus en plus. Il faut qu’il obtienne son accord. Après qu’il ait « fait ses lois » pendant longtemps, c’est à son tour de prendre l’ascendant. Les seuls contacts qu’ils entretiennent encore ont lieu dans les cabinets des avocats ou devant le juge.

En vertu de son statut de gérant majoritaire, son mari devrait recevoir le gros des revenus locatifs. Auparavant, il les rapportait dans la corbeille familiale et distribuait les dividendes à son épouse et à ses deux enfants. En parcourant les documents sociétaires archivés des deux SCI, nous avons vu que le résultat de la première SCI pour l’année 1996 s’élevait à 228 000 francs et pour la seconde SCI, la même année, à 411 000 francs, soit au vu de l’affectation des parts 119 000 et 242 500 francs pour le mari, 109 000 et 4 100 francs pour Martine, 10 000 et 82 000 francs pour le fils, 82 000 francs pour la fille. En ouvrant une procédure de divorce, Martine prend le risque de pas pouvoir user de cet argent, ce qui ne lui pose pas de problème particulier à l’inverse de son mari, demandeur de sa part séquestrée et de la vente des biens. Conformément à son vœu, elle est par là-même assurée de voir son mari éloigné – provisoirement – de cette coquette somme.

‘« Pour l’instant tout est bloqué. Il faut que je vous explique cette histoire. Mes enfants payent des impôts alors qu’on ne touche pas de dividendes. Ils payent des impôts et leur père leur donne de l’argent pour qu’ils les payent ! Ils ne touchent pas l’argent des loyers et moi non plus d’ailleurs. C’est tout sur un compte »
R – Le compte des SCI ?
« Oui. Alors il y a deux comptes puisqu’il y a deux SCI. Jusqu’à présent, il le gérait pas trop mal mais maintenant l’argent est bloqué et c’est pour ça qu’il veut vendre… Aujourd’hui, il ne peut rien récupérer. S’il prend 10 000 francs, ilfaut qu’il m’en donne autant. »
Q – Mais actuellement il peut sortir de l’argent ?
« J’espère bien que non ! Je vais être franche, s’il y a n’importe quelle falsification, je le fous sous tutelle. Il le sait très bien. C’est donnant-donnant. »
[Martine, PDP 9]’

Le patrimoine sociétaire fait l’objet d’âpres rivalités conjugales. La récupération est un objectif recherché pour l’un comme pour l’autre. Si le mari souhaite jouir des fruits de la vente pour assumer son train de vie, Martine, elle, souhaite ne pas voir ses enfants renoncer à leur héritage. D’un côté, nous avons affaire à une stratégie égoïste produite par la situation, de l’autre une stratégie altruiste consolidée par cette même situation. Comme elle le souligne, elle a « toujours voulu donner » alors que son mari s’est rétracté. Dans cette optique, elle guette la moindre incartade de son mari et menace de le faire mettre sous tutelle – victime d’un grave accident cardiaque il y a quelques années, son mari reste fragile. Sa stratégie est par conséquent juridique et judiciaire alors que son mari mobilise d’autres artifices comme le détournement du courrier destiné aux SCI, la fuite de l’appartement conjugal avec toutes les archives, les propositions de rachat réitérées, la prise de conseil « en douce » auprès d’une société immobilière, des pressions téléphoniques, etc. Ils se rendent coup pour coup et le « donnant-donnant » prédomine.

En fin de compte, Martine réclame sa part du gâteau et celle revenant de droit et moralement à ses enfants 765 . Avec du recul, cette part est considérée comme un dû, dans la mesure où elle a assisté son mari durant quarante ans. Dit autrement, elle pense qu’il a une dette envers elle qu’il doit honorer et, pour ce faire, il serait bien inspiré de ne pas trop en faire. Les usines détenues par le canal sociétaire, en dehors de leur grande valeur marchande, présentent une forte valeur symbolique. Elle le claironne tout haut, avec une vigueur teintée de nostalgie, les biens sociétaires sont, selon un processus de personnification, « un peu à elle » ou ses « bébés ».

Notes
764.

Petite mais utile parenthèse. Notre passage au Greffe en tant que salarié nous a permis de prendre consience, occasionnellement, de la situation complexe d’épouses lésées ou abusées par des maris « indélicats ». En procédure de divorce, certaines venaient au Greffe accompagnées de leurs avocats afin de collecter des informations sur les sociétés de leurs époux. La plupart désiraient savoir si elles étaient bel et bien associées dans ces sociétés, si elles avaient des parts, si elles n’avaient pas signé des actes à leur insu, sans savoir. Cette ignorance constatée valide non seulement l’hypothèse d’un autorité individuelle, mais aussi celle d’un excès de confiance pénalisant – une confiance aveugle. Pendant des années de vie commune, quand tout allait bien, l’insouciance était presque une règle, sous prétexte que le mari agissait au mieux des intérêts patrimoniaux du couple. Le réveil est parfois difficile !

765.

Pour Jean-Claude KAUFMANN, l’insatisfaction conjugale entraîne une « évaluation des dettes ». En cas de conflit, au don succède la dette ; les règlements de comptes sont aussi des règlements comptables partiels et partiaux. Il ajoute qu’« une majorité de conflit se forme par révélation brusque de l’inacceptabilité des manières de faire du conjoint ». Les identités individuelles refont surface. Mais dans le cas de Martine la défection n’est pas secrète mais plutôt « bruyante » . Cf. Sociologie du couple, op. cit., p. 108 sq.