Des médecins mégalomanes. Crise de croyance et crise de confiance

Pour conclure cette section, nous ferons le récit d’une autre histoire de fracture relationnelle, retracée par un avocat spécialisé en droit de l’immobilier et des sociétés [PRAT 16]. Arrivant au bout du processus conflictuel – i.e. son règlement judiciaire –, celui-ci a été sollicité par le liquidateur judiciaire chargé du dossier pour faire la lumière sur les tenants et les aboutissants de cette longue et pénible affaire et pour faire l’interface avec le Tribunal de Grande Instance de Lyon, précisément avec la magistrate chargée des litiges et des faillites touchant les groupements civils. Cette chronique commentée nous permettra d’accomplir une synthèse des différents éléments analytiques déjà examinés depuis le début du chapitre.

A l’aube des années 1990, quatre médecins réputés sur la place de Lyon décidèrent de se lancer dans un grand projet de construction immobilière, visant à implanter sur la commune de Caluire, dans un beau domaine surplombant la Saône, un nouveau centre médical pluridisciplinaire moderne et plutôt luxueux. Tout en succombant à une mode mariant la santé et le luxe, ces praticiens, issus des milieux médicaux et paramédicaux, eurent dans l’idée d’offrir à la région lyonnaise un équipement privé attractif et, ce faisant, de combler un vide en la matière.

Pour atteindre leur objectif, le noyau des praticiens, déjà associés au sein d’une SARL, envisagea de recruter de nouveaux et nombreux confrères. Après avoir réussi à en attirer sans mal une cinquantaine, ils choisirent de constituer une SCI pour concrétiser le fort investissement financier représenté par une installation à Caluire. D’après l’avocat, les motifs du montage sont au nombre de trois et à dire vrai assez ordinaires : réaliser un placement patrimonial personnel, s’assurer une source de revenus complémentaires et matérialiser un développement matériel et symbolique plus qu’intéressant de leur activité professionnelle (cf. supra, chapitre 5, § 5.4). Le montage effectué fut à l’image de la plupart des montages à l’œuvre dans le monde de l’entreprise, orientés autour d’un cloisonnement des patrimoines privé (SCI) et professionnel (SARL ou SA). Entre parenthèses, le choix de Caluire ne releva pas du hasard puisque cette commune « résidentielle » présente, à l’époque, de très belles perspectives de valorisation économique et sociale. Même si chaque praticien trouva un intérêt patrimonial personnel au montage sociétaire, nous ne pouvons pas dire que cette SCI fut une structure fermée. Les relations inter-associés y furent moins familières qu’utilitaires. Ainsi que le formalisa le projet initial, l’opération fut à capital ouvert, c’est-à-dire suspendue à une dynamique des appels de fonds ou des souscriptions progressives. Derrière l’image usitée du pot commun, se dégage une sorte de système de copropriété de parts de SCI.

Nonobstant le nombre élevé des associés réunis, la SCI resta dominée, sur le plan capitalistique et politique, par le noyau des quatre fondateurs. Associés égalitaires de la SARL, ils firent en sorte que cette société commerciale détienne plus du tiers des parts de la SCI. Selon l’avocat interrogé, un fossé commença par conséquent à se creuser entre « petits porteurs » et « gros porteurs ». Le nombre important d’associés, l’influence d’une clique, une ventilation déséquilibrée des droits sociétaires, constituent trois signes avant-coureurs d’une tension à venir.

En relatant grossièrement les prémices du montage, il faut garder à l’esprit que la SCI fut conçue pour la réalisation effective du centre de santé. La recherche des fonds financiers, représentant au passage plusieurs dizaines de millions de francs, et la création corrélative du support sociétaire précédèrent – à tort, comme nous le verrons ensuite – l’évaluation de la faisabilité du projet. Si, comme nous l’a assuré l’avocat, les sommes furent bien récoltées et déposées en banque, de gros emprunts accordés par un pool bancaire, le complexe médical ne sortit en revanche jamais de terre. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet échec : des études techniques mal établies, sachant en outre que celles-ci avaient été confiées à des sociétés placées sous la férule des quatre initiateurs du projet ; une « inconscience » des dirigeants bancaires qui, emballés par le projet et connaissant la réputation des praticiens, « ont prêté aveuglément » ; une mauvaise gestion d’ensemble, même si l’idée était louable et le montage sociétaire viable ; l’« utopie » et l’excès de confiance et/ou d’enthousiasme des instigateurs du projet qui ont perdu le sens des réalités. Ces trois autres signes avant-coureurs de tensions ne doivent cependant pas nous faire perdre de vue un autre phénomène important : le contexte historico-économique de l’opération, à savoir le rapprochement de la crise de l’immobilier après l’euphorie de la fin des années 1980. Les raisons du naufrage doivent donc simultanément être recherchées du côté d’attitudes individuelles subjectives et de contraintes socio-économique objectives.

Sans être trop fataliste, ce qui devait arriver, arriva. Dans la foulée des défaillances gestionnaires pointées par l’avocat – l’avocat « rapporteur » remplace ici l’avocat « chirurgien » (cf. supra, chapitre 8, § 8.1) – les tensions entre les associés s’accentuèrent et dérivèrent en conflit ouvert. Le groupe explosa et implosa tout à la fois. Les affrontements entre certains associés firent « tache d’huile » ; le mécontentement et les heurts se répandirent, engendrant du coup une situation conflictuelle généralisée. D’ailleurs, eu égard aux fonds engloutis, la SARL fut mise en liquidation judiciaire par le Tribunal de Commerce. La SCI connut un sort identique dans la mesure où le Tribunal de Grande Instance prononça le même jugement après quelques rebondissements. Loin d’avoir connu son épilogue, cette affaire vit certains des néo-associés attaquer les fondateurs pour escroquerie et abus de confiance, entretenant un peu plus le climat de règlement de comptes. Durant ses investigations – à la demande du liquidateur judiciaire qui lui demanda en 1999 de gérer le dossier d’assignation des organismes prêteurs –, l’avocat avait déjà pu déceler quelques problèmes inter-relationnels : ceux nés d’un sentiment de désinformation, ou d’une carence étrange dans le respect de l’indispensable droit à l’information des associés, ou encore ceux nés d’un rejet a posteriori de leur identité réelle d’associé. Au moment où l’entretien s’est déroulé (2002), les tribunaux civils traitaient toujours l’affaire et les nombreuses plaintes déposées. Pour autant, ce conflit ne demeura pas circonscrit à la simple sphère judiciaire. Au-delà des sanctions prévues par la loi, les têtes pensantes du projet subirent un lourd préjudice financier, professionnel et social. Pendant de longues semaines, l’affaire fit la une des gazettes locales.

Si nous reprenons les propos de l’avocat, cette affaire refléterait le défaut d’une bonne partie des professionnels médicaux : « l’omniscience ». Ce milieu se signalerait en effet à ses yeux par un fort penchant à l’absence de modestie, lui faisant dire qu’« ils pensent gérer leurs affaires comme le corps humain ». A l’instar d’un frange non négligeable de praticiens libéraux possédant des SCI, ils s’imaginèrent, par analogie, qu’il serait simple de gérer un montage regroupant plusieurs confrères associés, agissant a priori selon les mêmes mobiles. Aussi, chose incompréhensible, en dépit de l’ampleur du projet, se passèrent-ils des services d’un avocat ou d’un notaire pour le montage juridique, préférant recourir à un exemplaire de statuts-types enregistrés sous seing privé. De fait, le noyau des fondateurs put-il concevoir, à sa guise, les grandes lignes d’une stratégie (patrimoniale, financière, technique, politique) sans se préoccuper des réactions ultérieures des néo-associés. Cette attitude d’« accaparement », propre à des personnes animées par une certaine folie des grandeurs et beaucoup d’orgueil, traduit un net décalage entre des souhaits, des « rêves », et les incertitudes de la réalité. Tous les protagonistes de l’affaire, au premier rang desquels les banquiers, se sont laissé griser par un projet où le bon équilibre entre rationalité et émotion n’était pas au rendez-vous. C’est comme si leurs projections avaient entraîné leur dégringolade. L’intervention de l’avocat apparaît donc démystificatrice.

L’autre enseignement qu’il tire de son investigation se situe autour de la politique des organismes bancaires. Elle n’affecte pas directement les tensions entre associés mais mérite d’être évoquée. Comment de tels établissement ont-ils pu se laissé piéger ? Deux hypothèses sont émises : d’une part un effet d’hysteresis de la période d’euphorie immobilière, avec anticipation des profits à venir, et d’autre part l’existence d’un réseau d’interconnaissance, d’une collusion entre le noyau des médecins et des responsables bancaires. La première hypothèse a une coloration économique, la seconde plus sociologique. Privilégions celle-ci. Le prêt de grosses sommes d’argent n’a pas uniquement été soumis aux solides garanties personnelles des emprunteurs. Il a fallu de surcroît que la confiance règne entre créanciers et débiteurs (cf. supra, chapitre 9, § 9.2). Ainsi, pouvons-nous envisager que les initiateurs du projet immobilier avaient depuis assez longtemps leurs entrées dans les banques, qu’ils entretenaient avec eux – ce qu’a laissé entendre l’avocat – des relations extra-professionnelles peu ou prou fréquentes. La réciprocité des intérêts est apparue évidente parce que d’un côté les banquiers ont tenté de fidéliser des clients aisés et de l’autre, ceux-ci ont su qu’ils pourraient bénéficier, quand le besoin s’en ferait sentir, d’un appréciable « filon » financier.

Cette hypothèse nous semble valable à l’aune d’un fait rapporté par l’avocat. Avant que les quatre fondateurs ne mettent leur projet en route, ils exerçaient ensemble à l’intérieur d’un cabinet libéral installé dans un immeuble prestigieux du centre-ville lyonnais. Bien que leur position sociale et leurs revenus leur aient permis de s’offrir une adresse fonctionnelle et clinquante, l’avocat s’est dit étonné de cette onéreuse élection de domicile professionnelle. En sondant, lors de son enquête, des cadres bancaires et quelques associés de la SCI, il a appris que la banque de la SARL payait le loyer à la SCI. Par-delà une relation privilégiée entre la banque et ses clients, l’avocat flaire une pratique « douteuse ». Elle n’est pas une simple péripétie mais atteste bien d’une connivence. Si nous dépassons le sentiment de doute planant sur la nature des relations nouées, nous pouvons, avec prudence, parler de la mise en branle d’un système. Partant, la responsabilité du pool bancaire dans l’amorce et la chute du projet lui semble de plus en plus plausible. Pour l’avocat, si les banques ont prêté sans regarder ni compter, c’est que certains de leurs dirigeants locaux avaient des intérêts dans l’affaire et avaient, de ce fait, incité les médecins à se lancer dans l’aventure. Etant donné que l’affaire courait toujours, au moment de l’entretien, devant les tribunaux, l’avocat n’a pu divulguer plus de preuves matérielles de la responsabilité du pool bancaire. Malgré ses mandats judiciaires, il n’a jamais pu, à sa grande surprise, mettre la main sur le dossier de financement du projet, les instances dirigeantes des banques en cause déclarant l’avoir « égaré ».

En poursuivant sur le thème du système, nous pouvons penser que l’influence et les accointances du noyau des fondateurs ne se sont pas bornées aux seuls organismes bancaires. Dans sa chronique analysée de la conduite de l’opération, l’avocat s’est aperçu qu’il avait mandaté pour l’étude technique un cabinet peu scrupuleux. En d’autres termes, la société d’ingénieurs et de techniciens était aussi sous sa coupe. Sans aller jusqu’à parler de techniciens fantoches, nous pouvons imaginer qu’ils se sont pliés, contre des honoraires alléchants, à ses exigences. A tous ses étages, l’affaire est marquée par les questions de l’influence et de la confiance.

Une grande partie de l’analyse proposée par l’avocat se construit sur le jeu réciproque entre intérêt et confiance ou rationalité et socialité. L’arrière-plan de l’histoire est bien à notre sens la recherche d’intérêts personnels agrégés déviés par un projet de grande envergure, à première vue collectif ; le projet incarne un aboutissement. Confrontés aux « vues utopiques » et à l’exaltation de quelques médecins renommés, une myriade d’associés a adhéré sans réserve au projet et a accordé sa confiance à des confrères a priori au-dessus de tout soupçon. En accordant leur confiance, ils n’ont pas seulement engagé de fortes sommes d’argent – souvent le fruit d’années de travail – mais aussi une partie d’eux mêmes, de leur identité. Nous pensons à ce sujet que la demande de réparation en justice est autant, si ce n’est davantage, morale que financière. En effet, il s’agissait, vu de l’extérieur, d’un projet et d’espoirs d’une aventure collective qui se sont retrouvé profondément déçus. La lenteur et la longueur des procédures entamées ont d’ailleurs eu tendance à faire perdurer ce sentiment de déception, de duperie et de perte d’une partie de soi.

L’avocat infère un « abus de crédulité », sachant que la justice a condamné l’un des initiateurs pour escroquerie et abus de confiance. Articulant son analyse autour d’éléments recueillis pendant plusieurs mois, il porte un jugement sévère. De notre point de vue, nous analyserions plutôt ce qui s’est produit comme une crise du système qui est en fait une crise de croyance, ébauchant elle-même les contours d’une crise de confiance et d’influence : croyance en un « projet fou » ; croyance (illusion) des fondateurs dans leur système ; croyance et confiance des associés, du moins au début, dans la réputation et la moralité des fondateurs ; croyance (intéressée) des banques dans le projet et, vice-versa, des fondateurs dans les banques.

Jon Elster affirme que l’intérêt, l’émotion et les normes sociales sont les trois moteurs des conduites humaines 766 . A la lumière des éléments présentés par l’avocat, ces trois mobiles surgissent à différents moments. L’« utopie » et le « rêve », générateurs d’enthousiasme, renverraient à la dimension émotionnelle de l’action, de même que le fait de se retrouver en justice face à des événements douloureux suscite des réactions peu objectives ou peu concentrées sur la déconstruction raisonnée du système. La quête d’un développement professionnel, de profits de distinction et de compléments patrimoniaux intègreraient la dimension utilitaire. Enfin, la mise en place et l’entretien supposé (durée, sociabilités, apprentissage mutuel) d’un réseau ou d’un système relationnel plus ou moins occulte, nourri par l’influence, la croyance et la confiance, relèveraient de la dimension socio-normative, notamment au travers de quatre déclinaisons : les normes de réciprocité, les normes de coopération, les normes économiques financières, les normes d’étiquette ou de prestige social. Cette dernière représentation permettant de ne pas isoler la dimension rationnelle de la dimension socio-normative.

En définitive, en reprenant l’idée-force de notre entretien avec une juge du Tribunal de Grande Instance (cf. supra, chapitre 7, § 7.1), nous considérons que l’ignorance des obligations et des risques inhérents aux montages sociétaires procède également d’une illusion entretenue. Celle-ci peut produire le cas échéant une trop grande confiance, ou fides implicita, dans un groupe d’associés, ce qui gèle toute prise de conscience des dangers potentiels. Sans tomber dans une espèce de déterminisme définitif, la dynamique de l’échec rôde, chaque protagoniste associé pouvant être absorbé par un système qui le dépasse. L’indifférence, l’apathie, l’ignorance, une confiance aveugle peuvent, quand elles ne sont pas rectifiées ou atténuées, mener au conflit relationnel.

Notes
766.

Cf. Jon ELSTER, « Rationalité et normes sociales : un modèle pluridisciplinaire » in Louis-André GERARD-VARET et Jean-Claude PASSERON (dir.), Le modèle et l’enquête, op. cit..