Bilan et enseignements du parcours dans l’univers sociétaire

Tout en décryptant et démontant, à la manière sociologique, les rouages du mécanisme sociétaire, en allouant à la SCI le double statut de technique et d’information, nous avons tenté de répondre à deux questions principales. D’abord que le recours sociétaire est un marqueur du processus (protéiforme) de professionnalisation des propriétaires immobiliers et de la gestion patrimoniale privés. Ensuite, que ce même recours permet de rendre raison de la force du phénomène de pluralisme juridique ou d’internormativité, en d’autres termes des intersections –hybridations ou acculturations – entre normes légales, normes infra-juridiques, normes morales et éthiques, rationalités, habitudes, coutumes et traditions. Les unes et les autres ne peuvent être totalement cloisonnées, quand bien même l’une de ces séries normatives et axiologiques puisse nettement ressortir du lot. Porteurs de parts et praticiens sont tous deux concernés. Aussi, l’intérêt de notre travail a-t-il résidé dans la mise en perspective des concepts de processus, rationalités, identités et réseaux. Le sous-titre de la thèse en fait foi. Pour ce faire, notre démarche a été hypothético-inductive. Nous nous sommes ingénié à combiner les niveaux d’observation macroscopique et microscopique, c’est-à-dire à resituer des actions, logiques et stratégies particulières dans des contextes socio-historiques (individuels et collectifs) plus larges, voir comment les deux s’ajustent et s’infléchissent mutuellement. La notion de scénarisation, dans ses diverses déclinaisons, (patrimoniale, technique, gestionnaire, contractuelle, relationnelle) nous a-t-elle paru, à cette fin, des plus utiles.

Comme le rappelle un notaire dans la conclusion de l’un ses ouvrages, la société civile patrimoniale fait partie de ces techniques juridico-financières, contractuelles, qui ont été redécouvertes pour le plus grand bonheur des catégories sociales aisées 768 . A charge aux praticiens, en faisant du neuf avec du vieux, de trouver les meilleures méthodes d’optimisation patrimoniale pour des clients autant mus par une angoisse de l’avenir, une double logique de précaution et de prévention, que par la volonté d’administrer, conserver et/ou transmettre leurs actifs acquis ou hérités. Techniques juridiques et économie (domestique, partenariale, de l’offre et de la demande) semblent ici se co-conditionner 769 .

Notre enquête a en partie mis en relief ce déterminisme catégoriel évoqué par ce spécialiste. Il est vrai que plus on possède d’argent et de patrimoine, plus on a tendance à s’entourer de conseillers qui vont peut-être suggérer à un moment donné un montage sociétaire. Sans oblitérer l’incidence de l’appartenance à une classe de revenus, d’âge et/ou générationnelle, nous avons davantage insisté sur un déterminisme relationnel. L’inscription dans des réseaux formels ou informels favorise la circulation de ou l’accès à l’information et la constitution d’un capital juridique. C’est ainsi que certains porteurs de parts acquièrent une richesse technique – des savoirs et savoir-faire – complémentaire de leur « richesse » financière ou patrimoniale. Celle-ci peut parfois les faire tomber dans un certain « fétichisme », la SCI devenant pour le coup un objet presque « magique ».

Ce sont également ces échanges interindividuels et ces ressources informationnelles qui vont les conduire, toutes choses égales, à investir dans telles ou telles portions de l’agglomération et, ainsi, participer, plus ou moins directement, à la division socioéconomique de l’espace urbain. Nous avons illustré à notre façon le recoupement entre géographie patrimoniale et géographie des outils juridiques.

Lorsque nous avançons l’idée de professionnalisation, c’est en premier lieu parce que les porteurs de parts peuvent convertir les contraintes matérielles et existentielles qui pèsent sur eux en motifs d’action. Logiques patrimoniales et cultures projectives prennent corps. En sus des histoires familiales, conjugales, amicales, professionnelles, financières singulières qui les caractérisent, leurs carrières socio-juridiques s’incarnent dans ce potentiel créatif et s’en nourrissent. Ils ont conscience que la préservation de leur liberté est à ce prix. Cela étant, tous ne créent pas des SCI en vertu d’une inexorable rationalité instrumentale. Il existe des porteurs de parts qui, au regret des praticiens les plus « scientifiques », succombent à des modes, à des réflexes mondains, à un panurgisme ou encore à des émotions. Ce qui nous amène à penser que les raisons socio-symboliques et psychologiques ont aussi leur place dans l’analyse, à côté des raisons exclusivement juridico-économiques, à dominante fiscale. Le droit et à la gestion du patrimoine auraient à notre sens beaucoup à gagner à plus se servir d’explications sociologiques et anthropologiques. C’est du moins ce que nous a inspiré une bonne partie des entretiens.

L’entrée en termes de professionnalisation a appuyé notre incursion dans le champ des définitions socio-identitaires. Eu égard à leurs expériences, représentations, sentiments et stratégies, nombre de porteurs de parts vont poursuivre leur carrière en s’occupant eux mêmes de la gestion de leur patrimoine. Ils développent un sens de l’orientation en situation ou petit à petit. Ils (re)deviennent des acteurs à part entière de leurs projets. Il arrive dans cette veine, par un processus d’acculturation, que des porteurs de parts considèrent leur patrimoine familial comme une affaire commerciale. Soit, faute de temps et de patience, ils jouent le jeu de la procuration et de la confiance en mandant un temps des praticiens, soit ils s’en affranchissent dès le début, optant pour l’autogestion, guidés par des raisons marchandes, morales ou bien encore parce qu’ils ont de mauvais souvenirs.

Pour l’examen des relations interprofessionnelles propres aux praticiens, les données du problème sont un peu identiques. Placés sur un marché très concurrentiel, les praticiens, malgré la spécificité de leurs rôles et de leurs missions, ne peuvent s’isoler. Évidemment, ils doivent faire valoir leurs compétences mais l’époque est à la transversalité, à l’échange des savoirs et des procédés, à la prescription. D’aucuns choisissent des partenariats formels et formalisés, d’autres croient aux sociabilités, à la réciprocité et aux contrats tacites. Dans les deux cas, ces interrelations n’ont d’autre but que d’amortir les chocs d’un processus de déprofessionnalisation ou d’empiètement territorial, corollaire de la marchandisation contemporaine du droit. Chacun défend ses arguments et ne lésine pas sur les jugements de valeurs. La juridicisation des relations interprofessionnelles n’écarte pas la diffusion de principes de pensée et d’action moraux.

La majeure partie de notre propos s’est orientée autour de la relation entre porteurs de parts, praticiens et instances socialisatrices, des passerelles existantes entre écriture et oralité. La confiance en ces personnes ou réseaux, selon son degré de simulation (contractualisation) ou de réalité, gage de la bonne transmission des informations, de la consignation correcte des projets et d’une réussite des stratégies conçues. La compétence, la fiabilité, la réputation, l’interactivité et le dévouement, vecteurs de dégrisement, sont les axes centraux des stratégies pédagogiques et des stratégies d’influence déployées par les praticiens. Des couacs dans la communication peuvent entraîner une perte de confiance et inciter les porteurs de parts à « réactiver » leur inventivité. Dès lors, cette dernière devient vraiment partagée. Ils deviennent à leur tour des experts, des amateurs éclairés ou des semi-professionnels plus ou moins satisfaits, mais prenant leurs responsabilités, reprenant leur liberté.

Créatifs et professionnels les porteurs de parts ? Cela dépend du crédit qui est accordé à leurs modes de faire. Leur rapport pratique et idéel – légaliste ou laxiste – aux obligations formalistes nous aide à répondre ou non par l’affirmative. Il en va de même pour leurs représentations de la dématérialisation immobilière ou de l’artifice technique. Amère pilule pour certains, qui conduit à l’auto-disqualification et à l’aboulie ; géniale aubaine pour d’autres, qui consolide ou affine leurs plans. La réalité juridique et leur opinio juris sont mis à l’épreuve et quelquefois reconstruits. Rien n’est statique. En fonction des situations passées ou présentes, leur respect formaliste peut se transformer en irrespect et vice-versa. Dans le premier cas, les contraintes événementielles, leur rejet d’un trop fort interventionnisme administratif, font leur œuvre ; dans le second, ce sont des choix tactiques et des « coups de gueule » peu ou prou violents.

Le regard porté sur les principes d’organisation socio-juridique des groupes de porteurs de parts associés et sur les turbulences qu’ils peuvent vivre nous a permis de mieux saisir les forces et les limites des processus conjugués de professionnalisation, scénarisation et juridicisation. Les clauses contractuelles ou statutaires peuvent offrir aux porteurs de parts qui en sont à l’origine ou les principaux bénéficiaires les moyens concrets de leurs ambitions. Elles sont au service de leurs projets patrimoniaux et de leurs stratégies tant économiques que politiques. Pourtant, afin que l’édifice sociétaire et communautaire reste droit, ces manipulations contractuelles ne suffisent pas. Il faut savoir s’entourer des bons associés, ceux qui feront le moins de vagues. Les membres familiaux sont a priori les mieux disposés. De surcroît, il faut que la discussion, la négociation, la sincérité, la loyauté, la transparence et la moralité ne soient pas des nuages de fumée ou des paroles en l’air. Quand certains porteurs de parts associés n’adhèrent plus au projet défini, veulent affirmer leurs droits et/ou sortir, parce qu’ils se sentent prisonniers, dénoncer l’autorité d’un seul ou d’une oligarchie, ils mettent plus ou moins volontairement l’accent sur une fiction collective et une illusion contractuelle. Leur révolte démontre les effets pervers de la sécurité juridique recherchée. La déception mène à la défection (résiliation contractuelle, cassure groupale), a fortiori quand leurs revendications demeurent sans résonance. Derrière des humeurs ponctuelles, peuvent se cacher des enjeux identitaires bien plus profonds et anciens. Même si le droit sociétaire les dessert, ils ne capitulent pas. Ils en appellent à la justice des hommes et remettent au cœur du débat le respect de règles de conduite (éthiques) qui ont été galvaudées.

Notes
768.

Cf. Axel DEPONDT, Les sociétés civiles de famille dans la gestion du patrimoine, op. cit., p. 283-286. Les techniques dont il parle sont l’emphytéose (bail à très long terme conférant au preneur un droit réel, susceptible d’hypothèque), l’antichrèse (sûreté réelle permettant au créancier d’entrer en possession d’un immeuble du débiteur et d’en percevoir les fruits jusqu’à extinction de la dette), le commodat (prêt à usage), les dons manuels formels, le quasi usufruit, le legs de residuo, etc.

769.

Dans l’une de leurs études, Michel PINCON et Monique PINCON-CHARLOT montrent que pour assouvir leurs stratégies patrimoniales familiales, tournées vers la transmission, certains grands patrons français usent de montages juridico-financiers sophistiqués, dont des holdings et des donations-partages. Cf. Nouveaux patrons, nouvelles dynasties, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 143-161.