L’excès de normalité, un caractère pathologique ?

« La nature, écrivait William Harvey au XVIIIème siècle, n’est jamais plus manifestement disposée à nous dévoiler ses mystères les plus secrets que chaque fois qu’elle nous montre des traces de ses œuvres qui s’écartent de sentiers battus. »
Oliver SACKS Un anthropologue sur Mars, 1995.

Qu’est-ce qu’un individu au comportement normal ?

Une définition d’ordre sociale pourrait être la suivante : une personne vivant selon les règles, les normes établies au sein de la société, un individu qui ne cherche pas à défier les lois et l’autorité.

Imaginons une personne assimilée à cette définition, suivant correctement les lois et les règles de sa société. Dans l’objectif d’un certain confort psychologique personnel, elle se définirait tout de même d’autres contraintes sociales afin de se protéger et de mieux maîtriser les éventuels déviances et obstacles offerts par les événements de la vie. D’une certaine manière, c’est ce que tout un chacun semble employer de façon plus ou moins intense en vue d’établir certains repères et une certaine adaptation sociale.

Une définition du concept de normalité pourrait s’inspirer des travaux de Georges Canguilhem, présentés dans sa thèse Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943). Canguilhem remet en question le concept de Auguste Comte et Claude Bernard qui définissaient la distinction entre le normal et le pathologique en référence à une base de valeur d’ordre quantitative. La valeur qualitative de l’être humain était délaissée. Ils omettaient l’idée qu’un comportement normal ne s’analysait pas uniquement sur une présence ou une absence mais aussi par le biais de la relation à autrui.

En référence à notre exemple de comportement que nous pourrions qualifier d’« auto-normé », une présence trop intense de ce comportement entraînerait une recherche d’un cadrage extrême de la vie. Il se serait instauré dans un contexte de crainte, d’effroi même, de toute chose non maîtrisable ou non prévue par soi. Les individus porteurs de ce comportement seraient dans une forme de pathologie de l’appréhension de tout ce qui provient de l’extérieur.

Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, l’environnement nécessite de notre part une adaptation. Ce qui entraîne une acceptation de la perte d’une partie de soi pour introjecter cet extérieur – étranger. C’est a minima la conséquence logique de l’adaptation sociale, mais il existe différents degrés de comportement.

Ce type de comportement s’installe généralement à la suite d’une atteinte du domaine de l’affectif. Le sujet, en cherchant à se défendre, ne trouverait pas d’autres moyens que la mise en place d’une barrière contre cet effet à risques traumatiques par une rationalisation excessive des événements de vie. La variabilité de ce genre de réaction peut se représenter sur une échelle allant d’une utilisation occasionnelle (par exemple lorsque le sujet ne trouve pas de moyen de projection suffisamment recevable de ses angoisses) à une prédisposition pathologique. Ce comportement « supra-normalisé » s’installerait en termes de barrière défensive établie afin de contrer tout événement extérieur apparemment non maîtrisable et non gérable par le sujet. Dans ce dernier cas, les sujets n’auraient pas trouvé d’autres moyens d’actions disponibles que celui décrit ci-dessus. Parmi les personnalités pathologiques porteuses de ce type de trouble, nous retrouvons les névrotiques, les paranoïaques, les états-limites, les psychotiques…, chacune utilisant ce comportement en fonction d’une personnalité en manque d’outils défensifs adéquats pour affronter l’élément perturbateur et de l’intensité de sa fragilité ainsi constituée (cf. le concept de vulnérabilité à la pathologie présenté dans la partie précédente).

Montassut (1925) parle de personnalités « psychorigides » dans sa description de la « constitution paranoïaque ». Ce terme de « psychorigidité » définit la rigidité de ces personnes à un niveau à la fois psychique et moteur.

Les personnalités paranoïaques sont un bon exemple de cette difficulté de délimitation entre le normal et le pathologique. Chez les paranoïaques, les troubles ne sont pas aisément repérables avant l’installation totale du syndrome. Parmi les signes pathologiques nous retrouvons, comme le cite Montassut (1925), les quatre signes cardinaux suivants : la surestimation pathologique de soi, la méfiance, la fausseté du jugement et l’inadaptabilité sociale, avec au centre du carré cette « psychorigidité ». Ces symptômes sont présents de manière relativement minime avant l’installation totale de la pathologie. La future personne paranoïaque est généralement perçue comme « normale » ou peu gênante dans son comportement social. Montassut situe les signes accessoires nécessaires au dépistage dans le « comportement psychologique normal ». Dans ces types de personnalités, nous retrouvons les autodidactes (rencontrés chez certains « grands intellectuels »), les personnes avec un grand sens de l’honneur (sous lequel peuvent se déclencher des excès de susceptibilité) mais également les « idéalistes passionnés », selon l’expression de Dide (1922), qui présentent des comportements de libre expression de soi-même. La distinction avec le « tout normal » se situerait au niveau de l’hypertrophie du moi de ces sujets avec qui les échanges communicationnels se limiteraient à des références « quasi-intuitives », « quasi-obsessionnelles », ne provenant d’aucune organisation établie. Le cas du Président Schreber (Freud, 1991) est un exemple de la littérature psychopathologique illustrant bien ce type de personnalités « d’hommes forts », de gens de caractère, retrouvées chez les fondateurs de sectes ou les militants d’un mouvement révolutionnaire, les chefs d’entreprise, les conquérants, les chefs d’Etat…

Le névrosé obsessionnel, dans sa lutte contre ses angoisses, adopte également ce comportement compulsif de contrôle et de domination de ses imagos. Son souci obsessionnel de vérifier sans cesse et d’expulser ce qu’il considère être « une erreur criminelle » fait de lui une personnalité dans un excès de rigueur. La moindre faille à son comportement va entraîner, pour sa pensée, un malheur. Il est alors dans une contrainte constante d’un comportement précis, « normé » selon ses propres prérogatives.

Ces individus utilisent de façon extrême le concept d’homéostasie comme moyen défensif contre un trouble ou une perturbation toute aussi extrême. La norme offre une stabilité, une absence de mouvement, de risque contre l’inattendu, la norme offre une sécurité.

Cette tendance à l’immuabilité, aux rituels, aux comportements obsessionnels, fait partie des symptômes essentiels au syndrome de l’Autisme Infantile. Sommes-nous, en ce qui concerne les troubles autistiques, dans des mécanismes identiques aux personnalités « psychorigides », névrotiques, ou psychotiques présentées précédemment ? Si oui, quels sont les mécanismes en jeu nécessaires au développement d’une pathologie précise ?