Le positif de l’anormalité

Certains événements peuvent être vécus comme traumatisants et avoir des conséquences diverses. La première conséquence à laquelle il est habituel de penser est le développement d’un état pathologique dû à un malaise psychique, à une incapacité à affronter et à dépasser ce souvenir à risques traumatiques.

Cependant, chez certaines personnes, il existe une autre forme de réaction : la « résilience ».

Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, éthologue et psychanalyste travaille sur ce concept depuis une dizaine d’années. Le terme de résilience vient de la physique et définit l’aptitude à résister à des fortes pressions. Appliqué à la psychologie il signifie :

‘« La capacité, pour une personne confrontée à des événements très graves, de mettre en jeu des mécanismes de défense lui permettant de tenir le coup, voire de ‘rebondir’ en tirant profit de son malheur. » (Vincent, 2003)’

Ce concept a été créé par Emmy Werner dans les années 50. Elle travaillait à Hawaï auprès des enfants des rues. Elle a entamé une étude sur 200 tout-petits, sans structures ni famille, vivant dans des circonstances épouvantables et se laissant mourir par carence affective. Elle les a revus tous les six mois pendant trente ans. Dans les années 80, elle a publié ses conclusions qui révélaient que 28 % d’entre eux, a priori condamnés, ont appris à lire et à écrire, acquis un métier et fondé une famille. Cette étude a été le point de départ de travaux de recherches sur les capacités de certaines personnes à dépasser le vécu d’événements ressentis comme traumatisants.

Boris Cyrulnik (1994, 2002) a poursuivi ces études en ouvrant la voie vers l’importance de l’expression créative. Il a découvert que les personnes qui accédaient à cette défense par la résilience étaient celles qui étaient passées par des activités sportives, artistiques ou qui s’étaient appuyées sur des rencontres déterminantes. La créativité est le mode d’expression compensatoire d’un individu qui ne sait pas exprimer son vécu ou son ressenti. C’est une défense adaptative contre un effet perturbateur au développement psychique. Ce concept de créativité est à prendre à un niveau relativement large. Il va du dessin à l’expression corporelle en passant par l’écriture. Il y a une recherche de mise en image d’une pulsion qui n’a pas de forme.

De nombreux « génies » de la littérature ou de l’art ayant eu des vécus difficiles ont pu soulager leurs souffrances grâce à ce biais créatif. Parmi les exemples connus, nous pouvons citer celui de Marcel Proust qui, enfant chétif, sensible et souffrant des bronches, est pris vers l’âge de 10 ans d’une très grave crise d’asthme. Cette crise a été si violente que son père a cru qu’il allait mourir. Il est resté alors confiné dans sa chambre dans une solitude telle qu’il n’avait comme seules activités la lecture et l’écriture. Ses rencontres encourageantes ont été celles avec les aristocrates tenant salon, qui le fascinaient, et où il réussit à se faire accepter. Cependant, son attachement maladif pour sa mère, ses amours difficiles et la perte successive de deux des êtres les plus chers pour lui, l’ont à nouveau entraîné vers ce repli par le biais de la littérature. L’utilisation de l’écriture a été son principal outil défensif face à ces souffrances. Sa décharge somatique se retrouve d’ailleurs dans sa forme narrative. L’écho de son asthme est décrit par René Roussillon (1999) dans sa prosodie d’un « étouffement de type asthmatique ».

La souffrance de la solitude a également été connue de Jean-Paul Sartre (1964).

L’absence de jeux et de camaraderies a coûté à Proust et à Sartre les plaisirs offerts par l’enfance et le développement que ceux-ci permettent. Toutefois, grâce à ces processus créatifs, ils ont pu trouver des moyens considérés comme « non pathologiques » pour se défendre et dépasser leurs souffrances.

Nous pouvons alors nous demander si cette forme de soutien et de survie par l’expression, est-elle uniquement liée au contexte environnemental, c’est-à-dire aux rencontres supports-aidants, ou si une autre forme de prédisposition est également en action ?

Chaque personnalité possède ses propres réactions et ses propres défenses face aux souffrances de la vie et aux nécessités d’adaptations que nous demande notre environnement. Comment déterminer les conditions en jeu dans ces diverses formes d’évolutions, de développement « neuropsychique » pour reprendre le terme de Tustin (1981) ?

L’être « Normal » (au sens d’un excès de normalité) ne serait-il pas un individu dans une certaine platitude de son existence, de ses désirs, sans aucune créativité ou capacités d’adaptations « adéquates », sans aspiration et persécuté du fait d’innombrables mécanismes de défense qui l’empêchent de sortir d’un tracé idéal, autrement dit, ne serait-il pas un être à troubles autistiques ?

La « normalité » (cette fois-ci dans une acception plus élargie) ne serait-elle pas non pas l’image que l’autre nous demande d’avoir, mais une adéquation entre nos conflits internes suffisamment supportables et notre identité créatrice formée grâce à nos capacités d’affronter ces conflits. Ces conditions sont difficilement accessibles, non seulement aux personnes au diagnostic d’Autisme Infantile mais également à de nombreuses personnalités de type névrotique, état-limite ou psychotique.

La créativité ne serait-elle pas un mode de défense permettant d’échapper à un conflit sans avoir recours au développement de troubles autistiques ?

Les personnalités citées plus haut (dans la lignée de Rainman), qualifiées d’autistes, se seraient-elles véritablement dirigées vers un comportement de type autistique si elles n’avaient pas pu accéder à cet autre biais défensif qu’est la création (via les métiers de l’art) ? Cet « accès » serait défini en terme de rencontre mais également de capacités internes effectives.