Thierry ou le mythe de Narcisse

Thierry est un jeune garçon suivi de l’âge de quatre ans à l’âge de cinq ans et demi.

Il est le cadet d’une fratrie de deux. La grossesse s’était bien passée en comparaison à la première beaucoup plus difficile, la maman avait dû rester alitée pendant plusieurs mois. La sœur aînée est décrite comme très exigeante et exubérante avec un fort caractère.

Les parents décrivent le développement de Thierry comme normal jusqu’à ses 15 mois. Seule une bronchiolite est notée à un mois. Thierry a souri à 3 mois et a marché à 15 mois. C’est à ce moment-là que son évolution se serait détériorée. Alors qu’il possédait quelques jeux d’imitation tels que des marionnettes et qu’il avait commencé à dire « papa » et « maman », il aurait rapidement perdu ses acquis. Ses parents le qualifient alors « d’in-intimidable », d’instable. Ce n’est qu’à 2 ans et 3 mois que son langage aurait refait son apparition alors qu’il est aidé en orthophonie.

A cette période, les premières difficultés de Thierry et la survenue de graves problèmes de santé chez le père, font entrer la mère dans une phase dépressive.

Entre 2 ans et 2 ans et demi, Thierry change à nouveau. Après un temps de grande agitation, il se replie sur lui-même, perd son sourire ainsi que le langage nouvellement acquis et ne répond plus aux sollicitations de son entourage. Thierry est alors orienté vers un placement en centre de jour.

Après quelques temps passés avec Thierry en séances individuelles et groupales, son comportement nous a fait penser à l’image mythologique de Narcisse.

‘« Narcisse est un jeune homme qui suscite, de la part de nombreuses nymphes et jeunes filles, des passions auxquelles il reste insensible. A son tour la nymphe Echo en tombe amoureuse sans rien obtenir en retour. Désespérée, elle se retire dans la solitude, où elle perd l’appétit et maigrit ; de sa personne évanescente, il ne reste bientôt plus qu’une voix gémissante, qui répète les dernières syllabes des mots que l’on prononce. Pendant ce temps, les filles méprisées par Narcisse obtiennent de Némésis vengeance. Après une chasse par un jour très chaud, Narcisse se penche sur une source pour se désaltérer, aperçoit son image, si belle qu’il en devient amoureux. En symétrie avec Echo et son image sonore, Narcisse se détache du monde, ne faisant plus que se pencher sur son image visuelle et se laissant dépérir. Même au passage funèbre sur les eaux du Styx, il cherchera encore à distinguer ses propres traits. » (Ovide)’

La fascination de l’ensemble de l’équipe pour cet enfant à la fois si intriguant, si attirant et si distant était identique à celle évoquée dans le mythe de Narcisse. Cette citation décrit parfaitement l’image qu’il nous renvoyait et celle qu’il se renvoyait. Il avait une attitude à la fois hautaine et séductrice.

Thierry fait partie de ces enfants qui nous charment simplement par leur physique. Il était de ces autistes beaux, séduisants avec un regard hyperpénétrant et un sourire qu’il savait utiliser à bon escient (car très rare). La démarche de Thierry était droite, sérieuse et fière dans un comportement d’une totale indifférence vis-à-vis de son entourage. On aurait dit un prince déambulant dans son palais. Par cette attitude et son aspect mystérieux, il intriguait l’ensemble de l’équipe soignante.

Thierry ne parlait pas et pourtant tout le monde était persuadé qu’il savait parler. Aucune de ses capacités cognitives n’étaient également dévoilée et pourtant tous le percevaient comme un enfant intelligent. Est-ce ces enfants aussi charmeurs et mystérieux dans leurs attitudes qui ont créé le mythe de l’enfant autiste surdoué ?

Aucun membre de l’équipe ne souhaitait pour autant le qualifier d’Asperger. Ses facultés cognitives n’étant révélées, il restait du côté de l’Autisme Infantile.

Nos premières références au mythe de Narcisse se sont inspirées du comportement de Thierry face à son image et à ses émissions sonores.

Pour Anzieu (1995) cette légende marque la préséance du miroir sonore sur le miroir visuel. Si Thierry se comportait devant un miroir comme le fait Narcisse devant son reflet, le son qu’il émettait était lui aussi le miroir qui « ne renvoie au sujet que lui-même ».

La voix de Thierry était par moments monocorde, métallique ou rauque ; à d’autres moments, elle pouvait varier du très grave au très aiguë. Les rares sons émis n’avaient de valeur que pour lui-même, il ne les produisait pas à des fins communicationnelles.

En mettant Thierry devant un miroir, vous aviez droit à un spectacle alternant entre des grimaces et d’autres moments où il restait face à son image comme plongé dedans. Si quelqu’un essayait de le séparer de cette image, il fallait soit négocier longuement dans le calme, soit faire face à une colère relativement importante.

L’évolution de Thierry nous a permis de découvrir, en plus du son de sa voix, sa connaissance d’un certain vocabulaire, bien qu’il l’employait toujours à des fins non relationnelles (chants, monologues). Il a tout de même fait preuve d’un mode relationnel plus développé : il apprit à découvrir son environnement, la présence de l’autre et à la supporter. Il restait toutefois dans une grande indifférence vis-à-vis de son environnement. Lorsqu’une altercation avait lieu autour de lui entre plusieurs individus, il poursuivait aisément son activité comme si de rien n’était.

Nous avons également découvert quelques unes de ses capacités cognitives. Nous avons eu l’idée avec un infirmier de le mettre face à un ordinateur avec quelques activités de mémoire et de calculs : ses progrès ont été impressionnants. Il restait cependant démonstratif uniquement face à cet ordinateur qui ne lui demandait aucun retour relationnel.

A la fin de nos séances Thierry acceptait beaucoup mieux la relation. Il n’avait plus besoin de rituels de rencontre et paraissait même heureux de nos rendez-vous. Ses activités de contrôle obsessionnel de son environnement et d’alignement avaient bien diminuées mais il restait dans un mode très figé du jeu. Le faire-semblant commençait à faire son apparition mais uniquement après de grandes sollicitations de la part de son environnement.

Notre rencontre avec cet enfant a été très enrichissante et a été l’un des facteurs déclencheurs de cette intrigue sur la question de l’existence de pathologies autistiques.

La plupart des autres enfants rencontrés, porteurs du diagnostic d’Autisme Infantile, étaient plus proche du cas suivant, celui de Guillaume, assez caractéristique de l’Autisme de Kanner.