Avant-Propos mÉthodologique

Le dialogisme : définition

Le concept de dialogisme, défini par le théoricien russe de la littérature, Mikhaïl Bakhtine (1895-1975), désigne des phénomènes que la linguistique a exclus de son champ d'investigation puisqu'ils n'appartiennent pas à l'ensemble des données théoriques du fonctionnement de la langue, seul objet d'étude de cette discipline. Le dialogisme, qui est un phénomène d'intertextualité, c'est-à-dire d'interaction entre plusieurs textes, de textes en contexte ou, si l'on veut, la manifestation du perpétuel devenir de la langue et non de son état, ressortit à la parole (au sens saussurien du terme) et devient l'objet d'une nouvelle « science » appelée métalinguistique, ou encore translinguistique25.

Dans Esthétique de la création verbale, Bakhtine élabore une théorie de l'énoncé qui est la clef de voûte de son étude stylistique du dialogisme en littérature26. Il y distingue la « proposition » : « unité de la langue » de « l'énoncé » : « unité de l'échange verbal » (ECV, 281) :

‘[…] On n'échange pas des propositions, pas plus qu'on n'échange des mots (dans une acception rigoureusement linguistique), ou des combinaisons de mots, on échange des énoncés constitués à l'aide d'unités de langue–mots, combinaisons de mots, propositions ; rien n'empêche pour autant que l'énoncé soit constitué d'une seule proposition, ou d'un seul mot, pour ainsi dire, d'une seule unité de parole (c'est surtout vrai pour la réplique du dialogue), mais ce n'est pas ce qui fera passer une unité de la langue à une unité de l'échange verbal. (ECV, 281)’

L'énoncé est donc cette unité de parole minimale qui constitue, contrairement à la proposition qui « est de nature grammaticale » (ECV, 281), un tout signifiant, la base de tout échange interpersonnel. En effet, par son caractère achevé et son expressivité (son intonation expressive), il implique une réaction, une réplique de la part de l'auditeur ou de l'interlocuteur, et par conséquent ne saurait être considéré isolément, comme peut l'être la proposition dans une analyse grammaticale ou linguistique. Pour Bakhtine, « la compréhension d'une parole vivante, d'un énoncé vivant s'accompagne toujours d'une responsivité active (bien que le degré de cette activité soit fort variable) ; toute compréhension est prégnante de réponse et, sous une forme ou sous une autre, la produit obligatoirement : l'auditeur devient le locuteur » (ECV, 274). En fait, chaque locuteur (si l'on excepte le premier d'entre eux27) est toujours l'auditeur d'un autre locuteur, car si l'énoncé implique une « attitude responsive active » (ECV, 274), cela signifie aussi que chaque énoncé est avant tout une réponse, une réaction à la parole d'autrui, dont il porte en quelque sorte la trace. Il ne saurait donc être neutre (comme l'est une proposition grammaticale) ou vierge de résonances du mot d'autrui :

‘[…] Un énoncé est rempli des échos et des rapports d'autres énoncés auxquels il est relié à l'intérieur d'une sphère commune de l'échange verbal. Un énoncé doit être considéré, avant tout, comme une réponse à des énoncés antérieurs à l'intérieur d'une sphère donnée (le mot « réponse », nous l'entendons ici au sens le plus large) : il les réfute, les confirme, les complète, prend appui sur eux, les suppose connus et, d'une façon ou d'une autre, il compte sur eux. (ECV, 298)’

Ainsi, l'énoncé est bi-directionnel : « [il] est tourné non seulement vers son objet mais aussi vers le discours d'autrui portant sur cet objet. La plus légère allusion à l'énoncé d'autrui donne à la parole un tour dialogique que nul thème constitué purement par l'objet ne saurait lui donner » (ECV, 302). Dès lors, il semble clair que le dialogisme ne se restreint pas aux répliques d'un dialogue qui ne sont que « l'aspect extérieur le plus évident et le plus simple du rapport dialogique » (ECV, 334), ou la forme d'un « dialogue produit compositionnellement28 ». Le rapport dialogique « ne coïncide nullement avec le rapport qui existe entre les répliques d'un dialogue réel – il est plus étendu, plus varié et plus complexe » (ECV, 334). De fait, il parcourt l'énoncé de l'intérieur, l'innerve pour ainsi dire, en y faisant entendre – ou résonner – les voix antérieures qui ont donné telle ou telle autre coloration au « mot » et en y laissant entrevoir les réactions ou les inflexions de voix à venir que le locuteur anticipe. C’est ce que Bakhtine appelle le « dialogue intérieur », ou encore le « microdialogue » (Dost., 327) :

‘Les rapports dialogiques […] peuvent s'établir à l'égard de toute partie signifiante de l'énoncé, même à l'égard d'un mot isolé, si celui-ci est perçu non en tant que mot impersonnel de la langue, mais en tant que signe de la position interprétative d'autrui, en tant que spécimen de son énoncé, c'est-à-dire si l'on y entend une voix autre. C'est pourquoi les rapports dialogiques peuvent pénétrer à l'intérieur de l'énoncé, à l'intérieur même de mots isolés, à condition que deux voix s'y affrontent dialogiquement (c'est le microdialogue dont nous avons déjà parlé). (Dost., 241-242, italiques ajoutés)’

Le dialogisme est donc la manifestation de voix plurielles qui sillonnent l’énoncé, le « mot » d’untel contenant les traces ou suscitant l’évocation du contre-mot d'autrui. (Ce dernier ne lui est d'ailleurs pas nécessairement opposé sur le plan sémantique, comme le préfixe contre pourrait le faire penser, sa seule différence d'avec le mot d'untel pouvant n'être que d'ordre contextuel, comme, par exemple, une différence d'expressivité ou d'intonation). En effet, l'énoncé–le « mot » bakhtinien–se caractérise par son unicité contextuelle non-reproductible, telle qu'elle se manifeste dans son interaction avec d'autres « mots » (ou énoncés), et c'est ainsi qu'il devient le siège d'une dialogisation interne.

Le terme de dialogisme, lorsqu'il s'agit plus particulièrement de « dialogue intérieur », c'est-à-dire d'effets microdialogiques, est souvent relayé dans les écrits de Bakhtine par celui de bivocalité :

‘L'objet essentiel de notre étude, la vedette pourrait-on dire, sera le mot à deux voix (bivocal) qui naît immanquablement lors de l'échange dialogique, c'est-à-dire dans les conditions de la vie authentique du mot. Ce mot est ignoré de la linguistique. Mais il nous semble que c'est lui précisément qui doit devenir l'un des principaux objets d'étude de la translinguistique. (Dost , 242, italiques dans le texte)’

Dialogisme et bivocalité, termes que nous reprendrons dans notre étude de Under the Volcano, insistent tous deux sur la dualité absolue du « mot ». Cela signifie, en clair, que tout énoncé présuppose au moins deux voix, celle du locuteur, et celle d'autrui. Cette dernière, comme nous l'avons déjà montré, peut être matérialisable ou tangible (ou audible, dans le cas d'un dialogue reconnaissable extérieurement – ou composition­nellement – comme tel), passée (lorsque le locuteur fait, sciemment ou à son insu, résonner le « mot » d'autrui portant sur le même objet du discours), future ou anticipée (lorsque l'énoncé du locuteur est orienté, infléchi par la façon dont il anticipe la « réponse » d'un interlocuteur hypothétique ou réel, à venir, etc...)

Le discours d'autrui peut aussi être pluriel, et générateur de plurivocalité ou de polyphonie, terme que Bakhtine emploie pour décrire le discours romanesque dostoïevskien sur lequel nous reviendrons. Au-delà de cette prolifération terminologique quelque peu déroutante29, il faut retenir que l'énoncé n'est jamais « pur », mais au contraire, hétérogène, composite, le produit d'un alliage de voix. En d'autres termes, le propre du « mot » n'est pas d'être monologique, c'est-à-dire monolithique et homogène, puisqu'il a autant d'avatars que de contextes dans lesquels il surgit.

Le terme de « monologue », dans son acception habituelle (non-bakhtinienne), est tout aussi trompeur que celui de « dialogue », et ne désigne en vérité que la forme compositionnelle ou l'habillage d'un tel discours qui, quelque particularité qu'il revête (monologue théâtral, monologue intérieur, etc...), est foncièrement hétérogène et dialogique, comme n'importe quel autre énoncé complexe. A cet égard, Julia Kristeva nous rappelle que « [les formalistes russes] insistaient sur le caractère dialogique de la communication linguistique et considéraient que le monologue, comme « forme embryonnaire » de la langue commune, était postérieur au dialogue30 ». Bakhtine, sans être inféodé à leurs théories, a fait sienne l'idée de la primauté du dialogisme dans le mot socialisé qu'est l'énoncé. Ce faisant, il n'exclut pas l'existence de discours à tendance monologique, c'est-à-dire de discours dont l'ambition est de faire autorité en ignorant la voix d'autrui (ou en la réprimant)31. Il semble cependant accréditer l'idée que le monologisme serait une espèce de masque discursif cachant ou niant un dialogisme préexistant et inhérent à toute parole :

‘A la limite, le monologisme nie l'existence en dehors de soi d'une autre conscience, ayant mêmes droits, et pouvant répondre sur un pied d'égalité, un autre je égal (tu). Dans l'approche monologique (sous sa forme extrême ou pure), autrui reste entièrement et uniquement objet de la conscience, et ne peut former une conscience autre. On n'attend pas de lui une réponse telle qu'elle puisse tout modifier dans le monde de ma conscience. Le monologue est accompli et sourd à la réponse d'autrui, ne l'attend pas et ne lui reconnaît pas de force décisive. Le monologue se passe d'autrui, c'est pourquoi dans une certaine mesure il objective toute la réalité. Le monologue prétend être le dernier mot. (Bakhtine/Todorov, 165, italiques dans le texte)’

Tout est donc affaire de dissimulation ou de répression (consciente ou non). Prétendre être le « dernier mot » revient à nier la nature vivante, sociale du « mot », à le fossiliser ou le figer en s'instituant unique propriétaire, ce qui est tout bonnement impossible : comme toute monnaie d'échange, le mot circule... et s'altère.

La nature dialogique de l'énoncé se vérifie dans tous les domaines de la communication. Tout discours, oral ou écrit, simple ou complexe, peut être un énoncé cherchant à susciter la réponse d'autrui :

‘L'oeuvre, tout comme la réplique du dialogue, vise à la réponse de l'autre (des autres), à une compréhension responsive active, et elle le fait sous toutes sortes de formes : elle cherchera à exercer une influence didactique sur le lecteur, à emporter sa conviction, à susciter son appréciation critique, à influer sur des émules et des continuateurs, etc. L'œuvre prédétermine les positions responsives de l'autre dans les conditions complexes de l'échange verbal d'une sphère culturelle donnée. L’œuvre est un maillon dans la chaîne de l'échange verbal; semblable à la réplique du dialogue, elle se rattache aux autres oeuvres-énoncés : à celles auxquelles elle répond et à celles qui lui répondent, et, dans le même temps, semblable en cela à la réplique du dialogue, elle en est séparée par la frontière absolue de l'alternance des sujets parlants. (ECV, 282)’

Qu'elle soit scientifique ou littéraire, l’œuvre représente donc un grand énoncé en attente de réponse(s). Toutefois, parmi les genres littéraires, le degré de dialogisation varie. Le genre poétique est celui qui, selon Bakhtine, sans jamais échapper complètement au dialogisme immanent du discours, tend le plus vers le monologisme :

‘Le poète est déterminé par l'idée d'un langage seul et unique, d'un seul énoncé fermé sur son monologue [...] Chaque mot doit exprimer spontanément et directement le dessein du poète : il ne doit exister aucune distance entre lui et ses mots. Il doit partir de son langage comme d'un tout intentionnel et unique : aucune stratification, aucune diversité de langages ou, pis encore, aucune discordance, ne doivent se refléter de façon marquante dans l’œuvre poétique.’ ‘A cet effet, le poète débarrasse les mots des intentions d'autrui, n'utilise que certaines [sic] mots et formes, de telle manière qu'ils perdent leur lien avec certaines strates intentionnelles et certains contextes du langage. (ETR, 117, italiques ajoutés)’

Ainsi, dans son entreprise de raréfaction ou de purification du discours, le genre poétique nie, ou tend à nier, le plurilinguisme et « rêve de créer artificiellement un nouveau langage poétique plutôt que de recourir aux dialectes sociaux existants » (ETR, 109). Cette conception monologique de la poésie a paru contestable à certains. Encore faut-il comprendre que le monologisme repéré par Bakhtine dans le discours poétique est une fois de plus relatif, et évaluable en termes de tendances monologiques, plutôt qu'en termes de monologisme absolu32.

Le genre romanesque, en revanche, se caractérise par son hétérogénéité, son caractère hybride :

‘Le roman, c'est la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles, diversité littérairement organisée. [...] Grâce à ce plurilinguisme et à la plurivocalité qui en est issue, le roman orchestre tous ses thèmes, tout son univers signifiant, représenté et exprimé. Le discours de l'auteur et des narrateurs, les genres intercalaires, les paroles des personnages ne sont que les unités compositionnelles de base, qui permettent au plurilinguisme de pénétrer dans le roman. Chacune d'elles admet les multiples résonances des voix sociales et leurs diverses liaisons et corrélations, toujours plus ou moins dialogisées. (ETR, 88-89)’

Pour expliquer la nature hybride et dialogique du roman, Bakhtine en retrace les origines. Selon lui, le roman serait tributaire de « trois racines principales : l'épopée, la rhétorique, le carnaval » (Dost., 154). Sans revenir en détail sur ces trois racines, rappelons toutefois que, pour Bakhtine, le récit épique est fortement monologique, car c'est un genre canonique, « complètement achevé et même figé, presque sclérosé » (ETR, 450). Genre noble qui idéalise un passé lointain (et délibérément mis à distance pour mieux le glorifier), l'épopée a recours à un style « officiel », figé par « la légende nationale » (ETR, 449) qui en est la source d'inspiration et qui maintient une uniformité langagière monologique33.

Ce n'est donc pas de ce côté-là que Bakhtine va chercher les origines principales du roman, qu'il qualifie de genre inachevé, de « genre en devenir » (ETR, 447), et dont les « trois particularités fondamentales » sont les suivantes :

‘1° Son style tridimensionnel, relaté à la conscience plurilingue qui se réalise en lui. 2° La transformation radicale des coordonnées temporelles des représen­tations littéraires dans le roman. 3° Une nouvelle zone de stucturation des représentations littéraires dans le roman : une zone de contact maximum avec le présent (la contemporanéité) dans son aspect inachevé. (ETR, 448)’

Bakhtine s'attache ensuite à montrer que « [c]es trois particularités sont organiquement liées » (ETR, 448), en suggérant notamment que le plurilinguisme va de pair avec un pluristylisme, dans un contexte de représentation littéraire non-distanciée (c'est-à-dire aussi anti-épique) de la personnalité humaine. Plurilinguisme et pluristylisme confèrent au roman sa nature hybride, laquelle, selon Bakhtine, serait redevable aux genres dits « carnavalesques », en particulier le dialogue socratique et la satire Ménippée, eux-mêmes tributaires, plus ou moins directement, de la culture populaire et de son noyau, le carnaval.

Dans L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance, Bakhtine explique que « le carnaval était le triomphe d'une sorte d'affranchissement provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous. C'était l'authentique fête du temps, celle du devenir, des alternances et des renouveaux. Elle s'opposait à toute perpétuation, à tout parachèvement et terme. Elle portait ses regards en direction d'un avenir inachevé34 ».

Nous ne reviendrons pas ici en détail sur les topoi carnavalesques étudiés par Bakhtine dans cet ouvrage, tels que les phénomènes de « rabaissement grotesque » (des figures d'autorité et de pouvoir) et d'inversion de toutes sortes. L'essentiel réside en fait dans l'assimilation faite par Bakhtine entre l'univers du carnaval et celui du roman. Comme l'affirme à juste titre Wladimir Krysinski :

‘Du carnaval au roman il n'y a qu'un pas. Bakhtine le franchit en établissant une homologie axiologique entre l'univers carnavalesque et l'univers romanesque, dans la mesure même où le premier est transgressif et où le second n'atteint au vrai statut de sa spécificité génologique que par la transgression des structures autoritaires, homophoniques ou monologiques de la verbalité officielle35.’

Toutefois, Krysinski, comme d'autres exégètes de la pensée bakhtinienne36, remet en question le caractère transgressif du carnaval : selon lui, ce dernier serait une forme de désordre autorisé, fort différent en cela de la transgression romanesque :

‘Le propre du carnaval, c'est la transgression non transgressive du réel. Alors que le propre de la transgression romanesque n'est pas la perpétuation cyclique de la même transgression non transgressive. [...] Ce qui différencie, semble-t-il, la dévalorisation du texte qui précède un roman de celle qu'opère le carnaval, c'est le caractère non-répétitif des procédés narratifs et discursifs du roman lesquels sont combinatoires et variables, à la différence du spectacle carnavalesque, figé dans sa répétitivité. (Krysinski, 315)’

Dès lors, plutôt que de parler de « carnavalisation du roman », Krysinski suggère d'avoir recours à « une rhétorique ludique de la narration qui permet de faire du roman un champ narrativo-discursif, un espace topologique poly-énonciatif plus efficace que la subversion carnavalesque au sens où Bakhtine la généralise à partir des textes de Rabelais et de Dostoïevski » (Krysinski, 339-340).

Tout en adhérant aux vues de Krysinski en ce qui concerne les limites du schéma de filiation bakhtinien entre le carnaval et le roman (notamment pour expliquer les « transgressions » propres au roman moderne), il nous paraît néanmoins légitime de suivre Bakhtine lorsqu'il établit un lien de parenté stylistique entre les genres carnavalisés et le roman dialogique (ou « poly-énonciatif », pour reprendre l'expression de Krysinski).

Dans La Poétique de Dostoïevski, Bakhtine définit la « littérature carnavalisée » (Dost., 152) comme étant « celle qui a subi directement, sans intermédiaires, ou indirectement, après une série de stades transitoires, l'influence de tel ou tel aspect du folklore carnavalesque (antique ou médiéval) » (ibid). Les trois particularités de cette littérature appartenant au « domaine comico-sérieux » (ibid.) recoupent en fait les trois traits pertinents mentionnés plus haut dans la définition bakhtinienne du roman : dans cette tradition littéraire, en effet, « l'objet d'une représentation sérieuse (en même temps que comique, il est vrai) est peint sans aucune distanciation épique ou tragique, est donné non pas dans le passé absolu d'un mythe ou d'une légende, mais au niveau du présent, dans la zone d'un contact direct et même familier avec des contemporains vivants » (ibid.). D'autre part, « les genres comico-sérieux ne s'appuient pas sur la tradition et n'en reçoivent nulle lumière; ils optent délibérément pour l'expérience [...] et pour la libre invention. Leurs rapports avec la tradition sont, dans la plupart des cas, foncièrement critiques et aboutissent même parfois à la mise en accusation cynique » (Dost., 153), et préfigurent donc la distance critique et/ou ironique que l'on trouve dans le roman moderne. Enfin, et cette troisième particularité nous intéresse au premier chef dans notre tentative de définition du dialogisme romanesque, les genres comico-sérieux exhibent une « pluralité intentionnelle [de] styles et [de] voix » (ibid.) :

‘[…] Ceux-ci renoncent à l'unité stylistique [...] de l’épopée, de la tragédie, de la rhétorique élevée, de la poésie lyrique... Ce qui les caractérise, c’est la multiplicité de tons dans le récit, le mélange du sublime et du vulgaire, du sérieux et du comique, ils utilisent amplement les genres « intercalaires » : lettres, manuscrits trouvés, dialogues rapportés, parodies de genres élevés, citations caricaturées, etc. Certains genres présentent un mélange de prose et de vers; on se sert de dialectes vivants et de jargons (et, à l'époque romaine, même du bilinguisme) ; les auteurs montrent différents visages. A côté du mot qui représente, naît le mot représenté ; dans certains genres, le rôle principal est tenu par une double voix. C’est donc là qu'apparaît un rapport fondamentalement nouveau avec le mot, en tant que matériau littéraire. (Dost., 153)’

Parmi ces genres hybrides « comico-sérieux », Bakhtine s'intéresse plus particulièrement au dialogue socratique et à la satire Ménippée en ce qu'ils préfigurent, non pas le roman dans son ensemble, mais sa « variante [dialogique] qui mène à l'oeuvre de Dostoïevski » (Dost., 154)37.

Le premier d'entre eux repose sur « la conception socratique de la nature dialogique de la vérité et de la pensée humaine qui la cherche » (Dost., 155). La nature dialogique du dialogue socratique se manifeste par son recours à la syncrèse (c'est-à-dire à « la confrontation de divers points de vue sur un sujet donné » (Dost., 156)) et à l'anacrèse (ou l'art « de faire naître, de provoquer le discours de l'interlocuteur, de l'obliger à exprimer son opinion et de pousser celle-ci jusqu'à ses limites », une sorte de « provocation du mot par le mot », ibid.).

La satire Ménippée38 se caractérise par la hardiesse de son style où « les péripéties et les fantasmagories les plus débridées, les plus audacieuses, sont intérieurement motivées et justifiées par un but purement idéel et philosophique : celui de créer une situation exceptionnelle, pour provoquer et mettre à l'épreuve l'idée philosophique (la vérité), incarnée par le sage qui cherche » (Dost., 160). Cette mise à l'épreuve de l'idée a lieu « sur la terre, aux enfers, sur l'Olympe » (Dost., 161) et la ménippée, genre hybride, s'accommode parfaitement d'une « fusion entre le dialogue philosophique, le symbolisme élevé, le fantastique aventurier et le naturalisme des bas-fonds » (Dost., 161). A « l'universalisme philosophique », au « fantastique expérimental » (Dost., 162) (c'est-à-dire « l'observation faite à partir d'un point de vue inhabituel, d'une hauteur par exemple, d'où l'échelle des phénomènes est brusquement modifiée », (Dost., 162)), et aux « éléments d'utopie sociale introduits sous forme de rêves ou de voyages dans des pays inexistants » (Dost., 164-165.), il faut ajouter la prédilection de ce genre pour les « contrastes violents » et les « oxymorons » (Dost., 164). Tout comme le dialogue socratique, la satire Ménippée a recours à la syncrèse dialogique, mais elle y ajoute un pluristylisme qui lui est propre : elle fait grand usage de genres dits « intercalaires » (« nouvelles, lettres, discours d'orateurs, symposiums, etc. » (Dost., 165)) qui renforcent « [son] pluristylisme et [sa] pluritonalité » (ibid.) et mélange volontiers vers et prose39.

Cette grande liberté stylistique et ce refus du mot unifiant et achevé (propre à la ménippée, mais aussi, dans une moindre mesure, au dialogue socratique) se retrouve, selon Bakhtine, dans le genre romanesque dialogisé dont les romans de Dostoïevski seraient le parachèvement :

‘Les caractéristiques de la ménippée ne renaissent pas telles quelles mais sont renouvelées dans l'oeuvre de Dostoïevski. Dans l'utilisation des possibilités du genre, il dépasse largement les auteurs de la ménippée antique. Comparée aux oeuvres de Dostoïevski, celle-ci paraît pâle et primitive par sa problématique philosophique et sociale, par ses qualités artistiques; la plus grande différence étant que la ménippée ignore encore la polyphonie. Tout comme le « dialogue socratique », elle ne pouvait que lui préparer le terrain. (Dost., 168-169, italiques dans le texte)’

La polyphonie dostoïevskienne se caractérise par une « pluralité [de] voix et [de] consciences indépendantes et distinctes » (Dost., 32, italiques dans le texte), de « consciences équipollentes » (Dost., 33). En d'autres termes, « les héros principaux de Dostoïevski sont, [...] dans la conception même de l'artiste, non seulement objets de discours de l'auteur, mais sujets de leur propre discours immédiatement signifiant » (Dost., 33, italiques dans le texte). Chez Dostoïevski, le discours des personnages n'est donc pas phagocyté par celui de la voix de l'auteur (nous dirons par la voix narrative), mais cohabite avec lui, fût-ce en s'y confrontant, d'égal à égal :

‘[…] Le mot du héros sur lui-même et sur le monde est aussi valable et entièrement signifiant que l'est généralement le mot de l'auteur : il n'est pas aliéné par l'image objectivée du héros, comme formant l'une de ses caractéristiques, mais ne sert pas non plus de porte-voix à la philosophie de l'auteur. Il possède une indépendance exceptionnelle dans la structure de l’œuvre, résonne en quelque sorte à côté du mot de l'auteur, se combinant avec lui, ainsi qu'avec les voix tout aussi indépendantes et signifiantes des autres personnages, sur un mode tout à fait original. (Dost., 33)’

Ainsi, le roman dostoïevskien devient polyphonique non seulement parce que le « mot » y est conscient du « mot d'autrui » (dialogisme interne), mais aussi parce qu’il entre en dialogue avec lui dans un rapport déhiérarchisé de non-subordination énonciative. Le mot d'autrui n'est plus réifié : dès lors, un « dialogue » externe peut avoir lieu40.

Comme bon nombre de commentateurs de la pensée bakhtinienne l'ont souligné, la métaphore musicale employée par Bakhtine a les inconvénients de ses avantages : très suggestive et « parlante », elle a donné naissance à une floraison d'emplois abusifs du terme. Nous retiendrons donc que la polyphonie romanesque est un cas particulier du dialogisme ou, pour reprendre la formulation sans équivoque de Graham Pechey, que « the novel with its dialogism is the general case of which polyphony is the most uncompromising realization41 ».

Notes
25.

1En raison des multiples traductions des ouvrages de Bakhtine, il existe certains flottements dans la terminologie. Caryl Emerson, la traductrice américaine de Problems of Dostoevsky's Poetics (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1984) utilise le mot « metalinguistics » (p. 181, par exemple). En revanche, Tzvetan Todorov – à l'instar de Julia Kristeva dans « Le mot, le dialogue, le roman » (8111111111 : Recherches pour une sémanalyse, Paris: Editions du Seuil, 1969), par ex. p. 85, et d'Isabelle Kolitcheff, traductrice de La poétique de Dostoïevski (Paris : Editions du Seuil, 1970), par ex. p. 239 – préfère parler de « translinguistique », « une discipline qui, au début, ne porte pas de nom [...] mais [que Bakhtine] appellera dans ses derniers écrits metalingvistika, terme que, pour éviter une confusion possible, je traduirai par translinguistique » (Bakhtine/Todorov, p. 42).

26.

Bakhtine emploie le mot slovo, qui, en russe, signifie « mot » et « discours ». Mais le « mot », dans son sens bakhtinien, est synonyme d'énoncé. Cf. David K. Danow, « M. M. Bakhtin's Concept of the Word », American Journal of Semiotics, Vol. 3., No. 1 (automne 1984), p. 81 : « In Bakhtin's view, dialogical relations represent extra-linguistic phenomena, since, when studied by linguistics, the word is regarded as a static lexical element; while, in his usage, and as it is to be studied from this broader, all-embracing perspective, the word is an utterance invested with life and meaning, adhering from its user's intent, and with the potential to engage other such words in dialogue » (italiques ajoutés).

27.

Voir Bakhtine, « Du discours romanesque », Esthétique et théorie du roman (références ultérieures dans le texte sous ETR), traduit du russe par Daria Olivier; préface de M. Aucouturier, (Paris : Editions Gallimard , coll. « TEL », 1978), p. 102 : « Seul l’Adam mythique abordant avec sa première parole un monde pas encore mis en question, vierge, seul Adam-le-solitaire pouvait éviter totalement cette orientation dialogique sur l'objet avec la parole d'autrui ».

28.

La poétique de Dostoïevski, op. cit., 327. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Dost).

29.

La liste ne s'arrête d'ailleurs pas là : dans sa préface à Esthétique et théorie du roman (ETR), p. 16, Michel Aucouturier parle de la « « plurivocité » du mot ».

30.

8111111191 `, op. cit., p. 86. Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera faite dans le texte, précédée de la mention Kristeva.

31.

Julia Kristeva montre aussi que « [c]hez Bakhtine, le dialogue [au sens commun du terme] peut être monologique, et que ce qu'on appelle monologue est souvent dialogique. Pour lui, les termes renvoient à une infrastructure linguistique dont l’étude incombe à une sémiotique des textes littéraires […] » (Kristeva, p. 87). Autrement dit, tout est question de tendance, et non d'absolu. Bakhtine, bien qu’ayant posé la primauté du dialogisme, reconnaît qu'un discours (ou un énoncé) est plus ou moins fortement dialogisé, ou au contraire tend vers des formes de monologisme.

32.

Sherrill Grace, dans « “Listen to the Voice” : Dialogism and the Canadian Novel », Future Indicative : Literary Theory and Canadian Literature, ed. John Moss, (Ottawa : U. of Ottawa Press, 1987), p. 133, n. 3, fait une mise au point fort utile sur la question :

« According to Bakhtin, both poetry and drama are absolutist, monologistic forms, and this means that in practice they lack something of great value and importance which is native to the novel. Although he temporizes a bit in Dostoevsky's Poetics by saying that poetry can conceivably evince some dialogism, that epic and lyric poetry are the real monologistic monsters, he is nonetheless quite categorical about the limitations of the genre in the later essay, « Discourse in the Novel » (1934-35) :

[N.B. : le passage que cite ensuite Sherrill Grace correspond à la deuxième étude de Esthétique et théorie du roman intitulée « Du discours romanesque ». Voici le passage correspondant –dans la version française– à l'extrait que cite Sh. Grace] :

Le langage du roman se construit dans une action mutuelle, dialogique, ininterrompue avec les langages qui l'environnent [...] Mais la poésie, qui tend au maximum de sa pureté, oeuvre avec son langage comme s'il était unique, comme s'il n'y avait, hors de lui, aucune pluralité de langages. (ETR, p. 212) ».

(Toute référence ultérieure à cet article sera accompagnée de la mention Grace 87).

33.

Pour de plus amples précisions sur la notion de distance épique et sur l'opposition récit épique/récit romanesque, voir la cinquième étude de ETR, intitulée « Récit épique et roman », pp. 441-473.

34.

Traduit du russe par Andrée Robel (Paris : Editions Gallimard, coll. « Tel », 1970), p. 18.

35.

« Variations sur Bakhtine et les limites du carnaval », Carrefours de Signes : essais sur le roman moderne, (La Haye : Mouton, 1981), pp. 314-315. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Krysinski).

36.

Cf. Terry Eagleton qui, dans Walter Benjamin : Towards a Revolutionary Criticism (London : Verso, 1981), p. 148, remet en question la nature subversive du carnaval :

« Indeed carnival is so vivaciously celebrated that the necessary political criticism is almost too obvious to make. Carnival, after all, is a licensed affair in every sense, a permissible rupture of hegemony, a contained popular blow-off as disturbing and relatively ineffectual as a revolutionary work of art. As Shakespeare's Olivia remarks, there is no slander in an allowed fool. »

Cité par Peter Stallybrass et Allon White dans The Politics and Poetics of Transgression (Londres : Methuen, 1986), p. 13.

37.

Rappelons que, pour Bakhtine, le roman est le genre le moins canonique, le moins figé (et peut, de ce fait, être considéré comme un anti-genre) et, partant, le plus dialogique. Toutefois, des tendances monologiques sont à l’œuvre chez bon nombre de romanciers. Cf. le monologisme que Bakhtine décèle chez Tolstoï, par opposition au roman polyphonique dostoïevskien. (Dost., pp. 109-113, par exemple)

38.

Bakhtine en donne un aperçu historique et dresse une liste de ses particularités. Il explique notamment que « [c]e genre tient son nom d'un philosophe du troisième siècle avant Jésus-Christ, Ménippe de Gadare, qui lui a donné sa forme classique. Le terme, en tant que désignation d'un genre particulier, fut employé, pour la première fois, par un savant romain du Ier siècle avant J.-C., Varron, qui intitula ses oeuvres saturae menippeae » (Dost., p. 158).

39.

Dans 81111111111 , J. Kristeva donne une définition éclairante de la ménippée : « Genre englobant, la ménippée se construit comme un pavage de citations. Elle comprend tous les genres : nouvelles, lettres, discours, mélanges de vers et de prose dont la signification structurale est de dénoter les distances de l’écrivain à l’égard de son texte et des textes. Le pluristylisme et la pluritonalité de la ménippée, le statut dialogique du mot ménippéen expliquent l’impossibilité qu'ont eue le classicisme et toute société autoritaire de s'exprimer dans un roman qui hérite de la ménippée » (Kristeva, p. 105).

40.

Sherrill Grace résume ainsi l'emploi du terme polyphonie chez Bakhtine : « Bakhtin reserves the term “polyphony” for that extreme point of double-voicing when complete internal and external dialogism occurs, when “a plurality of fully valid voices [co-exists] within the limits of a single work.” ([Dostoevsky's Poetics, ed. and transl. Caryl Emerson, Minneapolis : Univ. of Minnesota Press, 1984], p. 34) » (Grace 87, p. 119).

41.

« Bakhtin, Marxism and post-structuralism » in Literature, Politics and Theory (Papers from the Essex Conference 1976-84), eds. Francis Barker et al., (London and NewYork : Methuen, 1986), p. 123.