Dialogisme et Intertextualité : l'héritage bakhtinien.

Avant d'aborder le problème de la diffusion des théories bakhtiniennes, nous voudrions délimiter le cadre d'une telle étude et préciser que nous ne nous intéresserons ici qu'aux prolongements que cette pensée a connus chez quelques théoriciens francophones (y compris Michael Riffaterre et Laurent Jenny dont les recherches sont souvent effectuées aux Etats-Unis) d'une part, et qu'à la seule filiation dialogisme-intertextualité, d'autre part. Cette restriction du champ d'investigation est dictée par le souci de limiter au maximum les risques de prolifération et, partant, de confusion terminologique, ainsi que par la nécessité d'aboutir, sans trop de détours obscurs, à une définition de travail des deux termes.

C'est Julia Kristeva qui, la première, diffuse les idées de Bakhtine de façon marquante en France, par l'intermédiaire d'un article « Le mot, le dialogue et le roman » datant de 1966 et republié dans 8111111191` en 1969 (Kristeva, 82-112). Dans cet article séminal, Julia Kristeva introduit pour la première fois le terme d'intertextualité qui, il est important de le souligner, n'appartient pas à la terminologie bakhtinienne :

‘[…] tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte. A la place de la notion d'intersubjectivité s'installe celle d'intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins, comme double. (Kristeva, 85, italiques dans le texte.)’

Kristeva substitue, ce faisant, la matérialité du texte à la notion psychologique d'intersubjectivité, se conformant ainsi au primat structuraliste du texte sur la personne psychologique. Dans « Une poétique ruinée », qui sert d'introduction à la traduction française de La Poétique de Dostoïevski, elle parle d'intertextualité en termes d'espace : « Le dialogisme voit dans tout mot un mot sur le mot, adressé au mot : et c'est à condition d'appartenir à cette polyphonie – à cet espace « intertextuel » – que le mot est un mot plein » (Dost., 13). La contiguïté sémantique des deux termes de dialogisme et d'intertextualité apparaît dans le passage suivant où ils sont quasi-synonymes :

‘[…] Ainsi le dialogisme désigne l'écriture à la fois comme subjectivité et comme communicativité ou, pour mieux dire, comme intertextualité; face à ce dialogisme, la notion de « personne-sujet de l'écriture » commence à s'estomper pour céder la place à une autre, celle de « l'ambivalence de l'écriture. » (Kristeva, 88, italiques dans le texte)’

Kristeva reste donc au plus près de la pensée bakhtinienne, tout en introduisant la notion d'intertextualité qui désigne un effet textuel (l'interaction ou le croisement des textes) dont la cause est le dialogisme du discours littéraire.

Dans son excellente introduction à la théorie du dialogisme chez Bakhtine, Tzvetan Todorov semble, dans un premier temps, instaurer un rapport de quasi-équivalence entre les deux termes :

‘Le caractère le plus important de l'énoncé, ou en tous les cas le plus ignoré est son dialogisme, c'est-à-dire sa dimension intertextuelle. (Bakhtine/Todorov, 8)’

Puis, dans un souci de clarification de la terminologie utilisée, Todorov s'éloigne de l'orthodoxie bakhtinienne :

‘[…] Le terme [que Bakhtine] emploie, pour désigner cette relation de chaque énoncé aux autres énoncés, est dialogisme; mais ce terme central est, comme on peut s'y attendre, chargé d'une pluralité de sens parfois embarrassante; un peu comme j'ai transposé « métalinguistique » en « translinguistique », j'emploierai donc ici de préférence, pour le sens le plus inclusif, le terme d'intertextualité, introduit par Julia Kristeva dans sa présentation de Bakhtine, réservant l'appellation dialogique pour certains cas particuliers de l'intertextualité, tels l'échange de répliques entre deux interlocuteurs, ou la conception élaborée par Bakhtine de la personnalité humaine. (Bakhtine/Todorov, 95, italiques dans le texte)’

Or, c'est précisément lorsque Todorov se réclame de Bakhtine, pour justifier la distinction qu'il vient d'introduire entre dialogisme et intertextualité, qu'il s'en écarte le plus :

‘[…] Bakhtine lui-même, du reste, nous invite à une telle différenciation terminologique, puisqu'il remarque : ’ ‘Ces relations [entre le discours d'autrui et celui du je] sont analogues (mais, bien entendu, non identiques) aux relations entre les répliques d'un dialogue. (29, 273).’ ‘Au niveau le plus élémentaire, est intertextuel tout rapport entre deux énoncés. (Bakhtine/Todorov, 95, italiques et crochets dans le texte.)’

Si Bakhtine introduit une comparaison entre le dialogue « compositionnel » externe et ce qu'il appelle « microdialogue » (ou dialogue intérieur), il est clair que le terme de dialogisme, dans son acception bakhtinienne, fait avant tout référence à la deuxième forme de « dialogue » (celle dont tout énoncé est le siège), sans pour autant exclure le dialogue dit « compositionnel » (l'échange de répliques). Dès lors, la distinction qu'introduit Todorov n'est plus spécifiquement bakhtinienne : réserver le terme de dialogisme pour « l'échange de répliques entre deux interlocuteurs », c'est ne rendre compte que d'un aspect secondaire du dialogisme bakhtinien, et omettre l'essentiel, à savoir la bivocalité inhérente à tout énoncé. Aussi ne suivrons-nous pas Todorov dans sa redistribution terminologique : contrairement à lui, et fidèle en cela à Bakhtine, nous considérerons que le dialogisme est la notion de base, l'appellation générique qui englobe tous les phénomènes de bivocalité (voire de plurivocalité), y compris l'intertextualité, mot que n'emploie pas Bakhtine, et que nous redéfinirons de manière plus restrictive que Todorov ou Kristeva.

Avant d'en arriver à une re-définition personnelle de l'intertextualité, examinons brièvement les définitions qu'en donnent quelques autres théoriciens de la littérature : Gérard Genette, Michael Riffaterre et Laurent Jenny, tous trois partant de la définition de l'intertextualité donnée par Julia Kristeva, et non plus de celle du dialogisme bakhtinien.

Dans Palimpsestes (La littérature au second degré)42, Gérard Genette envisage l'intertextualité comme une des cinq sous-catégories de la transtextualité qu'il définit par «[t]out ce qui met [le texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes» (Palimpsestes, 7). Parmi les cinq types de relations transtextuelles qu'énumère Genette, l'intertextualité, la paratextualité, la métatextualité, l'hypertextualité et l'architextualité43, le moins englobant est celui de l'intertextualité :

‘[…] Je le définis pour ma part, d'une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d'un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c'est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise); sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat, (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral; sous forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l'allusion, c'est-à-dire d'un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable [...] (Palimpsestes, 8)’

La définition de Gérard Genette est à la fois plus restrictive et plus précise. Plus restrictive, parce qu'elle circonscrit les phénomènes intertextuels à l'inclusion d'un texte (repérable comme tel, et ayant un statut autonome avéré) dans un autre texte; plus précise parce que les modes d'inclusion – citation, plagiat, allusion – y sont déclinés.

Dans « La stratégie de la forme44 », Laurent Jenny part de la définition de Kristeva, mais souhaite donner une plus grande spécificité au terme d'intertextualité. En effet, alors que chez Kristeva, « la notion de texte est sérieusement élargie [et] devient synonyme de «système de signes», qu'il s'agisse d'oeuvres littéraires, de langages oraux, de systèmes symboliques sociaux ou inconscients » (Jenny, 261), et que l'intertextualité y est un concept très général, Jenny propose « de parler d'intertextualité seulement lorsqu'on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà du lexème, cela s'entend, mais quel que soit leur niveau de structuration » (Jenny, 262). Cette définition, assez proche de celle que propose Genette, permet cependant d'élargir la notion d'intertextualité aux rapports pouvant exister entre un texte et un genre (ou son « arché-texte » (Jenny, 264), c'est-à-dire des « structures qui sont autant sémantiques que formelles » (ibid.) et qui sont régies par un code) :

‘Pour peu que le code perde son caractère infiniment ouvert, qu'il se clôture en un système structurel – comme c'est le cas dans les genres dont les formes ont cessé de se renouveler, le code devient alors structurellement équivalent à un texte. On peut alors parler d'intertextualité entre telle oeuvre précise et tel arché-texte de genre. (Jenny, 264, italiques ajoutés)’

Si l'intertextualité, pour Laurent Jenny, est affaire de rapport entre plusieurs textes, ou entre un texte et un « arché-texte », l'incorporation textuelle d'une allusion, en revanche, ne lui paraît pas relever exactement de ce phénomène, à moins de parler à son sujet « d'intertextualité «faible» » (Jenny, 262). En effet, « [l']emprunt d'une unité textuelle abstraite de son contexte et insérée telle quelle dans un nouveau syntagme textuel, à titre d'élément paradigmatique » (ibid.) ne va pas nécessairement de pair avec un « travail de transformation et d'assimilation [...] opéré par [le] texte centreur qui garde le leadership du sens » (ibid.). Elle peut être perçue parfois comme adjonction d'un élément externe non remanié par le texte-cadre, d'où l'appellation « d'intertextualité «faible»45 ».

Michael Riffaterre, rompu à l'étude des phénomènes intertextuels46, définit l'intertextualité comme « un mode de perception du texte, [...] le mécanisme propre de la lecture littéraire. Elle seule, en effet, produit la signifiance, alors que la lecture linéaire, commune aux textes littéraire et non-littéraire, ne produit que le sens47 ». Comme le fait observer Genette, Riffaterre « [va] jusqu'à identifier [...] l'intertextualité (comme je fais la transtextualité) à la littérarité elle-même. [...] Mais cette extension du principe s'accompagne d'une restriction de fait, car les rapports étudiés par Riffaterre sont toujours de l'ordre des microstructures sémantico-stylistiques, à l'échelle de la phrase, du fragment ou du texte bref, généralement poétique. La «trace» intertextuelle selon Riffaterre est donc [...] (comme l'allusion) de l'ordre de la figure ponctuelle... » (Palimpsestes, 8-9). L'outil stylistique permettant de repérer cette « trace » se nomme « syllepse » ou, plus précisément, « syllepse intertextuelle » :

‘La syllepse, on le sait, consiste à prendre un même mot dans deux sens différents à la fois, le premier étant en général son sens littéral, le second son emploi figuré... [La syllepse intertextuelle] consiste à prendre un même mot dans deux sens différents à la fois, sa signification contextuelle et sa signification intertextuelle. La signification contextuelle, c'est le sens que demande la fonction du mot dans la phrase. La signification intertextuelle, c'est un autre sens possible (dans le dictionnaire, du moins, c'est-à-dire dans l'abstrait), que le contexte élimine ou négativise, parce qu'il lui est grammaticalement et sémantiquement incompatible. Or cette élimination, comme le ferait un refoulement dans l'acception freudienne du terme, entraîne une compensation : elle engendre un texte. (Riffaterre 79, 496, italiques dans le texte)’

La signification intertextuelle n'est atteinte que par le biais de la découverte ou de la reconnaissance de ce « texte », ou plus exactement de cet « intertexte », dont Riffaterre donne une définition restrictive qui exclut la citation et l'allusion :

‘Influence from text to text, or the linkup of text with source, is a “vertical” relationship of recurrence and sameness, whereas intertext is related to text “laterally” : there is a simultaneity and otherness, a contiguity, a mutual solidarity, so that the text functions as a literary artifact only insofar as it complements another text. [...] Again, it would be wrong to confuse the intertext with allusion or quotation, for the relation between these and the text is aleatory–identification depends upon the reader's culture–while the relation of text to presuppositions is obligatory since to perceive these we need only linguistic competence. (Riffaterre 80, 627-628, italiques ajoutés)48

Il est donc clair que pour Riffaterre, comme pour Jenny, l'intertextualité est programmée par le texte : elle est obligatoire pour une compréhension totale du texte (c'est-à-dire pour une compréhension qui repose sur la découverte du sens et de la signifiance), et comme encodée intratextuellement :

‘[…] intertextuality is not just a perception of homologues or the cultivated reader's apprehension of sameness or difference. Intertextuality is not a felicitous surplus, the privilege of a good memory or a classical education. The term indeed refers to an operation of the reader's mind, but it is an obligatory one, necessary to any textual decoding. Intertextuality necessarily complements our experience of textuality.’ ‘It is the perception that our reading of the text cannot be complete or satisfactory without going through the intertext, that the text does not signify unless as a function of a complementary or contradictory intertextual homologue. (Riffaterre 84, 142-143, italiques ajoutés)’

De cette confrontation entre les diverses définitions de l'intertextualité, il ressort que ce mot-concept est lui-même fortement dialogisé. La pluralité de voix divergentes mais aussi complémentaires qui résonnent à travers ce mot lui assure un bel avenir en théorie littéraire, à l'abri de tout monologisme définitionnel autoritaire, mais en proie, peut-être à une « polémique interne » (Dost., 260) que Bakhtine n'aurait certes pas reniée.

Notes
42.

(Paris : Editions du Seuil, collection « Poétique », 1982.) Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera faite dans le texte, précédée de la mention Palimpsestes.

43.

Voir les pages 7 à 14 de Palimpsestes. Nous reviendrons à la définition de ces différents termes dans la troisième partie de ce travail, au début du troisième chapitre consacré aux variations transtextuelles.

44.

Poétique, 27 (« Intertextualités »), (1976), pp. 257-281. Toute référence ultérieure à cet article sera faite dans le texte, précédée de la mention Jenny.

45.

Dans notre chapitre consacré aux allusions et aux citations, nous reviendrons sur le caractère restrictif de cette définition de l’allusion et nous lui opposerons une définition sémiotique de l’allusion littéraire plus opérationnelle.

46.

Voir en particulier les articles suivants :

– « La syllepse intertextuelle », Poétique, n° 40 (novembre 1979) : pp. 496-501.

– « Syllepsis », Critical Inquiry, Vol. 6, No 4 (été 1980) : pp. 625-638.

– « Intertextual Representation : On Mimesis as Interpretive Discourse », Critical Inquiry, Vol. 11, No 1 (septembre 1984), pp. 141-162., ainsi que ses deux études qui abordent la question de l'intertextualité :

La production du texte (Paris : Editions du Seuil, coll. « Poétique », 1979), 287 pp.

Sémiotique de la poésie, trad. de l'américain par Jean-Jacques Thomas (Paris : Editions du Seuil, coll. « Poétique », 1983), 255 pp.

47.

« La syllepse intertextuelle », op. cit., 496. (Toute référence ultérieure à cet article sera faite dans le texte, précédée de la mention Riffaterre 79,et il en ira de même pour les autres articles de Riffaterre qui seront identifiés dans le texte par leur date de publication).

Riffaterre définit le sens (meaning) et la signifiance (significance) de la manière suivante :

« I shall speak of meaning when words signify through their one-to-one relationship with non-verbal referents, that is, their reference to what we know or believe we know as reality. I shall speak of significance when these same words signify through their relationship with structural invariants (no one-to-one relationship this time since there must be two or more variants for one invariant » (Riffaterre 80, pp. 625-626,italiques dans le texte).

48.

Les traces linguistiques laissées par l'intertexte sont définies dans un autre passage de « Syllepsis » :

The ability to connect or collocate text does not, however, result from merely superficial similarities of wording or topic; two or more literary passages are collocable and comparable as text and intertext only if they are variants of the same structure. Intertextual connection takes place when the reader’s attention is triggered by the clues mentioned above, by intratextual anomalies–obscure wordings, phrasings that the context alone will not suffice to explain–in short, ungrammaticalities within the idiolectic norm (though not necessarily ungrammaticalities vis-à-vis the sociolect) which are traces left by the absent intertext, signs of an incompleteness to be completed elsewhere. (Riffaterre 80, pp. 626-627, italiques ajoutés)