PREMIÈRE PARTIE
EFFETS DE BIVOCALITÉ
DANS
UNDER THE VOLCANO

Chapitre I
Stratégies narratives et bivocalité :
répartition des zones d'influence
et alliages de voix

Dans sa lettre à Jonathan Cape55, écrite le 2 janvier 1946 pour défendre Under the Volcano56, Malcolm Lowry s'attribue, en tout bien tout honneur, le rôle de premier exégète sérieux de son roman, et en souligne, d'entrée de jeu, le caractère foisonnant et irréductible à toute définition simplificatrice :

‘The novel can be read simply as a story which you can skip if you want. It can be read as a story you will get more out of if you don't skip. It can be regarded as a kind of symphony, or in another way as a kind of opera – or even a horse opera. It is hot music, a poem, a song, a tragedy, a comedy, a farce and so forth. It is superficial, profound, entertaining and boring, according to taste. It is a prophecy, a political warning, a cryptogram, a preposterous movie, and a writing on the wall. It can even be regarded as a sort of machine : it works too, believe me, as I have found out. (SL, 66/CL1, 506)’

La multiplicité transgénérique des étiquettes ou appellations que Lowry suggère dans cet « épitexte privé57 »en guise de définition analogique, fait ressortir la nature insaisissable et fondamentalement ouverte de cette œuvre. Ce parti-pris d'ouverture est d'ailleurs voulu par son auteur qui, comme l'atteste la fin de cette même lettre, y a vu la condition de la réussite de son roman :

‘For the book was so designed, counterdesigned and interwelded that it could be read an indefinite number of times and still not have yielded all its meanings or its drama or its poetry : and it is upon this fact that I base my hope in it [...] (SL, 88/ CL1, 527-528)’

La critique lowryenne s'est faite l'écho de cette idée d'une œuvre ouverte, qui ne cesse de produire du sens. Christine Pagnoulle, pour sa part, considère que « [c]e n'est pas la moindre des réussites de cette œuvre magistrale que son ouverture à un foisonnement d'interprétations, à une multiplicité de lectures, parfois contradictoires, souvent cohérentes, mais jamais exhaustives, au sens premier du terme. Il reste quelque chose. Il y a, il y aura toujours résidu, ou, pour renverser l'image, trop plein de sens. Car je ne crois pas qu'il y ait une clé. L'inachèvement génial souligné par Maurice Couturier fait qu'aucun décryptage métaphorique, symbolique ou autre, ne peut venir à bout de sa richesse, ne peut, finalement, neutraliser en dépeçage académique l'émotion qui étreint le lecteur58. »

Pour académique que soit notre tâche, notre but n'est pas, toutefois, de mettre en pièces un roman fortement architecturé, mais de démonter un mécanisme, un ensemble d'effets stylistiques, sans prétendre à l'exhaustivité, et en visant cependant quelque chose d'essentiel. En effet, si ce « trop plein de sens » qu'évoque Christine Pagnoulle résulte certes de la richesse des réseaux métaphoriques ou symboliques de l'œuvre, il se trouve considérablement renforcé par la nature du discours romanesque utilisé, à savoir son ouverture dialogique à d'autres discours et d'autres voix.

Notes
55.

Selected Letters of Malcolm Lowry, eds. Harvey Breit and Margerie Bonner Lowry (1965; Harmondsworth, Middlesex : Penguin Books, 1985). Sursum Corda! The Collected Letters of Malcolm Lowry, ed. Sherrill E. Grace (Vol. 1 : 1926-46, London : Jonathan Cape, 1995; Vol. 2 : 1947-57, London, Toronto & Buffalo : Jonathan Cape &Univ. of Toronto Press, 1996-7.) Toute référence ultérieure aux Selected Letters renverra à cette édition et sera signalée par la mention SL; elle sera systématiquement accompagnée d'une référence aux Collected Letters qui font désormais autorité, signalée par la mention CL1 ou CL2, selon qu'il s'agira du premier ou du second volume.

56.

Under the Volcano fut accepté pour publication simultanément par Jonathan Cape (Londres) et Reynal and Hitchcock (New-York), le 6 avril 1946. Le roman parut en février 1947 à New-York, et à la fin de la même année en Angleterre. Cf. Douglas Day, Malcolm Lowry, A Biography (1973; New-York et Oxford : O.U.P., 1984) p. xii.

57.

C’est ainsi que Genette désigne toute correspondance échangée par l’auteur avec, par exemple, son éditeur : «  Ce qui définira pour nous ce caractère [privé], c’est la présence interposée, entre l’auteur et l’éventuel public, d’un destinataire premier (un correspondant, un confident, l’auteur lui-même) qui n’est pas perçu comme un simple médiateur ou relais fonctionnellement transparent, une « non-personne médiatique », mais bien comme un destinataire à part entière, à qui l’auteur s’adresse pour lui-même, fût-ce avec l’arrière-pensée de prendre ultérieurement le public à témoin de cette interlocution. » Seuils (Paris : Editions du Seuil, coll. « Poétique », février 1987), p. 341. Notons que certaines éditions du roman (l’édition Penguin de 1985, par exemple), transformeront cette lettre exégétique en « péritexte public », le mot « péritexte » désignant chez Genette (contrairement à l’épitexte) ce qui est « matériellement annexé au texte dans le même volume » (Seuils, p. 316).

58.

« Temps replié, temps déployé – temps dépassés ? au fil du texte de Under the Volcano », Les Années 30/ Malcolm Lowry, Université de Nantes, N°13, (février 1991) p. 76, italiques ajoutés.