La petite musique dialogique jouée en sourdine

Parmi les multiples ressources typographiques dont Lowry fait un grand usage dans le roman, l'emploi des guillemets de citation est un moyen permettant de faire ressortir la nature dialogique des pensées et/ou des discours des personnages. Le recours à la citation peut se limiter à un simple effet de renforcement ou d'illustration du discours-cadre, c'est-à-dire à une forme de bivocalité convergente (Dost., 259), mais il arrive aussi que l'expression citée devienne le siège d'un discret affrontement entre la voix citée et la voix citante. Le début du chapitre I nous en fournit un exemple saisissant : Laruelle, tout en se promenant, repense aux événements tragiques de l'année précédente, et la lucidité ironique qui caractérise ses réminiscences est rendue manifeste par la présence de mots entre guillemets :

‘Careless of his tennis clothes, M. Laruelle climbed the embankment. Yet he was right, he told himself, as reaching the top he paused for breath, right, after the Consul had been "discovered" (though meantime the grotesquely pathetic situation had developed, where there was not, on probably the first occasion when one had been so urgently needed, a British Consul in Quauhnahuac to appeal to), right in insisting Hugh should waive all conventional scruples and take every advantage of the curious reluctance of the "police" to hold him –their anxiety, it all but appeared, to be rid of him just when it seemed highly logical they should detain him as a witness, at least in one aspect of what now at a distance one could almost refer to as the "case" – and at the earliest possible moment join that ship providentially awaiting him at Vera Cruz. (UTV, 8-9)’

Le monologue narrativisé de Jacques Laruelle constitue à lui seul un effet de bivocalité convergente, c'est-à-dire de restitution de pensées auxquelles la voix narrative semble souscrire. A cet effet bivocal somme toute banal vient s'ajouter une forme de bivocalité plus subtile, et néanmoins aisément perceptible, dans la mesure où des guillemets signalent au lecteur la présence d'un discours hybride. Ainsi, lorsque Laruelle fait allusion à la fin tragique du Consul par une sorte d'euphémisme particulièrement approprié (« after the Consul had been “discovered” ») dans un chapitre liminaire qui nous laisse entrevoir les choses, sans nous les dévoiler intégralement, le mot « “discovered” » est perçu comme s'il était mis à distance ironiquement par Laruelle (et par la voix narrative qui rapporte ses pensées). Par leur mise en relief du mot, les guillemets semblent indiquer que Laruelle ne souscrit pas entièrement à un tel choix lexical, mais qu'il y a recours pour marquer, sous cette forme de réemploi ironique, son désabusement par rapport à ce que l'on pourrait interpréter comme la présentation officielle et édulcorée des faits.91

Cette dénonciation de la langue de bois des autorités mexicaines, par l'entremise de la restitution ironique d'un euphémisme officiel très hypocrite, est complétée par une dénonciation de la police elle-même. En effet, le mot police, entouré lui aussi de guillemets, souligne, sans doute avec une ironie encore plus marquée, l'inadéquation entre le signifiant et la réalité décrite. Le lecteur, tout en ne sachant pas encore, du moins lors d'une première lecture, pourquoi le terme « “police” » est usurpé par ceux qui s'auto-désignent ainsi (ou qui, en tout cas, se sont substitués aux véritables forces de police92), sent, plus ou moins confusément, que Laruelle, relayé par la voix narrative, dialogise le mot en l'affectant d'un coefficient de duplicité.

Ainsi, la voix du personnage-réflecteur entre dans un rapport dialogique d'affrontement avec celle de la para-police fasciste qui s'auto-proclame police, tout en commettant des méfaits qui , à travers tout le roman, la désignent comme étant hors-la loi, ou au delà des lois. L'instance narrative semble dire : « Attention, Laruelle parle de police, mais il n'en pense pas un mot! », comme si Laruelle avait, jusque dans ses pensées, adopté un langage double, une espèce de fausse orthodoxie langagière commune à toute population sous surveillance, lui permettant d'ironiser sur la facticité des institutions mexicaines tout en faisant entendre sa propre dissonance.

Le mot « “case” », bénéficiant de la même mise en valeur typographique, ressortit à une langue juridique que Laruelle est tenté d'employer (« ...of what now at a distance one could almost refer to as the “case” » italiques ajoutés), d'autant qu'elle lui permet de jouer sur la polysémie du mot (le cas de figure bizarre que constitue la mort de l'ex-Consul et qui, pour la première fois à Quauhnahuac, rendait nécessaire la présence d'un Consul britannique, et l'affaire juridico-criminelle), tout en dénonçant le semblant d'enquête judiciaire (la « police » n'a pas retenu Hugh pour procéder à la reconnaissance du corps) et la parodie de justice qui ont présidé à l'élucidation du « cas » en question.

Pour reprendre la terminologie bakhtinienne, l'on pourrait parler à propos des trois exemples relevés dans le passage ci-dessus, de « mots bivocaux divergents » (Dost., 259), c'est-à-dire de mots où « [l]a deuxième voix qui s'installe dans le mot d'autrui agresse son premier possesseur et l'oblige à servir à des fins totalement opposées. Le mot sert d'arène à la lutte entre ces deux voix » (Dost., 252). Le degré de divergence de ce « mot ironique93 » varie en fonction des intentions de l'auteur et de celles de son personnage. Ainsi, « discovered », « police » et « case » sont certes des mots bivocaux empreints d'ironie puisqu'ils dénoncent une fausse découverte et une fausse enquête faites par une pseudo-police. (La para-police fasciste, n'ayant pas pu « découvrir » un meurtre qu'elle a commis elle-même, n'a pas davantage voulu mener une véritable enquête sur cette « affaire », et pour cause!) Toutefois, Laruelle (en tant que personnage-réflecteur) et Lowry (en tant qu'auteur) semblent tous deux profiter, quoique à des niveaux différents, de l'opacité de ces mots, le premier pour se retrancher derrière des euphémismes sécurisants face à une tragédie qui le hante, le second pour ne pas déroger au contrat narratif de dévoilement partiel de l'information qu'il s'est fixé dans ce chapitre liminaire.

Ce sont donc bien des mots-écrans, ou, pour être plus précis, des mots dont le signifiant fait écran et dissimule, dans un premier temps, le véritable sens qu'il faut y lire. Les guillemets fonctionnent comme des indices de bivocalité qui permettent au lecteur de percevoir l'accentuation ironique de ces mots, le signifié sous-entendu derrière le signifié immédiat. Il s'agit là d'une bivocalité qui, bien qu'aisément perceptible, se veut discrète : la partition dialogique qu'exécutent personnage et voix narrative, sous la direction de l'auteur, est certes ironique, ma non troppo, car ils la jouent en sourdine94.

Notes
91.

A cet égard, il est intéressant de lire le commentaire ironique qu'en donnent Ackerley & Clipper : « The police had presumably “searched” for the body of the Consul, “found” it after a suitable length of time, and informed Hugh, who then telephoned Laruelle » (Companion, note 14.3, p. 14). Il est d'ailleurs amusant de constater que, par un effet de contamination stylistique, Ackerley et Clipper ont recours au même procédé de bivocalisation divergente via les guillemets.

92.

Il s'agit en fait d'une police militaire, infiltrée par des éléments fascistes (appelés sinarquistas), comme l'explique le Consul à Hugh au chapitre VI (UTV, p. 183).

93.

Bakhtine emploie l'expression « mot parodique » (Dost., p. 252) pour désigner les « cas où l'on se sert du mot d'autrui pour exprimer des orientations qui lui sont hostiles », mais nous lui préfèrerons le terme « mot ironique » (que Bakhtine emploie dans le même paragraphe, et qu'il associe au « mot parodique », sans les rendre synonymes), qui nous paraît mieux correspondre au phénomène étudié ci-dessus.

94.

Jacques Darras, l'auteur de la seconde traduction française du roman, Sous le volcan ( Paris : Editions Bernard Grasset, 1987), n'a pas été sensible à ces effets bivocaux qu'il a neutralisés en supprimant les guillemets pour deux des trois mots en question (Voir SV, pp.24-25). En revanche, la première traduction, celle de Stephen Spriel (avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l'auteur), Au-dessous du volcan (1950; Paris: Editions Gallimard coll. « Folio », 1973) restitue fidèlement les guillemets entourant les trois mots. (Voir ADV, pp. 43-44).