Le vacarme carnavalesque

Cette retenue est loin de constituer une règle générale pour l'ensemble du roman. Le texte lowryen se nourrit également d'effets dialogiques plus roboratifs, notamment dans certains morceaux de bravoure, parmi lesquels figure en bonne place, au chapitre X, la fameuse scène de la lecture du menu au Salón Ofélia. Le patron, Señor Cervantes, en a donné un exemplaire au Consul, déjà attablé, et s'apprête à faire de même pour Yvonne et Hugh qui reviennent d'une baignade. Ce menu qui, de l'aveu même de Lowry, est la transcription enrichie d'un « authentique menu mexicain »95, affiche une polysémie éhontée, où les noms insolites des plats sont autant d'allusions sério-comiques à la misère sexuelle du Consul, à sa situation conjugale, et aux crimes et délits de l'un ou l'autre personnage :

‘“What would you all prefer? Cawliflowers or pootootsies,” the Consul, innocent, drinkless in a booth, greeted them, frowning; the supper at Emmaeus, he felt, trying to disguise his distant mescal voice as he studied the bill of fare provided him by Cervantes. “Or extramapee syrup. Onans in garlic soup on egg...’ ‘“Pep with milk? Or what about a nice Filete de Huachinango rebozado tartar con German friends?”’ ‘Cervantes had handed Yvonne and Hugh each a menu but they were sharing hers: “Dr. Moise von Schmidthaus' special soup,” Yvonne pronounced the words with gusto.’ ‘“I think a pepped petroot would be about my mark,” said the Consul, “after those onans.”’ ‘“Just one,” the Consul went on, anxious, since Hugh was laughing so loudly, for Cervantes' feelings, “but please note the German friends. They even get into the filet.” ’ ‘“What about the tartar?” Hugh inquired.’ ‘“Tlaxcala!” Cervantes, smiling, debated between them with trembling pencil. “Sí, I am Tlaxcaltecan... You like eggs, señora. Stepped-on eggs. Muy sabrosos. Divorced eggs? For fish, sliced of filet with peas. Vol-au-vent à la reine. Somersaults for the queen. Or you like poxy eggs, poxy in toast. Or veal liver tavernman? Pimesan chike chup? Or spectral chicken of the house? Youn' pigeon. Red snappers with a fried tartar, you like?”’ ‘“Ha, the ubiquitous tartar,” Hugh exclaimed. (UTV, 290-291)’

Bien que Lowry affirme avoir utilisé un menu authentique, et n'avoir procédé qu'à « quelques améliorations », il ne fait guère de doute que la mouture qu'il nous en propose est fortement trafiquée : les restaurateurs mexicains maltraitant la langue anglaise seraient de véritables génies s'ils réussissaient, dans leurs errements hétéroglottes, à produire quasi-systématiquement de nouveaux effets de sens. Seul Cervantes, qui, chez Lowry, n'est pas le créateur d'un chasseur de moulins à vent, mais un véritable moulin à paroles déglingué, est à même de produire inconsciemment un hybride langagier, à partir d'un anglais de cuisine mâtiné de français et d'espagnol, où les inepties ont un sens, ou plutôt un double sens96.

En effet, ce qui est donné à lire dans ce menu a certes un caractère orgiaque, mais l'évocation des plaisirs de la table n'est qu'un pré-texte pour décliner ceux de la chair, sous toutes leurs formes (ou presque), et avec toutes les conséquences qu'ils peuvent entraîner. L'art culinaire est donc lui-même mis à mal par cette débauche verbale qui fait la part belle aux sous-entendus de tous ordres, ceux-ci venant parasiter la représentation des mets proposés. Autant dire qu'au menu de ces festivités langagières, le réalisme n'est pas vraiment de mise. En revanche, le grotesque, dans ses aspects bouffons et bizarres, voire inquiétants et morbides, y trouve une place de choix. Du côté purement bouffon sont à ranger les éléments du menu tels que « extramapee syrup » et « Pimesan chike chup » où les sous-entendus sont apparemment inexistants, et où les effets de distorsion phonétique qu'introduit la voix mexicaine ne servent qu'à dialogiser ces expressions sur le mode ludique97. Toutefois, comme l'a fort bien expliqué Lowry, l'exploitation purement ludique de ces déformations langagières n'était pas le but principal qu'il recherchait : il souhaitait que presque chaque plat cité fasse écho de manière quasi-démoniaque (« an overtone of the fiendish (though expressed in a ridiculous manner) », CL2, 350) aux préoccupations des trois commensaux.

La principale torsion infligée au langage agit tout d'abord sur les signifiants des mots. Ainsi « onions » devient « onans », et « poached eggs » « poxy eggs »98, les signifiants travestis donnant naissance à une espèce de mots-valises99 qui déclinent la double isotopie de l'art culinaire et des pratiques et maladies sexuelles dites honteuses. Dans ce menu diabolique, le choix du Consul est clair : après une entrée (les « onans ») que lui inspirent ses déboires amoureux avec son ex-femme (son impuissance évoquée au chapitre III100), il compte se rattraper en commandant « a pepped petroot », c'est-à-dire en s'achetant, en quelque sorte, une nouvelle virilité. Pour ce faire, le signifiant « beetroot » s'est d'une part acoquiné avec « pepped » (qui, comme le montre Lowry, suggère la vitalité que peut donner un aphrodisiaque101), et a lui-même subi quelques transformations, l'amputation du b initial remplacé par le greffon p lui permettant de mieux suggérer l'organe phallique. De manière générale, il semblerait que les préférences du Consul aillent aux plats susceptibles de lui donner une nouvelle vigueur (« Pep with milk »102) ou de lui rappeler ses sinistres exploits passés (réels ou fictifs103) : ainsi les mystérieux « German friends » ont peut-être un petit air d'officiers allemands faits prisonniers à bord du S.S.Samaritan qu'il commandait pendant la guerre, et brûlés vifs dans la chaudière104. Ces derniers servent en tout cas d'accompagnement au filet de poisson sauce tartare, alors qu'ils étaient la prise principale dans les « filets » (net) du jeune Geoffrey Firmin. Peu importe la nuance, car de fil(et) en ai-/an-guille, ils passent à la casserole, au gré des fantaisies translinguistiques du texte. Quant au tartare omniprésent dans le menu, comme le note Hugh, s'il est consommable sous forme de sauce, il est souvent aussi la conséquence de l'amour consommé sans prudence105. Associé à « Tlaxcala », en raison d'une méprise auditive de la part de Cervantes, le mot décline à son tour le thème de la trahison106 : les signifiants s'entrechoquent et produisent une proli­fération du sens.

L'effet de brouillage se poursuit avec la lecture du menu agrémentée d'une traduction simultanée par l'expert malgré lui des travestissements verbaux, le señor Cervantes en personne. Yvonne en est la principale bénéficiaire, ainsi que sa cible de choix. Le menu déploie le paradigme de l'œuf dans tous ses états, et les plats proposés sont autant d'allusions déguisées aux mésaventures du couple que forment encore Yvonne et Geoffrey Firmin : les œufs sur lesquels on marche, de façon métaphorique, certes, pourraient servir d'explication aux pannes sexuelles du Consul et désigner Yvonne comme la responsable107; les œufs « divorcés », mais aussi bien « brouillés », parlent d'eux-mêmes et connotent très clairement la séparation du couple, alors que la dernière variété proposée, précédée du « Vol-au-vent à la reine » (dont la traduction littérale donnée par Cervantes ne fait qu'une bouchée du sens culinaire pour suggérer, dans une langue salace, les galipettes de certains « gallinacés »), peut être lue comme la sinistre conséquence des ... excès en vol108.

Des métaphores phalliques aux allusions à l'onanisme et à l'impuissance, du complexe d'absorption ou de destruction de la figure parentale et/ou christique109 aux trahisons privées (l'adultère) ou politiques, le menu, par le biais du travestissement linguistique (dont la déformation du signifiant et la traduction littérale d'idiotismes culinaires français ou espagnols sont ici deux manifestations essentielles), se double d'un inventaire des appétits humains de tous ordres et des frustrations découlant de leur inassouvissement.

Ce salmigondis épicé, dont Cervantes est le faire-valoir ridicule, mais où résonnent aussi les deux autres voix masculines110, devient un archétype de discours carnavalisé, où les mots ne sont plus à sens unique, mais ambivalents et ouverts. En effet, à la bivocalité bruyante du discours truqué de Cervantes (truqué par l'auteur, cela va sans dire), viennent s'ajouter les harmoniques des voix interprétatives : Hugh, et surtout le Consul, prennent part à ces agapes langagières où Yvonne fait un peu figure de tiers exclu, mais en dernière analyse, c'est aussi le lecteur qui, pris dans les mailles du texte, se laisse aller à ses propres constructions de sens et introduit sa voix dans un discours qui, si l'on ose dire, n'est pas du tout cuit pour lui.

Notes
95.

C'est dans une lettre datée du 21 mars 1951, adressée à Clemens ten Holder, son premier traducteur allemand, que Lowry explique l'origine du menu :

« […] But in order to get the joke at all it is necessary to understand that this is the literal transcription –with certain reservations and improvements – of an actual Mexican menu and such a menu, now lost, was in my possession when I wrote it. When I say ‘actual Mexican menu,’ it has to be borne in mind that (a) the Consul is reading from the menu (b) Cervantes is reading it over his shoulder and also trying to translate it into English (c) he – Cervantes – doesn’t have to translate it all for the menu is already partly written in English of a fantastic and ridiculous character,, which he also reads, though for that matter it is also partly written in French as well as Spanish. (This vaguely relates to the confusion of tongues – the Babel motif of Chapter XII, but forget that for the moment.) The general character of such menus in Mexico is often of a kind of semi-illiterate obsequiousness to the tourist, nearly always presumed to be American […] » (CL2, pp. 349-350).

96.

Lowry, en faisant de Cervantes le dépositaire de ce langage truqué, a également veillé à rappeler l'identité du personnage: Cervantes ne s'auto-désigne-t-il pas comme « Tlaxcaltécain », c'est-à-dire comme membre d'un peuple qui s'est allié au conquérant espagnol, Cortés, pour échapper à la domination aztèque et qui a ainsi trahi, en quelque sorte, un peuple « frère »? (Voir Companion, note 297.1, p.362). La trahison–ou le travestissement–du langage s'incarne donc dans un personnage tout désigné.

97.

Selon Ackerley et Clipper, « extramapee syrup » pourrait être la déformation de « Ham and Pea soup » Voir Companion, note 292.3 (b), p.354.

98.

Voir Companion, note 292.3 (n), p. 355.

99.

Bernard Dupriez en donne la définition suivante : « Amalgamer deux mots sur la base d'une homophonie partielle, de sorte que chacun conserve de sa physionomie de quoi être encore reconnu. [...] Le but du procédé est le plus souvent la syllepse de sens. » Gradus : Les procédés littéraires (Paris : Christian Bourgois, 1984), p. 303.

100.

UTV, p. 90.

101.

« ...a pepped petroot is phallic: ‘pepped’ implies the aphrodisiac again (though it's another, intentional on my part, mistake, probably the attempt is to say ‘pickled’ another slang term for drunk), ‘peetroot’ is ‘beetroot’, but the combination of ‘pee,’ to urinate --please excuse the vulgarity-- and ‘root’ (penis) makes the joke; in other words an aphrodisiac might be in order after his impotence » (CL2, p. 351).

102.

« ‘Pep with milk’ of Cervantes' is simply ridiculous, though it might suggest unintentionally an aphrodisiac. (The word ‘pep’ is very American, originally pertains to the digestion.) [...] Now I remember that Pep is a well-known American breakfast food; ‘pep’ is also of course an innocent American slang word simply meaning vitality » (CL2, pp. 350-351).

103.

Voir UTV, pp. 32-33.

104.

« The final pun (German friends = “almejas fritas,” “fried clams”; hence “alemanes fritos”) contains ominous suggestions of the German officers burned alive in the furnaces of the Samaritan... » (Companion, note 292.3 (e), p. 354).

105.

« The eighteenth century expression, “to catch a tartar” (that is, to contract V.D.) turns the edible into the unspeakable » (Companion, note 292.3(s), p. 355).

106.

« Cervantes mishears “tartar” as “Tlaxcala,” thereby linking burned Germans, red Tartars, and traitorous Tlaxcalans » (Companion, note 292.3(h), p. 355). Lowry, dans sa lettre à Clemens ten Holder, apporte la précision suivante : « But the note struck is political: both tartar [...] and German friends imply the ‘fifth column,’ though on opposite sides: tartar = Russian. (Cervantes himself who is a Tlaxcalan, also suggests, generally speaking, traitorousness.) » (CL2, p. 351).

107.

Lowry n'y voit toutefois aucune allusion sexuelle, du moins après-coup : « Stepped on eggs, is merely funny: there must have been something in the Spanish that could be translated like that or it is another absurd mistranslation on the menu » (CL2, p. 351). Ackerley et Clipper se contentent de reprendre les explications du jeu de mots à partir de l'espagnol fournies par Arnt Lykke Jakobsen : « In Spanish, “huevos pisados,” a deviation from “huevos pasados por agua,” “soft-boiled eggs”; the pun arising from the expression “andar pisando huevos,” “to walk gingerly,” that is, on eggs (Jakobsen, p. 96) » (Companion, note 292.3(i), p. 355). Les trois critiques susnommés ont pourtant souligné que huevos signifiait aussi « testicules » en espagnol (Voir Companion, note 61.2, p. 91). Une interprétation plus hardie semble donc s'imposer ici.

108.

D'un point de vue narratif, ces allusions aux infidélités d'Yvonne préfigurent les accusations, violentes et directes celles-là, que le Consul profèrera à son endroit (et à celui de Hugh) avant de s'enfuir vers le Farolito. (Voir UTV, pp. 312-314).

109.

Ces deux éléments apparaissent dans la suite du menu que nous n'avons pas pu reproduire intégralement :

« “Madre?” the Consul asked, “What's this madre here?–You like to eat your mother, Yvonne?”

“Badre, señor. Fish también. Yautepec fish. Muy sabroso. You like?”

“What about it, Hugh–do you want to wait for the fish that dies?” » (UTV, p. 291)

Comme l'ont suggéré Ackerley et Clipper, « The “fish that dies” is in one sense Christ; in another, the Consul » (Companion, note 292.3 (ff), pp. 356).

110.

Yvonne prend part à la lecture du menu, mais les allusions salacesqu'y lisent les deux hommes semblent lui échapper :

« “I think the spectral chicken of the house would be even more terrific don't you?” Yvonne was laughing, the foregoing bawdry mostly over her head however, the Consul felt, and still she hadn't noticed anything » (UTV, p. 291).