La contribution dialogique des personnages

Si les personnages font des signes un destin, s'ils croient déceler dans les toponymes et autres mots étrangers une signification particulière qui leur serait adressée, c'est parce que l'inquiétante étrangeté de la langue favorise le détournement, et partant, la prolifération, du sens. Ces mots qui apparaissent comme des réservoirs de sens aux personnages sont en fait autant de réceptacles de sens, d'unités lexicales qui se prêtent à la sur-sémantisation que les protagonistes provoquent en permanence lorsqu'ils décodent et interprètent l'environnement verbal étranger qui est le leur au Mexique. Il en résulte, comme nous l'avons vu, un enrichissement dialogique du texte. L'auteur provoque la situation d'exil linguistique dans laquelle se trouvent ses personnages pour introduire dans son récit, par le biais de l'interactivité des langues, d'ironiques et savoureux effets de polysémie langagière.

Celle-ci peut marquer la conscience des personnages ou, tout au contraire, leur échapper complètement, selon qu'ils s'apparentent plus ou moins à la figure de l'auteur : c'est surtout le cas du Consul, dans une certaine mesure celui de Hugh, mais guère celui d'Yvonne. En effet, davantage sensible au pouvoir évocateur d'une image qu'à la polysémie verbale, Yvonne semble la plupart du temps imperméable à l'ironie du langage : rarement complice du ludisme dialogique programmé par l'auteur, elle n'en est que l'instrument passif , quelque peu déconcerté par la bizarrerie de certaines situations langagières. Cependant, lorsqu'au chapitre II elle passe devant une crémerie très logiquement signalée par une enseigne portant l'inscription Lechería, elle se souvient du sens obscène, alors tout à fait incongru à ses yeux, que quelqu'un avait donné à ce terme ( « (brothel, someone had insisted it meant, and she hadn't seen the joke) », UTV, 55), et semble enfin relever le jeu de mots qui provient de la superposition du substantif anglais lechery, désignant la luxure ou la lubricité, et de son anodin paronyme espagnol. Victime de sa propre pudibonderie, ou longue à la détente, Yvonne avait, une fois de plus, été le dindon (ou, si l'on peut dire, la dinde) de la farce dialogique que lui avait jouée « quelqu'un » ressemblant fort à l'auteur...ou au Consul. 145.

Toutefois, il est intéressant de noter que les compétences lexicales propres à tel ou tel personnage restent secondaires par rapport à son appartenance à un groupe linguistique donné. Ce qui suscite les effets dialogiques, hormis la prédilection évidente de l'auteur pour le détournement carnavalesque des mots, c'est l'acte de déchiffrage d'une langue et de ses signes par le biais du filtre déformant d'une autre langue. Dès lors, il importe peu qu'un personnage soit doté d'une conscience aiguë du phénomène verbal qu'il génère. Certes la lucidité que lui prête l'auteur lui permet d'apparaître comme l'agent actif d'une dialogisation rendue plus perceptible et souvent plus croustillante grâce à l'attitude tantôt amusée, tantôt ironique, voire histrionique qui le caractérise146. Mais le degré de participation dialogique du personnage est une chose, l'existence d'effets dialogiques dans Under the Volcano en est une autre, plus fondamentalement tributaire d'une zone de contact entre deux ou plusieurs voix, et plus particulièrement entre deux idiomes. Aussi n'est-il pas surprenant qu'Yvonne, comme le Consul, puisse servir d'alibi à la bivocalité du texte. Leur statut d'exilés linguistiques tient effectivement lieu de caution diégétique à la production de ces phénomènes textuels (qui requièrent néanmoins la participation active du lecteur sans lequel l'effet dialogique reste plat), et la façon dont l'auteur se sert d'eux afin de satisfaire son goût pour l'ambiguïté verbale est fondamentalement la même, en dépit des compétences particulières qu'il attribue au Consul.

Le paquet de cigarettes que le Consul tend à Yvonne au chapitre II, et qu'il sort à nouveau de sa poche au Farolito, nous fournit un bon exemple de la manière dont Lowry exploite les réactions de ses personnages anglophones :

‘“Don't you love these early mornings.” The Consul's voice, but not his hand, was perfectly steady as now he put the timetable down. “Have, as our friend next door suggests,” he inclined his head to-ward the partition, “a–” the name on the trembling, offered, and rejected cigarette package struck her: Alas! “–” (UTV, 47)’ ‘[…] And [the Consul] saw dimly too how Yvonne's arrival, the snake in the garden, his quarrel with Laruelle and later with Hugh and Yvonne, the infernal machine, the encounter with Señora Gregorio, the finding of the letters, and much beside, how all the events of the day indeed had been as indifferent tufts of grass he had half-heartedly clutched at or stones loosed on his downward flight, which were still showering on him from above. [He] produced his blue package of cigarettes with the wings on them: Alas! He raised his head again; no, he was where he was, there was nowhere to fly to. And it was as if a black dog had settled on his back, pressing him to his seat. (UTV, 362)’

Dans les deux passages, l'effet dialogique résulte d'une superposition de deux idiomes : en voyant le mot espagnol alas qui sert de double graphique au dessin des ailes sur le paquet de cigarettes, les protagonistes lui substituent son homonyme anglais qui signifie « hélas »147. Ce qui se produit dans les deux cas est un phénomène de réaccentuation à deux niveaux du mot espagnol : Yvonne et Geoffrey Firmin, en le lisant mentalement, déplacent d'une part l'accent tonique de la première à la seconde syllabe, et donnent d'autre part un accent élégiaque au mot, comme semble l'indiquer à chaque fois la présence d'un point d'exclamation dans le texte148. L'énoncé publicitaire se transforme alors en traduction d'une pensée intime et l'auteur fait d'une pierre deux coups: si la dialogisation de ce texte lapidaire nous renvoie à l'identité anglophone des personnages, elle exprime aussi de manière fort habile et économe leur état d'esprit.

Yvonne est frappée par le nom de la marque de cigarettes parce qu'il semble traduire si parfaitement sa tristesse et son désarroi à la vue de son ex-mari aussi ivre que lorsqu'elle l'avait quitté un an plus tôt. Quant au Consul, il regrette, à la fin de l'histoire, d'être, tel l'albatros de Baudelaire, comme cloué au sol et de n'avoir, hélas!, pas d'ailes pour s'enfuir du Farolito. Tout est affaire de ponctuation pour l'auteur, d'accentuation et d'intonation chez les personnages : les subtilités de l'écriture et de la phonétique s'associent pour permettre au lecteur de percevoir aisément la subjectivité d'Yvonne et du Consul qui investit l'énoncé publicitaire. Notons toutefois que la lecture d'Yvonne est productrice d'un effet dialogique dont le personnage ne semble pas avoir conscience: toute compétence polyglotte paraît déniée à cette ex-actrice de série B, américaine de surcroît, qui ne fait que substituer un mot à un autre149.

Le Consul, en revanche, réagit comme un anglophone qui a embrassé la carrière de diplomate et qui trouve en terre étrangère l'occasion d'exercer sa verve et de faire des jeux de mots. Aussi la glose consulaire relative au mot alas atteste-t-elle d'une conscience aiguë du phénomène dialogique qu'il a créé : le Consul, en lisant le mot espagnol, pense immédiatement à son homonyme anglais, tout en gardant à l'esprit la corrélation évidente entre le dessin sur le paquet et le nom de la marque qui lui sert de légende explicative. Pour lui, le mot alas est immédiatement à double sens : il désigne, comme nous l'avons indiqué plus haut, le regret de n'avoir pas d'ailes, de devoir se résigner à la chute infernale (préfigurée par l'évocation du chien noir installé sur ses épaules, variante du chien paria) au lieu de pouvoir envisager une élévation sereine150. Alas est un mot hybride et translinguistique pour le Consul, et le phénomène dialogique que ce dernier suscite consciemment est une forme d'adjonction sémantique, alors qu'il est seulement (et inconsciemment) substitutif chez Yvonne. Le Consul est l'agent diégétique de la dialogisation voulue par l'auteur, Yvonne n'en est que l'instrument passif mais néanmoins efficace.

Un effet similaire de superposition dialogique de deux homonymes se produit au chapitre VII lorsque le Consul, se rendant à la fiesta, accompagné de son ami Laruelle, est abordé par un vendeur de journaux à la criée, et qu'il se retrouve une fois de plus lecteur de sa propre destinée :

‘In the plaza the tumult was terrific. Once again they could scarcely hear one another speak. A boy dashed up to them selling papers. Sangriento Combate en Mora de Ebro. Los Aviones de los Rebeldes Bombardean Barcelona. Es inevitable la muerte del Papa. The Consul started; this time, an instant, he had thought the headline referred to himself. But of course it was only the poor Pope whose death was inevitable. As if everyone else's death were not inevitable too! (UTV, 213)’

Pourquoi le Consul croit-il, l'espace d'un instant, que sa propre mort est annoncée par les manchettes des journaux alors qu'elles prédisent la mort imminente du Pape? Précisément parce que l'homonymie entre Papa (le Pape en espagnol) et papa (parfois utilisé en anglais pour parler du père) est renforcée par la contiguïté sémantique des deux mots (du père au Saint-Père), et parce que son rôle de père, ou plus exactement de substitut paternel vis-à- vis de Hugh, son demi- frère, lui revient à l'esprit alors même que le sentiment d'avoir été trahi par ce « fils » avec Yvonne151 devient de plus en plus obsessionnel. En outre, Lowry a veillé à ce que l'erreur du Consul soit en quelque sorte motivée textuellement : d'une part, le Consul fait lui-même allusion à son rôle paternel au chapitre III quand, étendu de tout son long dans la Calle Nicaragua, il se croit secouru par Hugh auquel il s'adresse dans son délire éthylique152; d'autre part, Hugh lui-même donne à plusieurs reprises le surnom de « Papa » à son frère, tant en son absence (comme au chapitre IV153) que lorsqu'il s'adresse à lui (pendant la course de taureaux au début du chapitre IX154).

Il importe en effet que le lecteur partage le malaise du Consul et qu'il ait l'impression de lire la chronique d'une mort annoncée : la mort du Pape devient celle du père de substitution qu'est Geoffrey Firmin, l'information à caractère universel recèle un avertissement personnel pour le Consul. Lorsque ce message réapparaît, tel un leitmotiv, pour clore le chapitre155, il peut être lu comme une forme de prescience chez le Consul ou comme le verdict de la voix narrative, ce qui en renforce évidemment le caractère comminatoire. Formant à lui seul un paragraphe, il garde l'universalité du titre, tout en entrant dans une stratégie narrative de préparation du lecteur à l'inévitable, c'est-à-dire de consolidation du dispositif tragique.

Dès lors, la tentative de dédramatisation par le Consul de sa propre méprise (« As if everyone else's death were not inevitable too! ») devient rétrospectivement lourde d'ironie, car il ne croyait pas si bien dire : les mots, étrangers notamment, qui l'assaillent de toutes parts semblent effectivement conspirer contre lui et baliser son destin. Selon Maurice Couturier, « [l]e Consul est convaincu que les mots ne sont pas aussi innocents : tout au long de la journée, il sent obscurément que ces accidents de langage le précipitent inexorablement vers le gouffre156 ». Le lecteur finit par partager la paranoïa du Consul, d'autant que l'auteur s'ingénie à l'encourager en ouvrant le chapitre suivant par un paragraphe d'un laconisme inquiétant, qui constitue à la fois une indication sur le dénivelé de la route pour Tomalín et — métaphoriquement — sur la tournure des événements (« Downhill... », UTV, 231), et en le refermant sur la vision sinistre de vautours attendant que l'arrêt de mort de leur prochaine victime soit signé157.

En définitive, l'auteur recourt de façon systématique aux « glissements paronomastiques158 » (Couturier, 13) ou homonymiques qui découlent des erreurs de lecture et d'interprétation des personnages pour installer l'ironie dramatique et le tragique au sein de l'étrange et du confus. La mise en place du dispositif tragique se fait notamment à partir de ces déplacements de sens : les personnages, en commettant plus ou moins consciemment ces erreurs de lecture, inscrivent leur histoire dans des mots qui ne leur appartiennent pas, mais dont leur voix prend possession pour dire ce qu'ils sont ou vont devenir. Les effets dialogiques qui en résultent sont autant de modulations ironiques et d'harmoniques funestes qu'émettent les personnages : à ce titre, ces derniers sont aussi les hérauts tragiques de Under the Volcano.

Il serait néanmoins excessif de n'attribuer qu'une portée tragique aux paronomases programmées par le roman. Under the Volcano, en tant que tragédie moderne, flirte sans cesse avec le grotesque et le sério-comique, et se nourrit abondamment aussi de ce terreau littéraire.

Notes
145.

Le jeu de mots, en passant sur l'axe du récit, est comme une amorce proleptique des sous-entendus qu'elle feindra de comprendre lors de la lecture du menu de Cervantes au chapitre X, sans voir qu'en réalité ils sont faits à ses dépens (Voir notre étude de ce passage dans le chapitre précédent.) En ce sens, la prise de con- science de la plaisanterie qu'on lui a faite au sujet du mot Lechería procède de l'ironie dramatique, car si Yvonne a compris ce jeu de mots ponctuel, elle ne se doute pas des autres piques qui lui seront lancées.

146.

Le Consul, dont nous étudierons l'histrionisme verbal un peu plus loin, en est l'exemple le plus convaincant.

147.

Comme l'a souligné Patrick McCarthy, l'erreur de lecture est habilement préparée par l'auteur : « (Lowry prepares his readers for this “misreading” by introducing the word in Geoffrey's letter in chapter 1, where it is associated with the division between husband and wife: “Alas, what has happened to the love and understanding we once had!” [UTV, 40].) », Mc Carthy, p. 68).

148.

Ce signe de ponctuation est en fait la trace textuelle de l'effet dialogique : il est la marque de la lecture subjective et, partant, de l'intonation des deux personnages anglophones, et non pas un élément graphique faisant partie intégrante du logo sur le paquet de cigarettes.

149.

La superposition des deux idiomes est ici le seul fait de l'auteur (et du lecteur extradiégétique dans la perception qu'il a de l'effet dialogique), et non du personnage-lecteur. Lowry omet d'ailleurs de mentionner dans ce passage le dessin des ailes sur le paquet de cigarettes pour rendre plus plausible l'interprétation d'Yvonne.

150.

Comme l'ont suggéré Ackerley et Clipper, et à leur suite P. McCarthy, le chien noir est aussi une allusion au Faust de Goethe : « Since the black dog “constitutes a reference to Goethe's Mephistopheles, who first appeared to Faust in the guise of a black poodle” ([Companion, note 362.2, p. 436]), the Consul's final reading of the cigarette pack implies a rebuttal of the line from Goethe's Faust that appears as the final epigraph to Under the Volcano: “Whosoever unceasingly strives upward ... him can we save” » (McCarthy, p. 69).

151.

Le triangle œdipien que forment le Consul, Yvonne et Hugh paraît suffisamment évident pour n'appeler ici aucun autre commentaire.

152.

« [...]–there has been all too little opportunity to act, so to say, as a brother to you. Mind you I have perhaps acted as a father: but you were only an infant then, and seasick, upon the P and O, the old erratic Cocanada » (UTV, p. 78).

153.

« “Yes, Guzmán, I think that was the name. I tried to persuade him to see Geoff. But he refused to waste time on him. He said simply that so far as he knew there was nothing wrong with Papa and never had been save that he wouldn't make up his mind to stop drinking” » (UTV, p. 117).

154.

« “Nandi,” the Consul [...] muttered, peering sideways with one eye through cigarette smoke at the ring, “the bull. I christen him Nandi, vehicle of Siva, from whose hair the River Ganges flows and who has also been identified with the Vedic storm god Vindra --known to the ancient Mexicans as Huracán.”

“For Jesus' sake, papa,” Hugh said, “thank you” » (UTV, p. 257).

155.

Cf. UTV, p. 230.

156.

« La tragédie des erreurs : Under the Volcano », Les Années 30/Malcolm Lowry, Université de Nantes, N°13, (février 1991), p. 14. (Toute référence ultérieure à cet article sera accompagnée de la mention Couturier).

157.

« They stared after them as the twin doors of the tavern swung to: — it had a pretty name, the Todos Contentos y Yo También. The Consul said nobly:

“Everybody happy, including me.”

And including those, Hugh thought, who effortlessly, beautifully, in the blue sky above them, floated, the vultures–xopilotes, who wait only for the ratification of death » (UTV, p. 253, italiques ajoutés).

158.

La paronomase la plus importante du roman est celle qui résulte de la mauvaise lecture par le Consul de la pancarte des jardins publics (« ¿ LE GUSTA ESTE JARDÍN?... »). Celle-ci réapparaît plusieurs fois dans le roman pour en devenir le thème/motif principal, et sera de ce fait analysée en détail dans la deuxième partie de ce travail consacrée à l'étude des effets autotextuels dans UTV.