Adoubement et rabaissement : l'exploitation sério-comique du mot étranger

Le mot étranger, quoique souvent anxiogène, est parfois aussi source de comique, voire d'auto-dérision pour les personnages, ou encore producteur d'un sentiment mêlé où l'hilarité dissimule une crainte plus profonde. Le Consul, dont l'attitude paranoïaque favorise l'angoisse face à l'étrangeté des mots, est également, de tous les personnages, celui qui, précisément parce qu'il affectionne l'équivoque et l'insolite de la langue, est particulièrement prédisposé à (s')en jouer. Ainsi, les glissements parono­mastiques dont il est souvent le maître d'œuvre lui permettent de rire de sa situation ou de celle des autres. Au chapitre VII, c'est au moyen d'un de ces jeux de langage qu'il essaie de faire comprendre à son ami Laruelle qu'Yvonne les a cocufiés tous les deux :

‘“For God's sake. Go home to bed ... Or stay here. I'll find the others. And tell them you're not going...”’ ‘“But I am going,” the Consul said, commencing to take one of the shrimps apart. “Not camarones,” he added. “Cabrones. That's what the Mexicans call them.” Placing his thumbs at the base of his ears he waggled his fingers. “Cabrón. You too, perhaps ... Venus is a horned star.” (UTV, 217)’

A vrai dire, le Consul n'est pas le véritable auteur de ce jeu de mots : il n'en est que l'emprunteur amusé et quelque peu diabolique qui, cette fois-ci, emboîte le pas aux autochtones pour signifier à Laruelle leur condition commune. Comme chacun sait, on est toujours un peu ce que l'on mange, aussi n'est-il pas surprenant de voir quelques lignes plus loin le Consul offrir avec insistance des crevettes à son ami cornard :

‘“Have a devilled scorpion,” invited the Consul, pushing over the camarones with extended arm. “A bedevilled cabrón.” (UTV, 218)’

Tout en se moquant de Laruelle, le Consul semble aussi suggérer, sur le mode de l'humour noir, quelque chose de bien plus inquiétant en associant dans son discours le scorpion et le bouc159. Le passage d'un animal à l'autre n'est pas fortuit; il résume d'une certaine manière l'itinéraire du Consul : détaché du monde et d'autrui (comme le scorpion160), se complaisant dans une ivresse irresponsable, il n'a peut-être que les cornes qu'il mérite, et celles de la débâcle conjugale vont finir par devenir celles du bouc émissaire161. Toutefois, lorsqu'il offre des crevettes (paronymiquement proches en espagnol du bouc et morphologiquement, dans une certaine mesure, du scorpion) à l'ami qui l'a trahi, le Consul, loin de jouer au héros tragique, officialise, si l'on peut dire, par une sorte de rituel grotesque, l'entrée de Laruelle dans une Societas cornardorum162 dont il serait le membre fondateur. L'absorption des crevettes qui, à la faveur d'un jeu de mots local, désignent le Consul cocu, est envisagée par ce dernier comme l'incorporation symbolique de ce grotesque état par Laruelle. Revanche diabolique de l'arrosé sur l'un de ses arroseurs.

Ce n'est pas la première fois que le Consul a recours à un tel cocktail langagier pour accuser les responsables de son cocuage. A peine arrivée à Quauhnahuac, Yvonne est dépossédée de ses propres mots par le Consul qui, au moyen d'un détournement dialogique, lui rappelle de manière sibylline les cornes dont elle l'a gratifié autrefois :

‘“—From Acapulco, Hornos ... I came by boat, Geoff, from San Pedro—Panama Pacific. The Pennsylvania. Geoff—”[...]The Consul was saying with gravity: “Ah, Hornos—But why come via Cape Horn? It has a bad habit of wagging its tail, sailors tell me. Or does it mean ovens?” (UTV, 47)’

Bien qu'ayant à son actif une nuit fort arrosée au bal donné « a Beneficio de la Cruz Roja » (UTV, 45) ainsi qu'un début de matinée très prometteur, le Consul n'a rien perdu de son à-propos et fait fi de plusieurs milliers de kilomètres pour donner un ancrage géographique plus adéquat à son discours truffé de sous-entendus. En substituant à la Playa Hornos d'Acapulco, à laquelle Yvonne semble faire allusion, le Cap Horn (Cabo de Hornos en espagnol), le Consul peut à la fois exploiter les connotations infernales du nom et y introduire dialogiquement des allusions à son propre enfer conjugal et existentiel en jouant sur l'homonymie en anglais du toponyme et des cornes qui l'obsèdent163. La forme caudale du Cap Horn a de surcroît l'ironique avantage de rappeler au Consul l'histoire du scorpion suicidaire : par le biais de cette historiette apparemment... sans queue ni tête, Geoffrey Firmin semble insinuer que le détour d'Yvonne par le cap de l'infidélité est à l'origine de sa conduite auto-destructrice, confondant ainsi peut-être la cause et l'effet, mais ne parvenant pas à atteindre son ex-épouse pour laquelle cet étrange galimatias n'a pas valeur d'accusation. Le lecteur, en revanche, savoure l'incongruité apparente de telles déclarations, et s'efforce de dénouer le lien métaphorique qui associe les frétillements grotesques d'un appendice continental aux gesticulations mentales du Consul.

Le mot étranger peut toutefois donner lieu à de cocasses phénomènes dialogiques sans que son dévoiement soit nécessairement homonymique ou paronomastique. Passés maîtres dans l'art d'infliger des torsions aux signifiants des mots et de faire résonner entre eux homophones et homographes de tous poils, Lowry et son complice diégétique savent également tirer profit d'expressions qui, sans être soumises à une quelconque déformation sonore ou graphique, suscitent, par une recontextualisation inattendue, un effet comique. Le chapitre V, dans lequel le Consul propose à son voisin, le très puritain Quincey, une relecture fort tendancieuse de la Genèse, nous en fournit un exemple de choix. Tout à son exégèse du péché originel, le Consul n'a pas conscience de déroger aux règles de la bienséance vestimentaire, mais finit par suivre le regard accusateur de son voisin dirigé vers la partie inférieure de son anatomie. Ayant constaté la faute, il s'empresse de la réparer en joignant une parole incongrûment solennelle au geste :

‘[…] “perhaps Adam was the first property owner and God, the first agrarian, a kind of Cárdenas, in facttee hee!– kicked him out. Eh? Yes,” the Consul chuckled, aware, moreover, that all this was possibly not so amusing under the existing historical circumstances, “for it's obvious to everyone these days–don't you think so, Quincey?– that the original sin was to be an owner of property...”’ ‘The walnut grower was nodding at him, almost imperceptibly, but not it seemed in any agreement; his realpolitik eye was still concentrated upon that same spot below his midriff and looking down the Consul discovered his open fly. Licentia vatum indeed! “Pardon me. J'adoube,” he said, and making the adjustment continued, laughing, returning to his first theme mysteriously unabashed by his recusancy. (UTV, 133-134, italiques ajoutés)’

C'est sur le mode héroï-comique que le Consul parvient à sauver la face : contraint de fermer sa braguette, celui-ci décide de conférer à l'acte une noblesse que sa ridicule banalité semblait exclure.

Le recours à la langue étrangère, ou plus exactement aux langues étrangères, permet au Consul de se donner une contenance, voire d'opposer une certaine théâtralité railleuse à la réprobation de son censeur. En effet, s'il agrémente l'acte lui-même d'un commentaire en français à l'intention de Quincey, c'est en allemand qu'il évalue la froide acuité visuelle de son voisin et en latin approximativement cité164 qu'il s'arroge le droit d'invoquer une licence, à vrai dire plus licencieuse que poétique. Ainsi, la présence dans le discours et la pensée du Consul d'expressions étrangères appartenant, qui plus est, à des sociolectes165 particuliers, tend à ennoblir l'évocation de la scène bouffonne qu'il est en train de vivre, à la transposer de manière aussi comique qu'inattendue sur le registre de la solennité rituelle et de la grandeur poétique. La recontextualisation par le Consul d'expressions appartenant respectivement à l'univers des manœuvres politiques, au domaine de la création poétique ou littéraire et enfin, pour l'idiome français, à la langue de la chevalerie, mais aussi à celle des joueurs d'échecs 166, donne ainsi une dimension parodique à la scène. Face à l'ennemi dont le pragmatisme froid et austère est concentré dans le regard, Geoffrey Firmin oppose un histrionisme moqueur et une noblesse dans le discours pour parer le coup bas. Notre chevalier de la Triste Figure ajuste sa mise tout en allongeant une botte hétéroglotte à son adversaire : le rire dialogique a décidément des vertus contre lesquelles un rabat-joie puritain ne peut rien.

Il est toutefois des situations où le rire tourne à l'aigre, et où la moquerie qui rabaisse sa victime se contente d'être un jeu de mots obscène. La plaisanterie devient alors grinçante, et le substrat tragique, en altérant le rire, affleure de plus en plus. La mise en accusation du Consul par les sinarquistas au chapitre XII comporte un passage où le Chef de la Municipalité signifie à son interlocuteur, au moyen d'un tel jeu de mots, que la fin de son parcours risque de le ramener aussi bas que son fondement :

‘“I no spikker the English –hey, what's your names?” someone else asked him loudly at his elbow, and the Consul turned to see another policeman dressed much like the first, only shorter, heavy-jowled, with little cruel eyes in an ashen pulpy clean-shaven face. Though he carried sidearms both his trigger finger and his right thumb were missing. As he spoke he made an obscene rolling movement of his hips and winked at the first policeman and at Diosdado though avoiding the eyes of the man in tweeds. “Progresión al culo,” he added, for no reason the Consul knew of, still rolling his hips. (UTV, 357)’

Si le Consul ne comprend pas l'allusion du dénommé Zuzugoitea, c'est qu'il n'en perçoit vraisemblablement, et à juste titre, que le sens premier, anatomique, si l'on peut dire. Le jeu de mots ne prend forme qu'à partir d'une lecture dialogique de l'énoncé, en l'occurrence, après avoir substitué au mot culo son équivalent anglais, quoique plus policé, bottom. En effet, contrairement à ce qu'affirment Ackerley et Clipper, le mot espagnol, à l'instar de son équivalent français, ne désigne que le fondement (l'arrière-train) et non le fond167. Autrement dit, le Chef de la Municipalité n'est pas responsable de ce jeu de mots purement lowryen provenant de l'anglais­ : pour lui, il ne s'agit là que d'une façon de rabaisser le Consul sur le mode grotesque, en le traitant plus bas que terre, en lui rappelant qu'il a le pouvoir (sinon le droit) de l'insulter.

Pour l'auteur, en revanche, l'occasion était trop belle pour ne pas présenter l'imminente chute tragique du Consul sur le mode burlesque, c'est-à-dire en ayant recours au style bas de Zuzugoitea pour suggérer au lecteur averti et longuement préparé168 des choses infiniment plus graves que ce que veulent dire littéralement les propos et les contorsions obscènes du Chef de la Municipalité. La scène se déroulant tout près de la barranca, il ne fait guère de doute que la progression constante169 du Consul vers le fond de l'abîme est ainsi signifiée, et que les déhanchements grotesques de Zuzugoitea en sont une parodie par anticipation à la fois sinistre et comique. Toutefois, la force comminatoire qui transcende l'obscénité immédiate du jeu de mots est à la fois tributaire de sa mise en rapport avec l'ensemble du chapitre, et de la manière dont Lowry enrichit dialogiquement l'espagnol du sinistre pantin fasciste qui va décider, avec ses acolytes, du sort du Consul.

Cette interactivité de l'anglais et de l'espagnol ne représente toutefois qu'un aspect, certes essentiel, du parti-pris plurilingue de l'œuvre. Il nous reste à montrer que Lowry, dans sa volonté farouche de faire s'interpénétrer les discours et s'entrecroiser les idiomes, a poussé si loin ce choix d'une écriture carnavalesque, mêlée et déhiérarchisée, qu'il a créé ce que l'on pourrait appeler des états de langue intermédiaires, où l'insolite et l'apparemment insensé sont à la fois des accidents de langage et des révélateurs de sa profonde instabilité.

Notes
159.

Comme l'a montré Lowry, ces deux animaux sont respectivement emblématiques de la conduite auto-destructrice du Consul et de son double statut de cocu et de victime tragique : « The goat means tragedy (tragedy--goat song) but goat—cabrón—cuckold (the horns). The scorpion is an image of suicide (scorpions sting themselves to death, so they say —Dr. Johnson called this a lie, but there is in fact some scientific evidence for it) and was no more than that [...] » (SL, p. 198/CL2, p. 208).

Ackerley & Clipper expliquent que Lowry a trouvé dans Life of Johnson de Boswell l'histoire du scorpion qui se suicide et à laquelle le Consul fait allusion à plusieurs reprises dans le roman. (Voir Companion, note 339.7, 418).

160.

A la fin du chapitre VI, le Consul aperçoit un scorpion sur un mur et explique à Yvonne la nature indifférente de cet animal : « “A curious bird is the scorpion. He cares not for priest nor for poor peon [...] It's really a beautiful creature. Leave him be. He'll only sting himself to death anyway” » (UTV, pp. 187-188).

Ackerley & Clipper expliquent ainsi le recours du Consul à l'histoire allégorique du scorpion : « The Consul, who is throughout identified with the scorpion, may be hinting at his own indifference to organized religions (priest) and to the cause of humanity (peon) » (Companion, note 191.6, p. 265).

161.

La relation entre la faillite conjugale et la tragédie individuelle sera d'ailleurs soulignée à la fin du roman lorsque le Chef des Rostres, avant d'abattre le Consul, le traitera à plusieurs reprises de cabrón, pure insulte de la part de son accusateur, mais placée à dessein dans sa bouche par l'auteur alors que le Consul est véritablement devenu un bouc émissaire.(Voir UTV, pp. 370, 372, 373). Comble de l'ironie, le Consul verra dans son agresseur un avatar de Jacques Laruelle :

« “Papers. Cabrón. You har no papers.” Straightening himself the Consul saw in the Chief of Rostrums' expression a hint of M. Laruelle and he struck at it » (UTV, p. 372).

Dans l'esprit déréglé du Consul, les responsables de son cocuage et de son exécution imminente sont un peu les mêmes, c'est-à-dire des traîtres qui se mêlent de ses affaires. (Cf. UTV, pp. 217, 309, 372, où le Consul s'en prend à ceux qui pratiquent l'interventionnisme ou l'ingérence (« interfering ») tant dans le domaine privé que dans celui de la politique).

162.

Voir Rabelais/Bakhtine, p. 221.

163.

Ackerley & Clipper nous livrent le commentaire suivant : « The Hotel Mirador in which Yvonne stayed overnight is not in fact near the Playa Hornos in Acapulco, the beach celebrated for its afternoon swimming. The word hornos means in Spanish “furnace” or “oven,” but the Consul underlines the themes of hell and cuckoldry by referring to Cape Horn (Sp. Cabo de Hornos), on Horn Island, just south of Tierra del Fuego, that tip of the tail to the scorpion-shaped south of the American continent and thereby anticipates his own favourite story, [UTV, 338], of the scorpion surrounded by flames stinging itself to death » (Companion, note 52.1, p. 82).

164.

Cf. Companion, note 137.5, p. 196 : « licentia vatum. More correctly, licentia vatium, “poetic licence”; the right of an author to manipulate his materials without strict regard for the literal truth ».

165.

David Crystal, dans A Dictionary of Linguistics and Phonetics (Oxford : Basil Blackwell in association with André Deutsch, 1985) : 281, propose la définition suivante : « Sociolect. A term used by some sociolinguists to refer to a linguistic variety (or lect) defined on social (as opposed to regional) grounds , e.g. correlating with a particular social class, or occupational group ».

166.

« Adouber v. tr. (1080. frq. °dubban «frapper», parce que le futur chevalier recevait de son parrain un coup sur la nuque). 1° Armer chevalier par la cérémonie de l'adoubement. 2° Par ext. (1752; du sens de «équiper, arranger», en a. fr.). Aux échecs, remettre en place une pièce déplacée par accident, ou déplacer provisoirement une pièce sans jouer le coup. J'adoube, formule employée pour avertir le partenaire que le coup n'est pas joué », Le Petit Robert 1 (Paris : Le Robert, 1982), p. 27.

167.

Nous remercions une fois de plus Robinson Retamales pour cet éclaircissement. En français, comme en espagnol, on parle certes d'un « cul de bouteille », mais le sens anatomique reste présent à l'esprit. En anglais, en revanche, le mot bottom comporte deux unités de sens apparentées et néanmoins autonomes correspondant à plusieurs mots en français (le fond et le fondement, par exemple) ou en espagnol.

168.

Depuis le début du chapitre VIII, par exemple, le lecteur sait que la trajectoire verticale du Consul n'est pas ascensionnelle, mais, bien au contraire, orientée vers le bas : « Downhill... » (UTV, p. 231).

169.

Il ne s'agit plus en effet d'une « progresión a ratos », c'est-à-dire, par intermittences, comme celle qui avait été diagnostiquée au chapitre V par le Dr. Vigil pour le delirium tremens du Consul (UTV, p. 138) et qui lui fait ici écho, mais bien d'une descente inexorable vers le gouffre.