La langue de l'Entente Cordiale et le sabir mexicano-anglais

Le détrônement carnavalesque de cette norme se manifeste notamment par le recours à une traduction fautive ou truquée de propos que des personnages non-anglophones tiennent dans leur propre langue, ou encore par des effets d'imitation du français ou de l'espagnol. Ainsi, dans le premier chapitre, où le personnage focal, Jacques Laruelle, se remémore les événements tragiques de l'année précédente ainsi que sa première rencontre avec Geoffrey Firmin à Courseulles, en Normandie171, la voix narrative ne se contente pas d'adopter le point de vue du Français, mais restitue de surcroît, par petites touches, les curiosités de la langue anglaise revue et corrigée par la famille Laruelle :

‘[…] “Joffrey” became “The Old Bean.” Laruelle mère, to whom, however, he was “that beautiful English young poet,” liked him too, Taskerson mère had taken a fancy to the French boy: the upshot was Jacques was asked to spend September in England with the Taskersons, where Geoffrey would be staying till the commencement of his school term. Jacques' father, who planned sending him to an English school till he was eighteen, consented. Particularly he admired the erect manly carriage of theTaskersons ... And that was how M. Laruelle came to Leasowe. (UTV, 17)’

L'amitié qui se noue entre Jacques et Geoffrey, mais aussi entre leurs deux familles, donne lieu, de part et d'autre, à des échanges de compliments et de marques d'affection. Alors que les Taskerson, conquis par le jeune Français, invitent ce dernier à passer tout un mois chez eux dans le Cheshire, Jacques Laruelle et ses parents font assaut d'amabilité dans une langue qui ne saurait mieux convenir pour sceller l'entente cordiale entre les deux familles. Geoffrey se voit gratifié par son ami d'un surnom dont le passé littéraire franco-anglais semble avoir retenu l'attention de Lowry172, et d'une prononciation francisée de son prénom que le texte s'évertue à restituer. Madame Laruelle rend hommage à la beauté et au talent poétique du futur Consul dans un anglais qui n'en est peut-être pas vraiment173, ou qui témoigne avec humour des problèmes syntaxiques transmanche. Le pastiche linguistique affleure de nouveau lorsque l'anglais de la voix narrative devient solennel et/ou pédant (« commencement », « consented ») pour rapporter la décision de Laruelle père.

Ainsi, tout concourt à créer des effets de croisement linguistique : une pseudo-syntaxe française se superpose à l'ordre syntaxique anglais, des mots anglais qui fleurent bon le gallicisme lexical infiltrent le discours narratif, et de cette série de clins d'œil de l'anglais au français découlent des états de langue intermédiaires que Lowry affectionne particulièrement puisqu'ils lui permettent de restituer, fût-ce au prix d'inexactitudes, voire de leurres linguistiques, le discours d'autrui dans son altérité, et de montrer l'altérabilité féconde et joyeuse d'une langue (en l'occurrence, l'anglais) qui entre en contact avec d'autres idiomes.

Cette contamination de l'anglais par le français demeure cependant modeste pour l'ensemble du roman, et se manifeste essentiellement, sinon exclusivement, dans les chapitres où s'exerce la sphère d'influence du personnage Laruelle. L'analepse externe174 que constitue au sein du chapitre I l'évocation de la rencontre de Geoffrey et Jacques en Normandie, suivie du séjour de ce dernier en Angleterre, en est assurément le foyer principal175, dans la mesure où le rôle de personnage focal joué par Laruelle sert de filtre narratif et favorise l'incursion du français dans le récit. Toutefois, Laruelle réapparaît en tant que simple personnage à la fin du chapitre VI, et l'accueil que lui réserve le Consul permet à l'auteur de montrer comment une langue qui en parodie une autre peut témoigner, par exemple, de l'intention ironique du locuteur. L'arrivée inopinée de Jacques, alors que le Consul, Hugh et Yvonne se rendent en ville pour prendre l'autobus de Tomalín, est décrite du point de vue de Hugh, pour lequel l'étrange expatrié est un inconnu que Geoffrey va lui présenter:

‘[…] He was confronting them, though smiling, it appeared, at Yvonne alone, his blue, bold protuberant eyes expressing an incredulous dismay, his black eyebrows frozen in a comedian's arch: he hesitated: then this man, [...] came forward with eyes flashing and mouth under its small black moustache curved in a smile at once false and engaging, yet somehow protective–and somehow also increasingly grave –came forward as it were impelled by clockwork, hand out, automatically ingratiating: ’ ‘“Why Yvonne, what a delightful surprise. Why goodness me, I thought; oh, hullo, old bean–” ’ ‘“Hugh, this is Jacques Laruelle” the Consul was saying, “You've probably heard me speak about him at one time or another. Jacques, my young brother Hugh: ditto ... Il vient d'arriver ... or vice versa. How goes it, Jacques? You look as though you needed a drink rather badly.” (UTV, p. 190, italiques ajoutés)’

Le désarroi incrédule que Hugh perçoit dans l'expression de l'étranger, et qui va se transformer progressivement en sourire affable mais trop forcé pour dissimuler l'air grave de son propriétaire, n'a rien de mystérieux pour le Consul. Celui-ci sait parfaitement que son ami, qui l'a cocufié avec Yvonne un an plus tôt, a de bonnes raisons d'avoir l'air troublé, voire consterné: le retour d'Yvonne pourrait en effet signifier la réconciliation du couple, et ainsi contrarier Laruelle qui s'était consolé du départ de sa maîtresse en devenant, par une espèce d'ironie du sort, le compagnon d'infortune du Consul176. Aussi, est-ce avec un malin plaisir que ce dernier s'enquiert de la santé de Laruelle après avoir fait les présentations.

Le tour de phrase qu'emploie le Consul fait penser tout d'abord à un gallicisme moqueur (ce qui, compte tenu de son esprit retors et de la nationalité de son interlocuteur, n'aurait rien de surprenant), mais s'impose aussi au lecteur comme une espèce de fausse citation de Shakespeare et/ou comme une imitation d'une langue guindée et archaïque, voire latinisante, que Geoffrey Firmin a pu entendre et pratiquer pendant ses années d'études au pensionnat d'obédience wesleyenne, ou à Cambridge177. Ainsi, le Consul, dont la bibliophilie et l'éclectisme littéraire sont révélés à Hugh quelques pages plus haut178, a vraisemblablement présent à l'esprit le personnage de Jaques qui, dans la comédie de Shakespeare, As You Like It, est un mélancolique professionnel aux yeux duquel le monde n'est qu'une grande scène de théâtre179, ce qui lui vaut la raillerie du fou Touchstone, tout comme l'affectation de Laruelle l'alazon provoque celle de l'eiron consulaire180. Il n'en demeure pas moins que le « How goes it? » de Geoffrey à l'épicurien frustré qu'est Laruelle résonne aussi comme une façon mi-policée, mi-facétieuse derrière laquelle le Consul se retranche pour se donner une contenance et faire passer sur le mode de la taquinerie son envie d'alcool. Quelle que soit l'interprétation retenue, il ressort assez clairement de cet exemple que le Consul a une manière de s'exprimer consciemment dialogique, puisqu'il emploie une langue délibérément latinisante, voire proche du français, pour s'adresser à son vieil ami. S'il est vrai que les rapports amicaux se sont dégradés et que la langue de l'entente cordiale est devenue grinçante et pleine de sous-entendus, celle-ci reste pourtant, au bord de la discorde, une aire linguistique et culturelle commune à Jacques et Geoffrey, dans laquelle la compréhension, à défaut d'entente, n'est pas remise en cause.

Il arrive parfois que le recours à de tels phénomènes d'hybridation linguistique produise des effets incongrus. Tel est le cas au chapitre VII, lorsque Lowry fait dire à Jacques Laruelle, peu avant que le Consul ne lui offre des crevettes, un juron qui paraît inapproprié aux yeux d'un lecteur francophone :

‘[...] “Here, give me some of your poison.” He leaned forward and took a sip of the Consul's tequila and remained bent over the thimble-shaped glass of terrors, a moment since brimming.’ ‘“Like it?”’ ‘“–like Oxygénée, and petrol... If I ever start to drink that stuff, Geoffrey, you'll know I'm done for.”’ ‘“It's mescal with me... Tequila, no, that is healthful...and delightful. Just like beer. Good for you. But if I ever start to drink mescal again, I'm afraid, yes, that would be the end,” the Consul said dreamily.’ ‘“Name of a name of God,” shuddered M. Laruelle. (UTV, 215-216)’

Cette conversation, dont la voix narrative se plaît à mettre en doute l'authenticité quelques pages plus loin181, comporte, une fois de plus, des zones d'ombre où la réalité des énoncés, des mots employés, relève de l'indécidable. Puisque le texte nie la réalité d'une conversation qu'il semble pourtant restituer littéralement, il paraît justifié de penser que la traduction littérale en anglais d'un juron français procède du même leurre narratif. Peu importe, dès lors, de savoir si Laruelle a prononcé ce juron français dans sa langue maternelle ou en anglais : nous n'avons pas accès à cette vérité-là, pas plus qu'à la réalité de l'échange que le texte s'ingénie à infirmer. En revanche, à trop vouloir jouer à cache-cache avec le lecteur, Lowry semble avoir négligé de vérifier le sens exact du juron français : là où l'on pouvait attendre un « God forbid! » de la part de Laruelle, qui frémit à l'idée que son ami puisse se remettre au mescal, l'auteur lui fait dire un « Nom d'un nom de Dieu » exprimant en général la colère plutôt que la peur ou la crainte182. Peu soucieux de la correction idiomatique de son français, Lowry provoque, vraisemblablement à son insu, une déformation dialogique de l'expression française, et ajoute une part d'arbitraire au dialogue putatif entre le Consul et son ami : honni soit qui mal y pense !

Si les échanges franco-anglais sont source d'hybrides langagiers, le contexte hispanophone de l'histoire est naturellement propice à la création d'effets de métissage linguistique entre l'anglais et l'espagnol. Comme le résume fort bien Richard Hauer Costa, Lowry sait très bien tirer parti de la rencontre de deux idiomes dans certaines situations diégétiques et fabriquer des langues intermédiaires :

‘If Lowry does not quite creolize language [...], he certainly renders Mexican English into something that is neither tongue but mightily effective for [him] as a private hieroglyphic 183.’

Costa affirme à juste titre que la langue mexicano-anglaise que l'on trouve dans maints passages du roman n'est ni mexicaine (ou plus exactement espagnole) ni anglaise : c'est un idiome fabriqué de toutes pièces par Lowry, notamment à partir de conversations que l'auteur lui-même semble avoir tenues avec des piliers de bars mexicains dans l'une ou l'autre langue, et qu'il avait soigneusement consignées dans un cahier en présence des intéressés, très flattés d'être l'objet de tant d'attention.184. Quoi qu'il en soit, même si l'anglais parlé par certains personnages mexicains ressemble fort à de l'anglais de cuisine, l'on ne saurait réduire le phénomène linguistique évoqué ici à une simple restitution des défaillances lexicales ou grammaticales de tel ou tel personnage autochtone. En effet, il arrive souvent que l'auteur substitue à la parole d'autrui une traduction de son cru qui s'intègre au discours narratif tout en faisant entendre l'écho de la voix actorielle. Dans le chapitre VIII, par exemple, où le peón agonisant au bord de la route attire l'attention des passagers du bus qui emmène le Consul, Yvonne et Hugh à Tomalín, le style indirect libre permet à l'auteur d'introduire dans le discours narratif un simulacre de restitution du discours actoriel :

‘Was it robbery, attempted murder, or both? The Indian had probably ridden from market, where he'd sold his wares, with much more than that four or five pesos hidden by the hat, with mucho dinero, so that a good way to avoid suspicion of theft was to leave a little of the money, as had been done. Perhaps it wasn't robbery at all, he had only been thrown from his horse? Posseebly. Imposseebly. Sí, hombre, but hadn't the police been called? But clearly somebody was already going for help. Chingar. One of them now should go for help, for the police. An ambulance–the Cruz Roja– where was the nearest phone? [...] But there was no phone. Oh, there was a phone once, in Tomalín, but it had decomposed. No, Doctor Figueroa had a nice new phone. Pedro, the son of Pepe, whose mother-in-law was Josefina, who also knew, it was said, Vicente González, had carried it through the streets himself. (UTV, 244-245)’

Cet extrait, par son caractère syncrétique, n'est pas sans rappeler les genres carnavalesques du dialogue socratique et de la satire ménippée : en effet, à leur instar, il introduit un débat d'idées, une confrontation d'opinions divergentes, sur la question de savoir comment porter secours à l'Indien agonisant185. En outre, ce débat au bord de la route s'inscrit dans la lignée ménippéenne « des aventures de l'idée [...] sur les grands chemins » (Dost., 161), et cette espèce de sagesse populaire, philosophante et bavarde qui l'anime fait encore penser aux genres carnavalesques dits « comico-sérieux ». La présence ténue de l'instance narrative (marquée toutefois par le prétérit, temps de la narration) semble accréditer l'idée d'un style qui ferait s'éclipser le narrateur derrière les personnages, comme pour mieux les laisser discourir. En réalité, ce passage témoigne « [d'une] appréhension active de l'énonciation d'autrui, d'une orientation particulière, de l'interaction du discours narratif et du discours rapporté186 ». La voix narrative ne se contente pas de rapporter fidèlement les propos tenus par les personnages, elle en donne une restitution orientée dans laquelle le mot d'autrui est à la fois intégré et mis en relief. Le discours narratif est notamment truffé de mots espagnols, ou de mots anglais virant à l'espagnol.

En d'autres termes, la bivocalité inhérente au discours indirect libre est amplifiée par l'usage de deux langues, ou de ce que l'on peut appeler une fois de plus leurs états intermédiaires. Ainsi, « Posseebly. Imposseebly » n'est déjà plus tout à fait de l'anglais, sans pour autant être de l'espagnol : l'intonation et la prononciation des locuteurs mexicains viennent colorer le discours narratif et le rendent, de ce fait, plus vivant et plus comique. L'expression « it had decomposed », pour parler du téléphone, a des allures d'idiome anglais quelque peu insolite, mais rappelle en fait les défaillances techniques du cinéma de Señor Bustamente au chapitre I187, et la comparaison cocasse que fait le Dr Vigil au chapitre V entre l'âme malade du Consul et un système électrique défectueux, ou mieux, « un poco descompuesto » (UTV, 144)188. Dans cette perspective, le pseudo-idiome anglais (« it had decomposed ») ne peut plus être lu que comme une forme de translitération ou de traduction non-idiomatique du mot d'autrui. Or c'est précisément cet écart par rapport à la norme lexicale anglaise qui augmente, si l'on peut dire, le coefficient dialogique du texte : la voix narrative épouse le « dire » du personnage, mais en le traduisant mal, le fait ressortir davantage et lui concède une certaine autonomie, l'intègre au récit sans l'assimiler parfaitement. En effet, nous savons que les personnages en présence sont hispanophones et que, selon toute vraisemblance, ils communiquent entre eux dans leur langue maternelle; en conséquence, il serait erroné de ne voir dans ce passage qu'une simple restitution d'un anglais inadéquat ou défaillant : l'effet dialogique est renforcé par la mise à distance ironique que constitue la traduction délibérément insolite des propos diégétiques par l'instance narrative. Pour reprendre les termes de Bakhtine, il y a bien ici « convergence interférentielle de deux discours orientés différemment du point de vue de l'intonation » (Bakhtine/Volochinov, 189) : la voix narrative souligne, par l'incongruité de sa « traduction », le caractère grandiloquent, ou à tout le moins bavard, de ce forum mexicain, de ces tergiversations hautes en couleur se substituant à l'action d'urgence qu'il conviendrait d'entreprendre pour sauver l'Indien189.

En truffant le récit d'expressions aussi comiques qu'insolites pour traduire de manière quasi-littérale le caractère coloré et verbeux de la langue des autochtones, Lowry dialogise l'anglais de la voix narrative : celui-ci se met à l'écoute de l'idiome étranger, et pour en conserver la trace, fait fi de ses propres normes lexicales et devient bigarré. Ce recours à l'artifice langagier, relevant d'une esthétique baroque, semble d'ailleurs si marqué dans certains passages du roman que lorsque la réalité dépasse la fiction, il peut être malaisé pour le lecteur de faire la part des choses. Ainsi, l'auteur fait dire à plusieurs personnages du roman que le Consul est un spider ou, ce qui revient au même dans l'anglais très fluctuant des autochtones, un espider : c'est l'un des chefs d'accusation prononcés par les sinarquistas à la fin du roman, et l'une des insinuations de Señor Bustamente un an plus tard, vivement démentie par Laruelle au chapitre I190. Le lecteur croit alors à une trouvaille de génie et s'amuse à défaire les différents fils conducteurs de ce qu'il pense être un archi-mot lowryen : spider et spy, espía/espíon et spider, etc... En réalité, Lowry n'a apparemment fait que restituer les géniales bizarreries lexicales recueillies dans les propos des véritables fascistas auxquels il a eu affaire en décembre 1937, si l'on en croit la lettre qu'il a adressée à son ami, l'écrivain irlandais James Stern, plus de deux ans après son emprisonnement :

‘[…] I was thrown, for a time, in Mexico, as a spy, into durance vile, by some fascistas in Oaxaca (by mistake; they were after another man.[...] ) I subsequently found it difficult to explain why I had absolutely had to be drawing a map of the Sierra Madre in tequila on the bar counter (sole reason was, I liked the shape of them). Jan [Gabrial– his first wife] had left me some months before, so I had no alibi. On Christmas Day they let out all the prisoners except me. Myself, I had the Oaxaquenian third degree for turkey. Hissed they (as Time would say), “You say you a wrider but we read all your wridings and dey don't make sense. You no wrider, you an espider and we shoota de espiders in Mejico.” (SL, p. 29/CL1, pp. 322-323, italiques ajoutés)’

Cet échantillon idiolectal mexicano-anglais, qui a vraisemblablement subi quelques transformations dans ses reproductions épistolaire et romanesque (les variantes d'une version à l'autre tendant à corroborer une telle hypothèse191), nous permet d'entrevoir que le sabir mexicano-anglais, tel que Lowry a pu l'entendre dans les années 1936-38 au Mexique, est devenu matière à fiction par excellence. Son instabilité réelle semble autoriser l'auteur à fabriquer des états de langue fictifs, à construire, en quelque sorte, sa propre fiction linguistique.

Le baroquisme de cette langue laisse alors entrevoir une impasse éthique : si les mots ne correspondent plus vraiment à ce que l'on est, ou pire encore, si les mots employés n'existent pas vraiment, c'est que l'inauthenticité et l'artifice sont au cœur du langage. Dès lors, vouloir tracer la frontière entre la réalité et l'artifice s'avère illusoire, à plus forte raison lorsque l'on connaît la propension de l'auteur à se perdre lui-même dans la réalité qu'il a fabriquée.

Notes
171.

« Courseulles, in Calvados, on the English Channel, was not a fashionable resort. [...] But it was to Courseulles, nevertheless, in the sweltering summer of 1911, that the family of the famous English poet, Abraham Taskerson, had come, bringing with them the strange little Anglo-Indian orphan, a broody creature of fifteen [...] Jacques, about the same age, had felt oddly attracted to him: and since the other Taskerson boys--at least six, mostly older and, it would appear, all of a tougher breed, though they were in fact collateral relatives of young Geoffrey Firmin—tended to band together and leave the lad alone, he saw a great deal of him » (UTV, pp.16-17).

172.

« 'Old Bean'. Though the sobriquet is common enough, it is used in the opening pages of P.C. Wren's Beau Geste (1924) by the Frenchman Henri de Beaujolais (“Jolly”) of his English friend George Lawrence » (Companion, note 23.2, p. 32).

173.

En effet, il nous est loisible de penser que le désordre syntaxique introduit dans cette construction anglaise est censé restituer un ordre syntaxique français, tout comme « Joffrey » est censé reproduire la prononciation française du prénom anglais. Compte tenu des compétences linguistiques limitées de Lowry (et reconnues comme telles par l'intéressé), il ne serait pas surprenant que ce dernier ait voulu, sans se soucier des règles orthographiques et syntaxiques françaises, « faire français » en anglais, ou proposer un pastiche anglais des propos que Mme Laruelle tient en français. Cette hypothèse de travail, difficile à vérifier dans le cas du français, donnera des résultats plus concluants dans les exemples hispano-anglais que nous étudierons plus loin.

174.

« Nous pouvons [...]qualifier d'externe cette analepse dont toute l'amplitude reste extérieure à celle du récit premier », explique Gérard Genette dans Figures III, p. 90.

175.

On se rappellera notamment la chanson absurde fredonnée par Geoffrey et Jacques lorsqu'ils allaient « lever les filles à l'anglaise » (ADV, p. 62). La voix narrative la restitue avec l'accent français de Jacques que Geoffrey avait également adopté pour ces occasions :

Oh we allll WALK ze wibberlee wobberlee WALK

And we allll TALK ze wibberlee wobberlee TALK ... (UTV, p. 20)

176.

« For that matter, M. Laruelle reflected, what had reunited the Consul and himself for a time, even after Yvonne left, was not, on either side, remorse. It was perhaps, partly, more the desire for that illusory comfort, about as satisfying as biting on an aching tooth, to be derived from the mutual unspoken pretense that Yvonne was still here » (UTV, p. 13).

177.

Cf. UTV, pp. 18 et 175. La remarque sur le style guindé de la question du Consul est inspirée d'une conversation avec Malcolm Stuart, collègue de l'Université de Strasbourg, et Sue Vice, Lowryenne citée précédemment. Tous deux entendent, hormis des accents shakespeariens, la voix du « public school English des années 1920 ou 30 » dans la formulation facétieuse du Consul. Rappelons que Lowry a lui-même été élève dans une école privée, The Leys School de Cambridge. Entre autres joyeusetés, il y a chanté, sur les conseils de ses frères, « The Wibberlee Wobberlee Song » que fredonnent Jacques et Geoffrey au chapitre I pour échapper à une redoutable forme de bizutage. (Voir le chapitre III de la biographie de G. Bowker, Pursued by Furies : A Life of Malcolm Lowry, (Londres : HarperCollinsPublishers, 1993), pp. 29-48).

178.

Voir UTV, p. 175.

179.

Cf. la grande tirade de Jaques sur le thème du Theatrum Mundi et les sept âges de la vie : « All the world's a stage,... » Acte II scène 7, 139-166., The Arden Shakespeare edition of As You Like It, ed. Agnes Latham, (Londres & New-York : Methuen, 1975), pp. 55-57.

180.

Détail linguistique intéressant : Touchstone, imitant les manières de la cour du Duc banni, et se moquant entre autres de Jaques, dit à ce dernier : « Good even, good Master What-ye-call't. How do you sir?... », Acte III, scène 3, 66-67, p.83, italiques ajoutés. On remarquera la même absence de l'auxiliaire, fréquente dans les formules interrogatives en anglais de la Renaissance.

181.

« M. Laruelle wasn't there at all; [the Consul] had been talking to himself » (UTV, p. 219).

182.

L'explication donnée par Ackerley et Clipper ne fait que souligner davantage l'usage impropre que Lowry semble avoir fait du juron français : « A direct transliteration of the common and mild French oath, “Nom d'un nom de Dieu,” but Lowry would have doubtless seen in the invisible battle of demonic powers taking place in the background Laruelle calling for protection from the forces of darkness that have besieged the Consul’s soul » (Companion, note 219.4, p. 297).

183.

Malcolm Lowry (New-York : Twayne Publishers, 1972) p. 102, italiques ajoutés. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera faite précédée de la mention Costa 72).

184.

C'est ce que relate Gordon Bowker dans sa biographie de Lowry, Pursued by Furies, op. cit., p. 212. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Bowker/Furies).

185.

Cet Indien, déjà entrevu au chapitre7 (avec le même cheval portant l'inscription du chiffre 7 sur sa croupe, et les deux sacoches remplies d'espèces sonnantes et trébuchantes) est un convoyeur de fonds employé par la « Banco de Crédito y Ejidal » qui, sous la présidence de Lázaro Cárdenas (1934-1940), finançait la redistribution des ejidos (ou terres communales) aux petits ouvriers agricoles, anciennement exploités par les grands propriétaires des immenses haciendas. (Cf. Companion, note 111.4, p. 165 et note 216.1, p. 293). Cette réforme agraire et ce partage des terres d'inspiration socialiste valut au pouvoir en place de nombreux ennemis parmi les propriétaires expropriés, lesquels fournirent une partie de la clientèle des mouvements fascistes (financés en grande partie par l'Allemagne nazie) qui gangrenèrent la société mexicaine. La mort de l'Indien est d'ailleurs directement imputable à la para-police des Sinarquistas fascistes, comme nous le montre la fin du roman.

186.

Mikhaïl Bakhtine [V.N.Volochinov], Le marxisme et la philosophie du langage : essai d'application de la méthode sociologique en linguistique, préface de Roman Jakobson, traduit du russe et présenté par Marina Yaguello, (Paris : Editions de Minuit, 1977), p. 195. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Bakhtine/Volochinov).

187.

« “I am very sorry the function must be suspended. But the wires have decomposed.” » (UTV, p. 25)

188.

« “The nerves are a mesh, like, how do you say it, an eclectic systemë.” “Ah, very good,” the Consul said, “you mean an electric system.” “But after much tequila the eclectic systemë is perhaps un poco descompuesto, comprenez, as sometimes in the cine: claro?” » (UTV, p.144, italiques ajoutés)

189.

L'ironie de la voix narrative, d'ailleurs relayée par le regard de Hugh, personnage focal du chapitre VIII, est encore plus perceptible deux paragraphes plus bas :

« There was no limit to their ingenuity. Though the most potent and final obstacle to doing anything about the Indian was this discovery that it wasn't one's business, but someone else's. And looking round him, Hugh saw that this too was just what everyone else's was arguing. It is not my business, but, as it were, yours, they all said, as they shook their heads, and no, not yours either, but someone else's, their objections becoming more and more involved, more and more theoretical, till at last the discussion be gan to take a political turn » (UTV, pp. 245-246, italiques ajoutés).

On retrouve ici la tendance ménippéenne du débat d'idées philosophico-théorique aux proportions extravagantes. Dans une perspective historico-politique, ce non-interventionnisme s'explique par le fait que la loi mexicaine interdit aux témoins d'un accident de toucher la victime (« “You can't touch him—it's the law,” said the Consul sharply [to Hugh]. [...] “For his protection. Actually it's a sensible law. Otherwise you might become an accessory after the fact.” » (UTV, p. 243) ), et par la peur des gens face aux « vigilantes » qui ne tardent pas à arriver sur les lieux. En même temps, il fait écho à l'esprit de Munich qui paralyse les démocraties face aux fascistes, au désengagement du Consul, tandis que la volonté qu'affiche Hugh de secourir à ses risques et périls la victime nous rappelle son idéalisme, et son soutien à la cause républicaine en Espagne. Le mot « Compañero », dont le gratifie le convoyeur de fonds agonisant (UTV, p. 247), est d'ailleurs le terme utilisé par les Républicains pendant la guerre d'Espagne (Voir Companion, note 250.1, pp. 319-320). Ce mot, en particulier, permet à Lowry d'ancrer le roman dans un contexte historique précis, et de donner à la fin tragique du Consul une dimension emblématique résultant d'une méprise politique.

190.

Voir UTV, pp. 371 et 30. Dans la mesure où la récurrence de ce doublet lexical constitue une espèce de leitmotiv dont l'apport sémantique est essentiel au développement de l'histoire, elle fera l'objet d'un examen plus approfondi dans la partie consacrée à l'autotextualité du roman.

191.

Dans la version romanesque, la syntaxe de la phrase-clé est malmenée encore plus : « “You are no a de wrider, you are de espider, and we shoota de espiders in Méjico.” », s'écrie le Chef des Rostres (UTV, p. 371). Lowry semble avoir délibérément grossi le trait idiolectal pour le rendre caricatural et augmenter sa charge comique.