Dialogue en contrepoint : le jeu des cadavres exquis

La première forme de dialogisme externe consiste en une adaptation romanesque du jeu des cadavres exquis203. Au chapitre II, lors des retrouvailles d'Yvonne et du Consul au bar Bella Vista, le discours d'une tierce personne, celui du dénommé Weber, vient étrangement se superposer aux propos d'Yvonne, à la manière du contrepoint musical204 :

‘“Surprise party. I've come back ... My plane got in an hour ago.”’ ‘“–when Alabama comes through we ask nobody any questions,” came suddenly from the bar on the other side of the glass partition: “We come through with heels flying!”’ ‘“–From Acapulco, Hornos ... I came by boat, Geoff, from San Pedro–Panama Pacific. The Pennsylvania. Geoff–”’ ‘“–bull-headed Dutchmen! The sun parches the lips and they crack. Oh Christ, it’s a shame! The horses all go kicking in the dust! I wouldn’t have it. They plugged ‘em too. They don't miss it. They shoot first and ask questions later. You're goddam right. And that’s a nice thing to say. I take a bunch of goddamned farmers, then ask them no questions. Righto!–smoke a cool cigarette–” (UTV, 47)’

Dans cet extrait, les paroles de Weber font comme intrusion dans le discours d'Yvonne : seule une cloison de verre sépare le couple Firmin du propriétaire de cette voix parasitaire, qui vient s'ajouter à celle d'Yvonne de manière presque aussi arbitraire, sinon fortuite, que les mots figurant sur des petits bouts de papier mis côte à côte dans le jeu de prédilection des surréalistes.

L'art du contrapuntiste Lowry, tout en faisant s'entrechoquer des bribes de discours qui n'ont apparemment rien à voir ensemble, consiste néanmoins à créer ou suggérer un rapport obscur entre ces paroles parfaitement contemporaines provenant de locuteurs indépendants l'un de l'autre, c'est-à-dire non-impliqués dans une situation d'échange verbal205. Ce rapport nécessite, pour être perçu, une lecture attentive permettant de repérer les interférences sémantiques que Lowry s'ingénie à établir entre le discours parasitaire et celui d'Yvonne. Dès lors, le discours échevelé de Weber acquiert un sens dont ce dernier n'a pas conscience, et peut se lire comme un contrepoint oblique et démoniaque aux propos d'Yvonne.

L'obliquité de cette anamorphose langagière est toutefois poussée ici à un tel degré que seules des connaissances extra-textuelles permettent de rendre intelligible le clin d'œil autobiographique que Lowry, par le truchement de la voix de Weber, adresse aux initiés : ainsi, les « talons qui volent » figurent dans le discours de ce dernier, non pas tant pour rendre plus imagée l'arrivée en force d'une hypothétique cohorte de mercenaires ailés/zélés et efficaces, que pour faire d'Yvonne la dépositaire des mêmes marques d'infidélité que celles attribuées par Conrad Aiken à la première épouse de Lowry206.

Les renseignements qu'Yvonne donne au Consul sur l'itinéraire et les moyens de transport qu'elle a empruntés pour venir jusqu'à lui ont donné lieu aux jeux de mots consulaires étudiés plus haut, faisant du Cap Horn le site emblématique de son cocuage. Des cornes à la tête tout entière, il n'y a qu'une synecdoque, et la contiguïté des énoncés permet à l'auteur de faire rebondir le discours de Weber207 et de donner à lire, en filigrane, une espèce de raccourci narratif de la tragédie du Consul et d'Yvonne sous les oripeaux de western qui habillent les paroles bruyantes du mercenaire américain.

L'allusion à la légende du Hollandais volant et de son vaisseau fantôme, qui semble se dégager des propos de Weber208, peut en effet s'accompagner d'une lecture où les Hollandais aux têtes bovines/entêtés préfigurent à la fois la conduite auto-destructrice du Consul et la représentation de son avatar métaphorique à l'Arena Tomalín (chapitre IX), où les ruades des chevaux renvoient aux exploits équestres d'Yvonne-actrice hollywoodienne (UTV, 262) tout en annonçant celles qui seront la cause de sa mort au chapitre XI, et où la brutalité des compagnons de Weber qui procèdent aux interrogatoires après avoir fait feu sur leurs victimes forment, sur le mode ironique, une évocation à caractère proleptique de la parodie de justice à laquelle se livrent les sinarquistas, qui posent des questions, certes, mais finissent par tirer sur le Consul. Ainsi, le monologue décousu de Weber recèle, par un effet de mise en abyme, un condensé de la tragique histoire de Geoffrey et Yvonne Firmin, à l'insu du personnage qui n'est qu'une ficelle narrative dont Lowry se resservira fort opportunément en le faisant réapparaître au chapitre XII, dans le repaire fasciste où le Consul sera appréhendé avant d'être exécuté.

En revanche, il serait inexact d'affirmer que les paroles d'Yvonne sont dialogisées par celles de Weber à cet endroit du texte. En effet, si le discours du mercenaire parasite celui d'Yvonne, il n'entre pas directement en contact avec lui, mais vient l'interrompre de telle manière qu'une corrélation thématique finit par s'imposer lors d'une (re-)lecture attentive du passage. Ainsi, le discours virtuel que recèlent les propos de Weber complète, par anticipation et de façon oblique, voire obscure, le récit inaugural du retour de la jeune femme à Quauhnahuac, l'isotopie hollandaise permettant à l'auteur de faire la jonction entre les deux discours. S'il y a interférence thématique, il n'est question ici ni de dialogue (au sens usuel du terme), ni de dialogisme, puisqu'il n'y a pas plus d'échange de vues que d'interpénétration des énoncés : la bi-discursivité à l'œuvre dans cet extrait joue sur les associations d'idées, tout en maintenant dissociés les locuteurs et les mots qu'ils emploient.

Ce n'est plus tout à fait le cas quelques lignes plus loin, lorsque Weber, de façon aussi extraordinaire qu'involontaire, prononce des mots qui tombent à point nommé, puisqu'ils semblent compléter les phrases d'Yvonne ou y répondre :

‘[…] “Geoffrey,” she went on, wondering if she seemed pathetic sitting there, all her carefully thought-out speeches, her plans and tact so obviously vanishing in the gloom, or merely repellent–she felt slightly repellent– because she wouldn't have a drink. “What have you done? I wrote you and wrote you. I wrote till my heart broke. What have you done with your–”’ ‘“–life,” came from beyond the glass partition. “What a life! Christ it's a shame! Where I come from they don't run. We're going through busting this way–”’ ‘“–No. I thought of course you'd returned to England, when you didn't answer. What have you done? Oh Geoff–have you resigned from the service?”’ ‘“–went down to Fort Sale. Took your shoeshot. And took your Brownings.–Jump, jump, jump, ’ ‘jump, jump–see, get it?– ”’ ‘“I ran into Louis in Santa Barbara. He said you were still here.”’ ‘“–and like hell you can, you can't do it, and that's what you do in Alabama!”’ ‘“Well, actually I've only been away once.” The Consul took a long shuddering drink, then sat down again beside her. “To Oaxaca. –Remember Oaxaca?” (UTV, 48)’

A cet endroit du texte, l'auteur ne se sert plus de la contiguïté des énoncés pour établir une simple corrélation thématique entre les discours en présence, mais pour produire un télescopage énonciatif. Les mots de Weber s'imbriquent dans la phrase d'Yvonne, à tel point qu'il nous est loisible de penser qu'au niveau diégétique cette interpénétration des discours ne passe pas non plus inaperçue, et qu'Yvonne se sent comme dépossédée de ses propres pensées.

Comme cela a été fort bien démontré par la critique, l'intersection lexicale des deux discours marquée par le mot « life » constitue le télescopage le plus abouti, puisque la juxtaposition des discours finit par produire une convergence parfaite, une fusion des énoncés pour le lecteur, et une situation troublante pour Yvonne qui n'a plus, pour ainsi dire, l'exclusivité de sa propre parole et des mots qui la constituent209. La voix off, bruyante et envahissante, couvre la question qu'Yvonne pose au Consul en lui fournissant, par une de ces extraordinaires coïncidences qu'affectionnait Lowry, le chaînon verbal manquant. Ainsi, le mot « life » constitue un carrefour verbal où se croisent les discours d'Yvonne et de Weber, où leurs voix entrent en contact dialogique frontal, comme sous l'effet d'une collision. De façon tout à fait convaincante, Sue Vice voit dans cette adaptation lowryenne du jeu des cadavres exquis (« game of Consequences » en anglais) et son aboutissement une espèce de preuve par l'absurde de l'existence du phénomène dialogique210 : quelque invraisemblable que puisse paraître la situation narrative au lecteur, il n'en demeure pas moins que l'intonation et les propres intentions discursives de Weber viennent colorer et dialogiser le discours d'Yvonne.

La seconde manifestation de l'intrusion des paroles de Weber dans les propos d'Yvonne peut se lire comme un parasitage du discours consulaire : sur le plan de l'articulation logique du texte, la phrase de Weber (« “–went down to Fort Sale.” »), avant que son auteur ne soit identifié par le contenu nettement belliqueux de la suite de son discours, semble fonctionner comme une réponse à la question de la jeune femme (« “[...]Oh Geoff–have you resigned from the service?” »). En réalité, la réponse du Consul, qui n'arrive qu'à la fin de l'extrait cité, est chronologiquement postérieure à la phrase de Weber, et ne survient qu'après une deuxième intervention d'Yvonne, pour apporter un complément d'information à celles que la jeune femme a obtenues par un ami commun en Californie. La réplique de Weber crée donc l'illusion d'un rapport dialogique avec la question d'Yvonne, tout en étant rapidement perçue par le lecteur comme l'intruse dans l'échange verbal du couple.

Enfin, la troisième interférence du vociférateur n'a plus d'autre effet que celui de parasiter une fois encore l'échange du couple, et d'en brouiller momentanément la lisibilité pour le lecteur, sans pour autant se substituer cette fois-ci à la réponse tardive du Consul. Les hurlements de Weber, trop aisément identifiables à présent, n'agissent plus sur le lecteur comme un ersatz douteux du discours consulaire : ils ne créent plus que du bruit. Celui-ci peut du reste être lu comme la métaphore sonore d'un discours totalitaire, délirant et de plus en plus envahissant. En effet, dans ses manifestations verbales, le personnage de Weber est un représentant fort convaincant du régime fasciste auquel il adhère. La tragédie privée du couple s'inscrit dans un contexte historique très particulier, et l'ambiance délétère causée par la montée du fascisme au Mexique est évoquée ici de manière très efficace par ce parasitage verbal qui, comme tout discours totalitaire, finit par s'immiscer dans la sphère privée jusqu'à en phagocyter les paroles.

Le dialogue en contrepoint, tel qu'il est réalisé dans ces extraits du chapitre II, crée des croisements et des superpositions de voix. Si l'effet produit est globalement celui d'une ironique convergence de paroles initialement dissociées, le degré d'interpénétration de ces dernières est variable et peut aller de l'interférence bruyante non-productrice de sens, à l'emboîtement des discours créant l'illusion d'une collision dialogique, en passant par divers stades de rapprochement et de réverbération. Un phénomène analogue se produit lorsque Lowry fait s'entrechoquer les paroles des personnages avec les nombreux affichages, inscriptions et autres panonceaux qui attirent leur attention et envahissent leur espace mental.

Notes
203.

Le Petit Larousse, (Grand Format) 1996, en donne la définition suivante à la page 171 : « jeu collectif consistant à composer des phrases à partir de mots que chacun écrit à son tour en ignorant la collaboration des autres joueurs (de le cadavre exquis a bu le vin nouveau, une des premières phrases générées par les surréalistes, qui pratiquèrent beaucoup ce jeu) ».

204.

Le titre de cette sous-partie comporte d'ailleurs la traduction d'une expression qu'emploie Lowry dans sa lettre à J. Cape pour désigner le phénomène étudié ici : « The mysterious contrapuntal dialogue in the Bella Vista bar you hear is supplied by Weber, you will later see if you watch and listen carefully, the smuggler who flew Hugh down to Mexico, and who is mixed up with the local thugs—as your reader calls them—and Sinarchistas in the Farolito in Parián who finally shoot the Consul. » (SL, p. 72/CL1, p. 512, italiques ajoutés). Elle nous semble préférable à la traduction de Jacques Darras, « contrepoint dialogué » (Sous le Volcan, p. 429), qui pourrait faire croire à un véritable dialogue, ce qui n'est pas le cas dans ce passage.

205.

Richard Hauer Costa rappelle très justement que cette technique du contrepoint était déjà utilisée avec brio par Flaubert dans Madame Bovary, pour l'épisode des Comices Agricoles (Deuxième Partie, chap. VIII) au cours duquel le discours enjôleur de Rodolphe sur la passion amoureuse destiné à Emma est ironiquement mêlé par l'auteur à l'apologie ronronnante des vertus agricoles que fait le Conseiller Lieuvain. Toutefois, ce sont vraisemblablement Joyce, et surtout Conrad Aiken, qui ont inspiré à Lowry l'emploi d'une telle technique (Voir Costa 72, pp. 30-31).

206.

Comme l'ont fort bien montré Ackerley & Clipper, cette allusion autobiographique s'insère dans un programme narratif qui vise à associer Yvonne à la prostituée de Babylone. Dès la page 46, il est question de son sac couleur écarlate (« with one hand thrust through the handle of her scarlet bag resting on her hip ») et les connotations privées des fameux talons renforcent l'isotopie de l'infidélité : « The oblique reference to the Whore of Babylon (Revelation 17:4) suggested by the woman wearing a scarlet brassiere is here reinforced by Weber's, “We came through with heels flying,” which had for Lowry the force of a private allusion to his first wife Jan's numerous and flagrant infidelities. The association is brought out in Conrad Aiken's Ushant, p. 349 : “the faithless little heels were all too faithlessly and obviously going away ... a flat declaration that the heels were damned well going to be unfaithful”; but it is also manifest in UTV:on p. [187], Yvonne's heels are described as red, and on p. [140], there is an oblique reference to “whore's shoes” [...]. In the Consul's mind at least, Yvonne is coloured as a scarlet woman, and his resentment of her infidelity triggers off the following sexual puns » (Companion, note 51.4, pp. 81-82).

207.

Son allusion aux Hollandais fait suite au nom du bateau qu'a pris Yvonne, le Pennsylvania qui, par le jeu des associations, renvoie à l'expression « Pennsylvania Dutch » désignant un dialecte germanique parlé dans l'est de la Pennsylvanie : l'auteur joue bien sur l'effet de contiguïté des énoncés.

208.

« [Gladys M. Andersen in “A Guide to Under the Volcano.” Ph.D. diss., University of the Pacific, Stockton, 1970] suggests, p. 135, that this phrase and Weber's previous “with heels flying” constitutes a reference to the legend of the flying dutchman, who, having challenged heaven and hell, was condemned to sail the seas until Judgment Day, unless, on one day every seven years, he can find the woman who will redeem him by her faithful love. The “bull-headed” Consul, unlike Wagner's dutchman, refuses the chance of such redemption » (Companion, note 52.3, p. 82).

209.

Philip J. M. Sturgess insiste à juste titre sur le parachèvement de la technique employée : « This method is an amplification of that used at the beginning of the chapter; the slight arbitrariness there has given way to a pointed conjunction, which makes the reader aware of all the elements at work in such a scene. And the “subsidiary” elements are important in themselves—the fact that a man is talking in such a belligerent voice gives the scene a threatening context. » Subjectivity in the Fiction of Malcolm Lowry (Thèse de Doctorat non-publiéede l'Université de Londres, juillet 1975), p. 71, italiques ajoutés.

210.

« What is perhaps the reductio ad absurdum of such dialogism, in which your words are barely your own, the world constructed out of fragments of the already-written, is a device used to great ironical effect in Volcano [...]. In a sort of textual game of Consequences, someone's half-sentence is completed by someone else's more aptly than what was originally intended. » Self-consciousness in the Work of Malcolm Lowry: an Examination of Narrative Voice (Thèse de Doctorat non-publiéede l'Université d' Oxford, 1988), p. 200.