Dialogisme, polyphonie et/ou cacophonie : « la tour Est de la cathédrale churrigueresque mexicaine » est-elle une tour de Babel?221

Dans Le Plaisir du Texte, Roland Barthes brosse le portrait d'un individu qui se débarrasserait « de ce vieux spectre : la contradiction logique; qui mélangerait tous les langages, fussent-ils réputés incompatibles[...] Cet homme serait l'abjection de notre société : les tribunaux, l'école, l'asile, la conversation, en feraient un étranger : qui supporte sans honte la contradiction? Or ce contre-héros existe : c'est le lecteur de texte, dans le moment où il prend son plaisir. Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n'est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c'est Babel heureuse » (Barthes, 9-10, italiques dans le texte).

Pour illustrer la théorie de Barthes, reportons-nous au chapitre XII où le Consul, après avoir eu recours aux services de la prostituée du Farolito, María, et ainsi délibérément réduit à néant la possibilité de rédemption de son couple222, reprend la lecture des lettres d'Yvonne, tandis que le Chef des Rostres et le Chef des Jardins (deux membres de la para-police mexicaine qui viennent de l'accuser de vol, d'espionnage et d'activisme communiste) en réfèrent au téléphone à un supérieur pour décider de son sort, et que la foule de plus en plus nombreuse s'agglutine autour de lui dans le bar. Dans le brouhaha qui s'ensuit se détachent toutefois plusieurs voix, dont celle de Weber, le mercenaire qui était apparu pour la première fois au chapitre II dans le bar Bella Vista et dont les sympathies pro-fascistes se confirment ici, celle d'un marin ivre qui hurle à qui veut l'entendre que Mozart, homme de loi, a écrit la Bible223, et celle du mouchard des latrines qui, à son tour, établit sa liste des bons et des méchants dans un anglais haut en couleurs. C'est dans ce contexte de confusion vocale que Geoffrey Firmin poursuit tant bien que mal sa lecture :

‘The voice of the stool pigeon now became clear, rising above the clamour–the Babel, he thought, the confusion of tongues, remembering again as he distinguished the sailor's remote, returning voice, the trip to Cholula: “You telling me or am I telling you? Japan no good for U.S., for America... No bueno. Mehican, diez y ocho. All tine Mehican gone in war for U.S.A. Sure, sure, yes... Give me cigarette for me. Give me match for my. My Mehican war gone for England all tine–”’ ‘–“Where are you, Geoffrey? If I only knew where you were, if I only knew that you wanted me, you know I would have long since been with you. [...] My thighs ache to embrace you. The emptiness of my body is the famished need of you. My tongue is dry in my mouth for the want of our speech. If you let anything happen to yourself you will be harming my flesh and mind. I am in your hands now. Save–”’ ‘“Mexican works, England works, Mexican works, sure, French works. Why speak English? Mine’ ‘Mexican. Mexican United States he sees negros–de comprende– Detroit, Houston, Dallas ...”’ ‘“Quiere usted la salvación de Méjico? Quiere usted que Cristo sea nuestro Rey?”’ ‘“No.” (UTV, 366-367)’

Le Consul, juste appréciateur de la confusion linguistique qui prévaut dans le bar et prompt à établir des correspondances, est tout naturellement amené à se souvenir de son voyage à Cholula en compagnie d'Yvonne et de Jacques Laruelle un an plus tôt, puisque cette ville sainte est, selon lui, le site de la vraie tour de Babel224. Au Farolito, microcosme de cet espace babylonien, les voix que le Consul peut entendre semblent s'entremêler sans jamais se répondre. Ainsi, dans le premier paragraphe de l'extrait cité ci-dessus, une sorte de discours composite, bivocal, parvient à ses oreilles, sans que le texte ne nous donne les repères syntaxiques ou grammaticaux nous permettant de dissocier la voix de l'entremetteur -espion des latrines de celle du marin ivre. Pourtant, il ne fait guère de doute que la question empreinte de colère (avec l'emploi performatif de « tell ») provient du marin qui se croit détenteur de vérités universelles et qui exige, à ce titre, d'être écouté. De la même façon, il paraît clair que la présentation politique des relations nippo-américaines, suivie par celle du très anachronique dévouement dont feraient preuve les Mexicains à l'égard des Anglais, ne peuvent être que le fait du proxénète flatteur dont l'obséquiosité agrammaticale nous est désormais familière. Tout est ici affaire de ton et de style, aisément identifiables du reste, car les pistes sont loin d'être brouillées.

Si le lecteur poursuit son décodage, il n'a aucune difficulté à identifier dans le deuxième paragraphe la « voix » d'Yvonne dont le discours épistolaire, pathétique et exhortatif, peut se résumer par l'accumulation pronominale (toi, moi, nous) et par les images du manque, du désir et de l'absence. Ensuite, la lecture de cette lettre est à nouveau interrompue par la voix de l'espion des latrines à l'anglais « déglingué », à laquelle succède la voix des ondes qui suggère que le salut du Mexique passe par la reconnaissance du Christ comme roi225 et que le Consul ponctue par un deuxième « No » aux allures de Reniement scripturaire de plus en plus évidentes (il y en aura trois en tout, bien entendu). Notons au passage que la réponse du Consul semble réintroduire une forme de communication, mais celle-ci n'est, en définitive, qu'un leurre puisque le jeu est faussé et que sa voix n'est pas entendue.

Mais au-delà de cette identification des voix, force nous est de constater qu'il n'y a plus communication, et que, bien au contraire, ce qui est donné à lire est la représentation métonymique de la faillite du discours diégétique, de l'incapacité à se faire entendre et comprendre. Faut-il alors y voir une forme de polyphonie dégradée, c'est-à-dire de cacophonie? Les voix qui nous parviennent semblent jouir d'une autonomie narrative qui rappelle effectivement la polyphonie, mais leur interaction dialogique est nulle. L'effet produit sur le lecteur est, pour reprendre une formulation de Barthes, celui d'une « «cacographie» distincte »226. Autrement dit, la cacophonie du Farolito reste éminemment lisible, et constitue, à ce titre, une « Babel heureuse », source de jouissance pour l'auteur et son lecteur complice. Elle n'en signifie pas moins, dans l'organisation de la diégèse, la faillite dialogique du langage qui sombre dans ce que Allon White a fort justement appelé « a sea of tragic babble227. » Ces voix solipsistes sont en effet le sinistre présage de l'incompréhension totale dont le Consul sera victime228.

En outre, dans cette confusion babélique, la « voix » d'Yvonne, voix in absentia qui n'est ici que répétition mentale d'un discours écrit, évoque sur le mode élégiaque le duo qu'elle formait avec le Consul et qu'elle souhaiterait rétablir. Or cette voix épistolaire, élaborée et lyrique, fait fonction de poetic diction pour un lecteur du vingtième siècle. L'allusion faite à « our speech », à un discours privilégié, connu d'elle seule et du Consul, renvoie à un processus d'exclusion linguistique aux relents monologiques. Toutefois, le nouvel environnement linguistique dans lequel cette voix s'insère finit par la neutraliser : s'il y a friction entre les discours, c'est aux dépens de cette ex-langue privilégiée qui n'a pas plus la faveur du Consul (dont le détachement ironique s'oppose nettement ici au romantisme suranné d'Yvonne) que celle du lecteur contemporain229. Comble de l'ironie, la demande instante d'Yvonne (« "Save–" ») n'accède même plus à une pleine formulation, car le champ auditif du Consul est assailli par d'autres voix plus puissantes, et ce qui à d'autres endroits du texte aurait pu devenir interaction dialogique devient ici exclusion tragique. Pourtant, loin de permettre une subversion carna­valesque du discours lyrique d'Yvonne par les autres discours environnants, la polyglossie du texte, selon Allon White, n'est utilisée qu'en tant que révélateur de la perte du sens qui est le dénominateur commun de la dissolution du couple Geoffrey-Yvonne, de la fin tragique du Consul et de la faillite d'un monde qui court tout droit vers l'abîme d'une guerre apocalyptique230. S'il y a neutralisation, plutôt que subversion carnavalesque de la voix d'Yvonne, c'est que l'interaction dialogique des voix est inexistante: chacune d'entre elles constitue un langage particulier, une monade linguistique, et même la voix de la radio qui représente la langue du lieu, potentiellement recevable par tout le monde, est réduite à du bruit ou, si l'on préfère, à du parasitage. La réponse du Consul constitue, comme nous l'avons déjà souligné, la seule amorce d'interaction verbale, mais celle-ci, par définition, est irrecevable et, de ce fait, vouée à l'échec. A l'opposé, la voix du téléphone, dont le message est pourtant d'un intérêt vital pour le Consul puisqu'elle dicte son sort, reste inaudible.

Le dialogisme de contiguïté dont nous avons étudié les effets trouve ici ses limites : à force de pratiquer l'interaction dialogique, le texte, dans cette profusion baroque, paraît s'emballer, générer des discours solipsistes et s'abîmer dans du bruit, comme si la thématique tragique du roman imposait la dissonance comme clôture de ses agapes langagières. Quelques faibles lueurs d'espoir d'une résurrection dialogique du texte persistent cependant. D'une part, peu avant de mourir (UTV, 374-375), le cerveau du Consul agonisant devient le siège d'une écholalie transtemporelle (que nous examinerons de plus près dans la deuxième partie de cette étude), et le texte retrouve ainsi une certaine cohérence dans l'interactivité dialogique des voix et des visions qui défilent :

‘[...] There, foreshortened in an attempt at musical simultaneity, including a linguistic version of synæsthesia through the mingled sights and sounds, come the Consul’s very early life in Kashmir, fragments of the events of the previous twelve hours –including the sight of Yvonne and Hugh together, merging into a projected future of spiralling, spiritual ascent, the sensation of climbing synchronising with the bursting, downward movement of the Consul’s body into the ‘barranca’231.’

Toutefois, l'agonie du Consul se termine par une vision apocalyptique et prémonitoire de l'Holocauste, et les voix qui l'habitaient s'éteignent pour laisser la place à son dernier cri qui s'affaiblit progressivement jusqu'à devenir un écho non-humain, couvert par la nature :

‘Suddenly he screamed, and it was as though this scream were being tossed from one tree to another, as its echoes returned, then, as though the trees themselves were crowding nearer, huddled together, closing over him, pitying ... (UTV, 375)’

Dans cette contraction de la personne du Consul en un Cri, vision expressionniste qui rappelle le tableau du même nom du peintre norvégien Edvard Munch, et dans la dispersion progressive de ce cri, nulle trace d'interaction verbale : le mot est réduit à sa plus simple expression, à sa puissance sonore. Le mot est son, il n'a plus de sens. Seule la structure circulaire du roman peut laisser espérer un retour à l'animation carnavalesque du Jour des Morts qui vient de s'achever. Mais si le Consul ressuscite à chaque relecture, avec tout ce que cela implique comme festivités langagières, ce n'est que pour retomber à chaque fois, et ce, dès le chapitre liminaire qui, comme nous allons le voir dans la suite de ce travail, inscrit, dans sa double fonction de prologue et d'épilogue du roman, l'impossibilité d'une rédemption pour le Consul dans cet univers diégétique.

Seule notre condition de lecteurs postmodernes nous permet de jouir, de façon peut-être un peu perverse, de ce « langage de décombres » (J. Paccaud-Huguet), et de cette confusion babélique qui nous est proposée à la fin du roman. Mais si les manifestations macrodialogiques du texte sur l'axe syntagmatique aboutissent à une « cacographie » qui épouse la thématique de Under the Volcano, il incombe au lecteur de trouver d'autres formes de salut dialogique, non seulement dans les effets microdialogiques que nous avons déjà pu examiner, mais encore dans l'écholalie autotextuelle et l'intertextualité du roman. Ainsi, la panne dialogique du Farolito sera surmontée, ou du moins relativisée, par d'autres lectures retentissantes.

Notes
221.

L'expression entre guillemets est employée par Lowry lui-même dans la lettre exégétique envoyée à Jonathan Cape : « This chapter [Chapter XII] is the easterly tower, Chapter I being the westerly, at each end of my churrigueresque Mexican cathedral, and all the gargoyles of the latter are repeated with interest in this » (SL, p. 85/ CL1, p. 524, italiques ajoutés).

222.

« So, this was it, the final stupid unprophylactic rejection. He could prevent it even now. He would not prevent it. » (UTV, p. 348)

223.

«  “ [...] Mozart was the man that writ the Bible. Mozart wrote the old testimony. Stay by that and you'll be all right. Mozart was a lawyer.” » (UTV, p. 364)

224.

Jacques Laruelle se souvient au chapitre I du rapprochement que le Consul avait fait entre la Babel biblique et celle, si l'on peut dire, des Toltèques : « The Consul [...] had seemed happy enough too then, wandering around Cholula with its three hundred and six churches and its two barber shops, the “Toilet” and the “Harem,” and climbing the ruined pyramid later, which he had proudly insisted was the original Tower of Babel. How admirably he had concealed what must have been the babel of his thoughts. » (UTV, p. 11, italiques ajoutés)

Au sujet de ce rapprochement, Ackerley & Clipper font une utile mise au point : « Cholula, now on the outskirts of Puebla, was the holy city of the Toltecs and an important religious centre before and during the Aztec period. [...] The centre of Cholula is dominated by a massive pyramid, begun in pre-Classic times, but now stripped of its outer layers and considerably reduced in size. It is, nevertheless, the largest man-made monument in pre-Columbian America, being some 177 feet high, with a base 1,423 feet long and covering about 44 acres ( [W.H.] Prescott, [History of the Conquest of Mexico. 1842; reprint, New York: Modern Library, n.d.,] p.263). [...] The analogy between the pyramid at Cholula and the Tower of Babel is by no means original with the Consul. Prescott, Appendix I, p. 694, notes the coincidence of Hebrew and Indian legends about the building of these edifices, the subsequent dispersion, and the confusion of tongues but criticizes those who (like the Consul) would build up bold hypotheses on flimsy foundations. [Ignatius] Donnelly [in Atlantis: The Antediluvian World. New York: Harper Brothers, 1882], p. 203, is less critical; he compares the story of Babel with the Toltec account of the pyramid of Cholula built by the giant Xlehua as a means of escaping from a second flood, should it come [...] and concludes that “Both legends were probably derived from Atlantis” » (Companion, note 17.3, p. 21).

225.

« “Do you want the salvation of Mexico?... Do you want Christ to be our King?” Politically, the message has overtones of the Cristeros [...] whose religious fanaticism was allied with right-wing politics; personally, there is a suggestion of Faustus-like intercession, which the Consul, like Peter denying Christ, wilfully rejects three times » (Companion, note 366.1, pp. 438-439).

226.

Barthes la définit plus précisément comme « [une] écriture lisible met[tant] en scène un certain « bruit », [...] écriture du bruit, de la communication impure; mais ce bruit n'est pas confus, massif, innommable; c'est un bruit clair, constitué par des raccords, non par des superpositions... » S/Z, (Paris : Editions du Seuil, collection « Points », 1970) pp.138-139, italiques ajoutés supra et dans cette note.

227.

« Bakhtin, Sociolinguistics and Deconstruction », The Theory of Reading, ed. Frank Gloversmith, (Sussex : The Harvester Press, 1984), p. 134.

228.

C'est, rappelons-le, un malentendu sur l'identité du Consul, provoqué par la découverte malencontreuse du télégramme de Hugh dans la poche de son veston, qui est à l'origine de sa mort.

229.

Au début de sa lecture, le Consul avait déjà manifesté un tel détachement et pensé que « Yvonne had. certainly been reading something » (UTV, p. 346).

230.

« Here is an exemplary polyglossia, not only mobilizing Yvonne's pleading [...] in such a way as to equate lost love with the alienation of speech; but also invoking the cacophony of the bar [...]as a metonymy of breakdown --the Consul's and also the world's, for each is slithering to its own ravine, the Consul to his grave and the world to the Second World War (it is 1938). Here then, polyglossia is pressed back into the service of romantic pathos, recuperated through its evocation of alienated misunderstanding and irreducible foreignness » Allon White, op. cit., p. 134, italiques ajoutés.

231.

Anthony Suter, « Wagner under the volcano », Caliban, N°XXVII, (1990), p. 133.