DEUXIÈME PARTIE
DIALOGISME ET TEMPORALITÉ
DANS
UNDER THE VOLCANO

Chapitre I
La machine infernale du roman

État des lieux métaphorique : de la Grande Roue à la cathédrale baroque

La lettre exégétique que Malcolm Lowry envoie à son éditeur en janvier 1946 insiste sur la forme circulaire du roman :

‘[…] The book should be seen as essentially trochal, I repeat, the form of it as a wheel so that, when you get to the end, if you have read carefully, you should want to turn back to the beginning again, where it is not impossible, too, that your eye might alight once more upon Sophocles' Wonders are many, and none is more wonderful than man─ just to cheer you up. (SL., 88 /CL1, 527)’

Si la structure du roman fait penser à une roue qui tourne pour revenir au début du livre, cela s'explique notamment par l'inversion chronologique qui la caractérise : le chapitre I, quoique logiquement inaugural sur l'axe syntagmatique que déploie le texte, est en réalité postérieur -sur le plan chronologique- aux onze chapitres qui lui font suite. Le temps de l'histoire des chapitres II à XII correspond, comme cela a déjà été montré, aux douze dernières heures de la vie du Consul Geoffrey Firmin et de celle d'Yvonne, son ex-épouse; il commence très précisément à sept heures du matin, le 2 novembre 1938 (Jour des Morts, et fête religieuse au Mexique)232, pour se terminer au chapitre XII, vers sept heures du soir233. Le temps de l'histoire du chapitre liminaire est ultérieur d'une année à celui des onze chapitres suivants : il s'ouvre au soir du 2 novembre 1939 (« Towards sunset on the Day of the Dead in November, 1939… » (UTV, 4)), alors que Laruelle et son ami le Dr Vigil viennent de terminer une partie de tennis et se mettent à évoquer les tristes événements de l'année précédente, (commémorant ainsi, sans que cela ne soit dit explicitement, l'anniversaire de la mort du couple Firmin qui hante encore leur esprit), et se termine à la nuit tombée dans la cantina Cervecería XX, lorsque Laruelle brûle la lettre poignante du Consul, trouvée dans le recueil de pièces élisabéthaines que lui a remis le propriétaire des lieux, Señor Bustamente. Notons en passant que la destruction de la lettre, qui réduit au silence la voix épistolaire – désormais voix d'outre-tombe – du Consul, est accompagnée du même carillon morne que celui qui ponctuait la chute du Consul abattu par les Sinarquistas au chapitre XII, et emprunté à l'Enfer de Dante :  Suddenly from outside, a bell spoke out, then ceased abruptly: dolente…dolore! »  (UTV, 42).

Ainsi, le corps du roman (soit les chapitres II à XII) représente une immense analepse par rapport au premier chapitre et celui-ci, dans la mesure où il annonce des événements déjà révolus dans l'histoire des personnages, mais à venir sur l'axe syntagmatique du récit, constitue ce que Richard Hauer Costa a fort justement appelé « an epilogic prologue », c'est-à-dire un prologue dont la fonction première est subvertie par l'antériorité des événements qu'il évoque et laisse entrevoir comme suite du roman234. Le prélude est en fait une élégie et le témoin de la tragédie qu'est Laruelle–avatar romanesque du chœur tragique–en souligne à la fois l'éloignement dans le temps et le caractère vivace :

‘[…] What had happened just a year ago to-day seemed already to belong in a different age. One would have thought the horrors of the present would have swallowed it up like a drop of water. It was not so. Though tragedy was in the process of becoming unreal and meaningless it seemed one was still permitted to remember the days when an individual life held some value and was not a mere misprint in a communiqué. (UTV, 5)’

L'étonnement du personnage-focalisateur sert en quelque sorte de caution diégétique au dispositif narratif du premier chapitre : toute l'entreprise de Lowry consiste à préparer le lecteur au déploiement de la tragédie, à lui faire prendre conscience du fait que ce qui est annoncé ne saurait être relégué au second plan par l'époque tourmentée du début de la Seconde Guerre Mondiale servant de toile de fond aux quarante premières pages du roman. L'épilogue-prologue, par le truchement du témoin mélancolique, confère par anticipation une monumentalité littéraire aux événements qui vont se dérouler dans les onze chapitres suivants. Alors que la tragédie individuelle devrait être happée par un contexte historique chargé, le regard subjectif du témoin élégiaque s’autorise à redimensionner le destin personnel du Consul. S'il y a ainsi deux temps de l'histoire, celui d'avant la tragédie ou d’avant la chute, et celui d'après, le premier, semble nous dire Lowry, ne va pas être englouti par l'Histoire mondiale, ni réduit à sa plus sommaire expression (celle de communiqué erroné). Dans la configuration du roman élaborée par Lowry, l'évocation de la tragédie du 2 novembre 1938 va tout d'abord investir dans le premier chapitre le temps présent du personnage élégiaque, Jacques Laruelle, puis fonctionner dans le reste du roman comme une allégorie de l'entreprise d'auto-destruction vers laquelle semble se diriger l'humanité tout entière à l'aube d'un embrasement mondial. Lowry ne comparait-il pas, du reste, son roman baroque à une « cathédrale churrigueresque » dont les deux tours est et ouest correspondaient respectivement au douzième chapitre de la tragédie et au chapitre élégiaque liminaire?235 Dans cette représentation architecturale de l'œuvre, il ne manque plus que le moyen de passer de la tour ouest à la tour est, et pour ce faire, Lowry a recours au mécanisme de la roue rétrograde qui, dans le roman, s'incarne dans la Grande Roue du zócalo (ou place principale) de Quauhnahuac :

‘Over the town, in the dark tempestuous night, backwards revolved the luminous wheel.
(UTV, 42)’

Le mimétisme de la phrase, dans son inversion syntaxique et par la matérialisation du retour en arrière au moyen d'une ligne noire qui clôt le premier chapitre et ouvre le deuxième, dénote chez Lowry une volonté d'arrimer sa stratégie narrative à une réalité référentielle dans la diégèse, et si le symbolisme peut paraître lourd, voire quelque peu artificiel, il n'en est pas moins saisissant pour le lecteur dont le cheminement dans l'œuvre est dès lors fortement balisé.

Notes
232.

L'arrivée d'Yvonne au bar Bella Vista, ou plus précisément sur la place où se trouve ce bar, est accompagnée d'une information horaire précise : « Yvonne, […] glanced defensively round the square […], their square, motionless and brilliant in the seven o'clock morning sunlight […] » (UTV, p. 44).

233.

Quelques instants avant que le Chef des Rostres n'abatte le Consul, le texte donne une indication horaire où la frénésie du carillon est censée marquer l'imminence du dénouement tragique : « The clock outside quickly chimed seven times. » (UTV, p. 372). Notons que le dernier son de la cloche, qui ponctue la chute du Consul dans l'herbe, marque en revanche le début du largo final du roman :

« A bell spoke out:

Dolente…dolore! »(UTV, p. 373)

(Nous reviendrons ultérieurement sur cette allusion à l'Enfer de Dante).

234.

Richard Hauer Costa, Malcolm Lowry (New York : Twayne Publishers, 1972), p. 65. Quelques pages auparavant, Costa avait fait le constat suivant : « Considered in terms of conventional fiction, then, the opening chapter is all wrong: an epilogue in the place of a prologue; an opening in which the fate of the two main characters is revealed (they are dead, though by means left ambiguous); a chapter which is a series of intricate flashbacks and where Mexican local color, as the Cape reader put it, is “heaped on in shovelfuls” » (Costa72, p. 62).

235.

« This chapter [Chapter XII] is the easterly tower, Chapter I being the westerly, at each end of my churrigueresque Mexican cathedral, and all the gargoyles of the latter are repeated with interest in this » (SL, p. 85/ CL1, p. 524).