Protocole de lecture, circularité et linéarité du texte

La circularité que Lowry inscrit en clair au cœur même de son texte signifie-t-elle un retour en arrière, un effacement possible de la tragédie? Le dispositif narratif influe-t-il sur la trame de l'histoire? Selon Christine Pagnoulle, « [l]a roue est emblème du destin dans son absurdité. Lowry y voit aussi le «principe de [son] livre» ([Choix de Lettres], pp. 122-123). Mais si le premier chapitre est la première et la treizième nacelle de la «roue à douze rayons» qu'est le roman de Lowry, nous ne sommes pas pour autant revenus au temps cyclique des mythologies primitives. Le temps passé est irrémédiablement perdu […] Nous sommes dans la linéarité historique du temps d'après la faute236 ». Cette interprétation établit une distinction très claire entre le destin des personnages, qui s'inscrit dans une progression temporelle linéaire et irréversible, et le processus de lecture du roman, qui obéit à une autre configuration temporelle frappée du sceau de la réversibilité, dont la métaphore textuelle est la roue, mais une réversibilité somme toute trompeuse, dans la mesure où chaque relecture induit de nouveaux effets de sens et éloigne de plus en plus le lecteur de la perception initiale qu'il avait du seuil textuel.

En outre, l'adhésion du lecteur au protocole de lecture implicitement contenu dans la description que Lowry fait à Jonathan Cape de son roman va-t-elle de soi ? Si l'on en croit Suzanne Kim, « [i]ci se manifeste en clair l'annonce d'une esthétique de l'effet voulu et provoqué sur le lecteur. Mais Lowry ne se laisse-t-il pas piéger par sa métaphore? Le lecteur sidéré, ivre de bruit et de fureur, malgré le largo qui accompagne la chute de l'homme dans la barranca, voudra-t-il, ou plutôt pourra-t-il encore, réagir pour boucler la boucle en contournant le livre? Rien n'est moins certain237 ». Celui-ci pourrait bien, en effet, faire faux bond à l'auteur, ne pas jouer le jeu qui lui est suggéré, et préférer s'abstenir de plonger à nouveau dans cet univers de prolifération sémantique anarchique. Autrement dit, l'injonction à relire le roman, par laquelle se manifeste le désir de l'auteur, peut très bien ne pas être respectée par le destinataire, et la lecture du roman se trouver ainsi limitée à la découverte progressive du destin tragique des personnages, sans qu'une analyse réflexive, véritablement envisageable à partir d'une relecture, ne puisse aboutir à ce que représentent aussi les douze rayons de la roue238 : l'étoilement du sens revendiqué par Lowry.

A rebours de cette revendication, l'on peut aussi considérer que le recours au temps circulaire de la Roue cache le désir de l'auteur de recommencer pour réparer, désir justifié a posteriori par l'argument d'une relecture conforme à la circularité du texte, et d'un enrichissement du sens. Ainsi s'affrontent le temps thématiquement fermé et linéaire de la diégèse, qui est celui de la vectorisation de la faute (l'hubris du Consul étant apparenté à une paralysie de la volonté qui l'empêche notamment d'aimer), et celui structurellement ouvert du dispositif narratif auquel le lecteur est censé adhérer. Lowry voulait non pas tant relativiser le destin tragique du Consul et d'Yvonne, puisque son œuvre se veut aussi édifiante pour son lecteur (comme l'attestent à la fois la pancarte du jardin public devenue paratexte final adressé au lecteur en guise d'avertissement, et les multiples rubriques sous lesquelles l'auteur envisage de classer son roman239), mais plutôt transcender la linéarité du temps de l'histoire, temps chrétien de la faute et de la culpabilisation, ou encore temps du fatum tragique, pour instaurer une réversibilité carnavalesque par le biais d'un protocole de re-lecture du texte qui induirait, en quelque sorte, un temps des destinées réparables, ou du moins re-jouables comme dans un film. Le temps tragiquement irréversible de Macbeth (« What's done cannot be undone. To bed, to bed, to bed » s'exclame Lady Macbeth en proie à la folie au dernier Acte240), est en quelque sorte pris dans une structure circulaire diabolique permettant, comme au cinéma, de transformer le passé en présent, puis, après l'actualisation d'une longue analepse, de faire du second temps de l'histoire (celui du chapitre I) un présent déjà visité par le lecteur lors d'une première lecture, mais devenant futur contenant le passé du reste du roman. Les repères chronologiques, tout en étant préservés, seraient ainsi subordonnés au leurre artistique du temps réversible. Le tour de roue en arrière, suivi, dans le cas d'une relecture, d'un tour de roue en avant, avec une ellipse temporelle d'un an, consiste donc à instaurer une superstructure temporelle qui nie l'écoulement du temps et en spatialise la durée.

Notes
236.

Malcolm Lowry : Voyage au fond de nos abîmes, (Lausanne : L'Age d'Homme, 1977), p. 49.

237.

« Le récit piégé de Under the Volcano », Etudes Anglaises, T. XLIII, N°1 (1990), pp. 55-56. (Toute référence ultérieure à cet article sera accompagnée de la mention Kim 90).

238.

« …the very form of the book, which is to be considered like that of a wheel, with 12 spokes, the motion of which is something like that, conceivably, of time itself » (SL, p. 67/ CL1, p. 507).

239.

« It is a prophecy, a political warning, a cryptogram, a preposterous movie, and a writing on the wall »
(SL, p. 66/ CL1, p. 506).

240.

William Shakespeare, Macbeth, Acte V, sc.1, l. 65-66, « The Arden Shakespeare », ed. Kenneth Muir (Londres & New-York : Methuen, 1980), p. 140.