Durée bergsonienne

Lowry semble avoir emprunté à Henri Bergson l’idée d’un temps spatialisé. Il n’est pas certain qu’il ait lu Bergson dans le texte; en revanche, il ne fait guère de doute que son mentor littéraire, l’écrivain américain Conrad Aiken (dont nous reparlerons plus longuement dans la troisième partie de ce travail), lui a présenté les idées du philosophe français, puisque celles-ci étaient au centre même de ses préoccupations d’auteur moderne, féru de considérations sur la mémoire et le temps, et connu pour ses romans où la représentation de la durée intérieure tient lieu d’action241.

Dans « Garden of Etla242 », article consacré à la civilisation mexicaine et à son deuxième voyage au Mexique en compagnie de Margerie, Lowry, évoquant la triste découverte du décès de son ami mexicain Fernando Atonalzin243, se rappelle qu'il avait trouvé alors déplacé tout sentiment de deuil et s'en explique en mettant en parallèle la conception du temps qu'était censé avoir son ami et la théorie supposée de Bergson :

‘Sorrow had to be in its proper place. Yet at the moment no one ever seemed less dead than Fernando Atolnazin. It seemed actually an impertinence to mourn, even though one could not help it. And suddenly I remembered something I'd forgotten to say in that restaurant in the course of that conversation eight years (and now it is thirteen years) before: “The sense of time is an inhibition to prevent everything happening at once.”’ ‘The remark, or so claimed the source I mentally borrowed it from, is Bergson's. I wondered if it would have been too “formidable” for Fernando, not impersonal enough.244

De cette réflexion bergsonienne de seconde main245, il ressort que l’idée que nous nous faisons du temps est ce qui nous empêche de saisir toutes les choses en même temps, autrement dit ce qui nous incite à introduire une succession là où il n’y a peut-être qu’un écoulement indifférencié. Fernando Atolnazin, Zapotécain marqué par une éducation qui prône l’accomplissement du devoir dans la modestie, voire l’effacement de soi, est l’incarnation de ce que Lowry appelle la vida impersonal246. Sa conception du temps est cyclique (« Time nearly repeated itself; history likewise», « Garden of Etla », 46) et l’exécution de sa tâche se veut modeste et ordinaire précisément parce qu’elle n’est que la répétition d’actes ancestraux similaires. Aussi, Lowry comprend-il rétrospectivement que s’être lamenté sur la perte d’un ami ou avoir évoqué le passé équivaut à une forme de vanité que son ami réprouvait. Si, comme le voit Lowry, la pensée de Bergson, dans le simple fait d’être énoncée, est déjà trop exceptionnelle ou présomptueuse pour Fernando, il n’en demeure pas moins que ce dernier, vivant l’écoulement du temps sans se préoccuper du passé, et sans le séparer mentalement du présent, devient en quelque sorte bergsonien a posteriori aux yeux de Lowry. En effet, l’indifférence au temps dictée par la vida impersonal, est peut-être, dans l’esprit de Lowry, ce qui rapproche Fernando de cet état de grâce que serait la durée pure bergsonienne.

Dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience247, Bergson distingue la durée pure, ou temps vécu, du temps mesuré ou remémoré par l'homme, qui introduit une distinction dans la succession, un ordre dans l'écoulement du temps. Ainsi, Bergson soutient que « [l]a durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs » (EDIC, 74-75). En revanche, dès lors que l'homme introduit une séparation dans la durée, il spatialise le temps :

‘[…] Bref, la pure durée pourrait bien n'être qu'une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l'hétérogénéité pure. Mais nous n'insisterons pas pour le moment sur ce point : qu'il nous suffise d'avoir montré que, dès l'instant où l'on attribue la moindre homogénéité à la durée, on introduit subrepticement l'espace. (EDIC, 77)’

Si l'on suit le cheminement de la pensée de Bergson, il apparaît que la durée pure préexiste à toute mesure du temps, que cette dernière soit purement mentale (remémoration, évaluation du temps écoulé par juxtaposition d'instants) ou effectuée par des instruments de mesure tels qu'une horloge. En effet, selon lui,  « [o]n peut […] concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d'éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s'en distingue et ne s'en isole que pour une pensée capable d'abstraire » (EDIC, 75). Mais l'homme, précisément doté d'une telle capacité d'abstraction, «  juxtapos[e] [ses] états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l'un dans l'autre, mais l'un à côté de l'autre; bref, [il] projet[te] le temps dans l'espace, [il] exprim[e] la durée en étendue, et la succession prend […] la forme d'une ligne continue ou d'une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer. » (EDIC, 75) Ainsi, la construction humaine du temps deviendrait spatio-temporelle et accréditerait « l'idée mixte d'un temps mesurable, qui est espace en tant qu'homogénéité et durée en tant que succession, c'est-à-dire, au fond, l'idée contradictoire de la succession dans la simultanéité »  (EDIC, 171-172, italiques ajoutés).

Dans quelle mesure Under the Volcano est-il tributaire d’un substrat bergsonien? Si l’on en croit Thomas York, la cohabitation en contrepoint du temps mesurable et de la durée intérieure des personnages est ce qui caractérise l’armature temporelle du roman.248 On pourrait objecter à York que cette durée intérieure, celle des monologues intérieurs auxquels il fait allusion, et qui sont en réalité la plupart du temps des monologues narrativisés, voire des montages de voix élaborés, donnés à lire comme la manifestation dialogique d’un débat intérieur propre à tel ou tel personnage, est aux antipodes de la « durée pure » bergsonienne, laquelle est écoulement continu indifférencié, et non pas juxtaposition de voix et de strates temporelles distinctes.

La critique lowryenne a effectivement parlé de spatialisation du récit dans Under the Volcano pour expliquer comment l’organisation linéaire — ou syntagmatique — du récit est constamment doublée par la super­structure circulaire dont nous avons parlé plus haut, mais aussi par le cloisonnement des chapitres, par les nombreuses digressions des personnages, par l’apparition de « genres intercalaires » (affiches, panneaux d’annonces, lettres, télégrammes, menus, dépliants touristiques, etc…) et par une pléthore d’échos textuels qui induisent une lecture paradigmatique ou « réflexive » tout en spatialisant le roman249. Cet effet de spatialisation agit comme un contrepoids tenace au déploiement purement linéaire du récit, et le fait déboucher sur des moments de stase qui l’immobilisent, le maintiennent en suspens pour mieux décliner l’inexorabilité d’un destin connu d’avance par le biais d’une lecture qui fonctionne par analogie, rappels, échos, et où la simultanéité finit par l’emporter sur la succession. Comme le résume parfaitement Terence Wright, le but de Lowry n’est pas tant de décrire le processus d’une chute que l’état de déchéance dont le Consul ne peut — ni ne veut — s’extirper :

‘Certainly Under the Volcano covers some length of time, moving chronologically from point A to point B, but fictional representation can hardly escape time in some aspect. Yet Lowry is not concerned with the Consul’s fate as a process, nor with the attempts to save him as a thing which may or may not be accomplished, but with the contemplation of a state of affairs—the state of affairs being that a man is in Hell.250

Tout contribue dans le roman à monumentaliser le destin consulaire, à le rendre archétypal en l’alourdissant de sens dans un espace littéraire où les correspondances et les analogies expriment l’infernal enlisement du personnage et l’efficacité poétique de la máquina infernal lowryenne. Les scènes où le Consul s’isole (notamment aux Chapitres V et X) sont, comme nous le montrerons plus loin, celles où de tels effets de stase atteignent leur paroxysme, et où l’enfer privé du protagoniste est le mieux suggéré : au temps spatialisé qu’évoquait Bergson se substitue un hors-temps, un espace infernal a-temporel où tout semble arriver en même temps et où, en définitive, plus rien ne peut changer. Les « stases consulaires » sont à l’image de la tendance générale du texte lowryen, à ceci près qu’elles en sont une forme paroxystique : elles saturent la dimension spatiale du texte en sollicitant massivement l’axe paradigmatique de la lecture. L’enfer réside dans l’enlisement analogique, qui nie – ou freine sans arrêt — la progression syntagmatique du texte.

Lowry trouve donc bel et bien un substrat philosophique chez Bergson, mais l’utilise en quelque sorte, a contrario : la « spatial form » qu’il donne à son roman va au-delà du temps spatialisé décrit par Bergson et propre à toute activité humaine ; elle en est même l’opposé, dans la mesure où elle tend à nier la succession que le temps mesurable du philosophe faisait paradoxalement cohabiter avec la simultanéité. Chez Lowry, la simultanéité finit par l’emporter sur la succession, jusqu’à l’occulter dans une infernale a-temporalité. Ce qu’il retient toutefois de Bergson, c’est que la notion du temps qui passe (et donc d’un temps spatialisé pour être mesuré, appréhendé) est nécessaire pour ne pas vivre une simultanéité chaotique. Dans Under the Volcano, la dimension autotextuelle (les auto-citations, les effets d’échos et autres retours du texte sur lui-même) et les nombreuses digressions ont pour effet de spatialiser le récit, de retarder, sans l’éradiquer, l’inéluctable déroulement linéaire : la notion du temps qui passe est toutefois sauvegardée, sauf lorsque la spatialisation se transforme en stase infernale. Comme nous le verrons plus loin, le ralentissement narratif provoqué par un tel phénomène génère alors des séquences textuelles favorisant l’émergence de montages dialogiques.

Notes
241.

Comme le montre clairement Sherrill Grace, « Aiken was also deeply impressed by Bergson, in particular by Creative Evolution (translated in 1931), and intrigued as he was by questions of time, memory, and consciousness, Lowry certainly realized Bergson’s relevance to his own work » (Grace 82, p. 126).

242.

United Nations World 4 (juin 1950), pp. 45-47.

243.

Fernando Atolnazin est cet ami mexicain dont Lowry s'est inspiré pour créer le personnage de Juan Cerillo, dont l'âme noble et le courage sont évoqués par Hugh au chapitre IV. Dans Dark as the Grave Wherein My Friend Is Laid, Sigbjørn Wilderness part, avec son épouse Primrose, à la recherche de son amiJuan Fernando Martinez, convoyeur de fonds au service de la Banco Ejidal, et découvre qu'il est mort sept années auparavant. Celui-ci est un alter ego d'Atolnazin et tous deux rappellent l'Indien convoyeur de fonds, trouvé agonisant au bord de la route dans le chapitre VIII de Under the Volcano.

244.

« Garden of Etla », p. 47.

245.

Sherrill Grace, dans Sursum Corda!/The Collected Letters of Malcolm Lowry, apporte, au sujet de cette citation faite par Lowry, les précisions suivantes : « I have not been able to locate this comment in Bergson, but Lowry’s ‘source’ is I. A. Richards. In Practical Criticism: A Study of Literary Judgment (New York: Harcourt, Brace, 1939), Richards writes: ‘It was Bergson, I think, who once described Time as resistance – the resistance namely against everything happening at once! Without inhibition everything in the mind would happen at once, which is tantamount to saying that nothing would happen or that chaos would return. All order and proportion is the result of inhibition; we cannot indulge our mental activity without inhibiting others.’ Practical Criticism was first published in 1929, with a second impression in 1930 during Lowry’s first academic year at Cambridge, where Richards was teaching, and Lowry was well aware of the significance of Richards’ work. If, as is likely, he read the book at that time, it is perhaps not surprising that by 1940 he had forgotten the source of this remark about time » (CL1, n. 4, p. 338).

246.

Dans Dark As The Grave Wherein My Friend Is Laid (New-York : The New American Library, 1968), Sigbjørn Wilderness, alter ego fictionnel de Lowry, explique cette philosophie de l’existence : « It was he [the bank manager], too, who had introduced Fernando to the philosophy of La Vida Impersonal, that of the ‘throwing away of the mind’, where every man was his own Garden of Eden. Personal responsibility is complete, though the life is all interior » (DATG, p. 239). L’expression « throw away your mind » rappelle aussi les exhortations que le Docteur Vigil (autre double fictionnel de Fernando) adresse à Jacques Laruelle dans les premières pages du chapitre I (UTV, p. 6).

247.

(1927 ; Paris : Presses Universitaires de France, 1976). Cité dans le corps du texte accompagné de la mention EDIC.

248.

« Clock-time, indicating linear progression and the measured passage of external phenomena, is marked and underscored in the novel by the ringing of church bells, references to clocks in cantinas, references to the Consul’s watch and to other people’s awareness of the time […], by train schedules, bus schedules, boat schedules, the tides of war […] and a strict accounting of the time elapsed between one drink and the next. […] Each of the other main characters has an inner life, and throughout Under the Volcano inner duration, or what the philosopher Henri Bergson has called la durée, is juxtaposed with clock-time. La durée takes the form of indirect interior monologues (Yvonne musing on Canada/Eridanus, the Consul on cantinas and other important matters, Hugh on his experience at sea, and so on). This juxtaposition of clock-with inner-time becomes the controlling device in the climactic Chapter X when the Consul confronts Hugh and Yvonne in the Salón Ofélia, but a certain amount of counterpointing between the two perceptions of elapsed time is present throughout the novel. » “Under the Volcano”: The Novel As Psychodrama, (Pн.D. Tulane University, 1982. Ann Arbor: UMI, 1982. réf. 8226705), pp. 12-13.

249.

« The changes Lowry made in his novel—telescoping chapters 4 and 5, and 11 and 12, using character point of view rigorously, recasting chapter 1 within a tight temporal framework symbolized by the backwards revolving, luminous wheel, above all, creating breaks and gaps between chapters—illustrate the direction in which he was moving. All these changes help to spatialize Under the Volcano, to break up traditional temporal sequence, and to force the reader to consider the book reflexively with a view, in Lowry’s words, to the “poetical conception of the whole” (Selected Letters, p. 59) »(Grace82, p. 40).

L’expression « spatial form » vient du critique américain Joseph Frank, qui l’avait appliquée à l’Ulysse de James Joyce. Victor Doyen, dans « Elements Towards a Spatial Reading of Malcolm Lowry’s Under the Volcano », English Studies, 50 (février 1969), pp. 65-74, fait également référence à l’article de Joseph Frank, « Spatial Form in the Modern Novel », Critics and Essays on Modern Fiction 1920-1951, ed. J.W. Aldridge, (New-York : Ronald Press, 1952).

250.

Terence Wright, « ‘Under the Volcano’, The Static Art of Malcolm Lowry », A.R.I.E.L., Vol. 1 N°4, (octobre 1970), p. 67.