Espionnite aiguë et tissage arachnéen de la signifiance

Au chapitre I du roman, Séñor Bustamente, patron de la cantina Cervecería XX, évoque le Consul en ayant recours à ce mot-valise haut en couleur :

‘Actually Sr. Bustamente seemed half convinced that M. Laruelle had been taken in, that Séñor Firmin had really been a sort of spy, or, as he put it, spider […] Sr. Bustamente was prepared to be sorry for the Consul even as a spider, sorry in his heart for the poor lonely dispossessed trembling soul tat had sat drinking here night after night, abandoned by his wife […] and, possibly, even by his country, and wandering hatless and desconsolado and beside himself around the town pursued by other spiders […] (UTV, 30, italiques ajoutés)’

Cet extrait marque le point de départ de l’élaboration d’une isotopie de la duplicité qui va acquérir une prégnance proportionnelle à l’accumulation d’échos textuels des deux homophones cités précé­demment. Dans ce passage, c’est le mot anglais « spy » (espion) qui est repris sous la forme incorrecte hispano-anglaise « spider ». Jusqu’ici, l’effet produit est comique et consiste en une métamorphose translinguistique du signifiant. Au chapitre V, les choses se compliquent : le Consul, qui vient de se réveiller après une sieste réparatrice, aperçoit Yvonne en compagnie de Hugh :

‘[…] Yvonne’s arms were full of bougainvillea, which she was arranging in a cobalt ceramic vase. “-but suppose he’s absolutely adamant. Suppose he simply won’t go … careful, Hugh, it’s got spikes on it, and you have to look at everything carefully to be sure there’re no spiders.” “Hi there, Suchiquetal!” the Consul shouted gaily, waving his hand, as the cat with a frigid look over her shoulder that said plainly, “I didn’t want it anyway; I meant to let it go,” galloped away, humiliated into the bushes. “Hi there, Hugh, you old snake in the grass!” (UTV, 141, italiques ajoutés)’

A cet endroit du roman, le texte devient, si l’on peut dire, plus épineux. Les mots s’entrecroisent dialogiquement et les double-sens affluent : le Consul, personnage-focalisateur du chapitre, est aussi le sujet de la conversation d’Yvonne et de Hugh. Tous deux sont en train de mettre au point une stratégie de sauvetage du Consul qui passe par une cure de désintoxication. En outre, ils croient ce dernier encore endormi et parlent donc librement de leur préoccupation commune. Le Consul surprend ainsi une conversation qu’il n’était pas censé entendre et joue en quelque sorte au « spider ». L’avertissement adressé par Yvonne à Hugh ne saurait être plus justifié : en effet, pour le lecteur rompu aux effets de surdétermination sémantique produits par la prose de Lowry, le signifiant « spider » renvoie manifestement à deux signifiés, l’araignée et l’espion, ce dernier étant le résultat d’une dialogisation du mot anglais par le sabir du roman. Notons que l’isotopie de la duplicité, dont l’aspect public–ou politique–avait été esquissé au chapitre I, trouve ici sa variante privée, ou plus précisément, conjugale. Celle-ci est d’ailleurs double et fondée sur la réciprocité car, si le Consul espionne son ex-épouse et son demi-frère, ces derniers sont perçus par le Consul comme des comploteurs et des traîtres, et désignés métaphoriquement comme tels. En effet, Suchiquetal, la déesse aztèque des fleurs aurait, selon la légende, désobéi en cueillant les roses d’un arbre et porté ainsi préjudice à elle-même et à sa descendance265 : quant au « snake in the grass », il fait allusion de manière transparente, par le biais d’un autre renvoi autotextuel266, à la liaison que Hugh aurait eue avec Yvonne. Espionnage et « espionnite », mais aussi trahison et infidélité conjugales, se trouvent ainsi déclinés dans cet extrait aux ramifications sémantiques multiples.

Toutefois, c’est au chapitre XII que le public et le privé fusionnent dans l’espace mental du Consul agonisant. Celui-ci, après avoir été appréhendé au Farolito par la para-police fasciste locale, est accusé de falsification et de dissimulation d’identité :

‘“What for you lie?” the Chief of Rostrums repeated in a glowering voice. “You say your name is Black. No es Black.” He shoved him backwards towards the door. “You say you are a wrider.” […] “You are no a de wrider, you are de espider, and we shoota de espiders in Méjico.” […] The Chief caught him by the throat. “You Al Capón. You a Jew chingao.” The Consul shook himself free again. “You are a spider.” (UTV, 371)’

Les fascistes mettent leurs menaces à exécution et font feu sur le Consul. Il s’ensuit un long passage–correspondant à l’agonie du Consul avant qu’il ne soit jeté dans la barranca–au cours duquel son esprit produit un curieux montage du film de sa vie :

‘He was in Kashmir, he knew, lying in the meadows near running water among violets and trefoil, the Himalayas beyond, which made it all the more remarkable he should suddenly be setting out with Hugh and Yvonne to climb Popocatepetl. Already they had drawn ahead. “Can you pick bougainvillea?” he heard Hugh say, and, “Be careful,” Yvonne replied, “it’s got spikes on it and you have to look at everything to be sure there’re no spiders.” “We shoota de espiders in Mexico,” another voice muttered. And with this Hugh and Yvonne had gone. (UTV, 374)’

Dans cette mini-synthèse des événements de cette fatidique journée, mais aussi de la vie du Consul tout entière où le passé (son enfance en Inde) et le présent (son assassinat au Mexique) se télescopent, il n’est guère surprenant de retrouver des bribes de discours d’un passé tout récent. L’effet d’auto-citation programmé par le texte semble d’autant plus naturel qu’il paraît occasionné par les circonstances diégétiques de la mort imminente du Consul. C’est dans son esprit que l’isotopie de la duplicité trouve son parachèvement et que la trahison conjugale et la duplicité politique sont juxtaposées. Dans les deux cas, le Consul est traité, métaphoriquement ou littéralement, de « spider » et d’« espider », deux variantes langagières d’un même chef d’accusation qu’il ressent comme une injustice : il est le bouc émissaire – the « tragic goat » – d’un malentendu politique (il n’est pas l’auteur du télégramme que les sinarquistas découvrent dans la poche de sa veste) et la victime, en grande partie responsable, il est vrai, de l’infidélité d’Yvonne et de la trahison du demi-frère/faux-frère267. Ainsi, par le biais de ces deux auto-citations juxtaposées et recontextualisées, la tragédie privée et la tragédie publique du Consul se rejoignent dans la polysémie active et constamment réactivée du mot dialogisé.

Notes
265.

Voir Companion, note 145.1, pp. 203-204.

266.

L’allusion est en effet claire pour le lecteur qui se souvient que, quelques pages plus haut, le Consul avait accueilli le chat de Quincey en l’appelant « my-little-snake-in-the-grass-my-little-anguish-in-herba » au moment précis où son voisin l’informait que Hugh était rentré de Mexico et qu’il l’avait vu partir en promenade avec Yvonne (UTV, p. 134). Il est évident que le ton familier et jovial du Consul masque en réalité une accusation de perfidie traditionnellement associée au serpent et doublement motivée par l’effet de contiguïté métaphorique que nous avons signalé.

267.

Rappelons, toutefois, que l’infidélité d’Yvonne n’est pas corroborée de façon explicite par le texte : elle ne peut être que supposée, au même titre que la « trahison » de Hugh. L’essentiel de ce passage réside dans la vision paranoïaque du Consul, pas dans la légitimité des accusations qu’il porte contre eux.